Isabelle Mordant-Durvye (X92) Une existence de mozartienne
Parfois connue pour son livre Mystère de la fragilité, Isabelle Mordant est une polytechnicienne et ingénieur civil des Ponts éprise de musique, une facette de sa personnalité qu’elle est heureuse de nous faire découvrir.
Ces étiquettes qu’on vous colle ! L’honnête homme n’existe plus. Il n’y en a que pour le spécialiste, l’expert. Une habitude, sans doute importée d’outre-Atlantique ; et du journalisme. Nous y perdons une importante spécificité nationale, elle fut tout un temps un axe de notre système éducatif et culturel.
Je fais preuve ici d’égocentrisme : je suis connu et reconnu en tant que chimiste. Outre le chercheur, n’y eut-il pas aussi l’enseignant ? Quid de mon activité, pourtant sérieuse et engagée, d’historien des sciences ? Quid de mes essais littéraires, reconnus néanmoins par Johns Hopkins lorsque cette université me confia un enseignement de littérature ?
Après ce cri du cœur, si je choisis de donner la parole ici à Isabelle Mordant, sur les opéras de Mozart, c’est avec le même souci de complétude, ne restreindre quiconque à une facette – combien même courageuse et exemplaire !
Issue d’une famille éprise de haute culture, et y contribuant, elle épousa en octobre 1997 Paul, son camarade de promotion, corpsard des Mines (elle se donna les Ponts). Ces deux sportifs se rencontrèrent à la piscine de l’École. Ils eurent deux fils, qu’on peut qualifier de surdoués : l’aîné, Thomas, normalien Ulm à 17 ans malgré une importante infirmité, et à présent docteur en mathématiques, dont elle relata le parcours dans son ouvrage cité plus haut ; et Pierre, X18, leur « cadeau du bon Dieu ».
Cosi fan tutte
Comme dans nombre d’autres portraits de cette série, son amour de la musique me fit la choisir. Quelle musique ? Les opéras de Mozart, surtout. Cette passion lui fut inculquée toute jeune : « C’est un de mes plus anciens souvenirs, mais il est très vif dans mon esprit. Je n’ai pas plus de trois ans. Ma mère écoute, sur le “tourne-disque” plus haut que moi, l’opéra Cosi fan tutte, plus précisément le trio Soave sia il vento, dans lequel deux jeunes filles pleurent le départ de leurs fiancés, accompagnées d’un vieil ami. Je lui demande ce que c’est, elle me répond : “Écoute les dames, elles sont tristes, elles pleurent.” Je me rappelle très précisément la pensée qui a traversé ma tête de tout petit enfant : Il y a donc un pays où, quand on pleure, ça fait ce son-là. »
Cosi pensa ella
« C’est ma première vraie réflexion sur la musique et, quarante-sept ans plus tard, elle correspond encore à ce qu’est la musique pour moi. Un pays, étranger mais accessible à tous (nul besoin de quitter sa chambre pour le visiter, nul besoin d’une formation pour ressentir et apprécier ce qu’il nous offre). Un pays où le chagrin devient beauté. Un pays où l’on peut s’évader des difficultés quotidiennes, mais où l’on retrouve, transcendés, ses sentiments les plus intimes, exprimés dans un langage universel par un compositeur inconnu, lointain, le plus souvent disparu, qui pourtant nous rejoint au plus profond de nous-mêmes. Pour moi, et depuis ce jour, la musique, c’est bien plus qu’un art, qu’un loisir, qu’un divertissement. C’est une nécessité. »
“Un pays où l’on peut s’évader des difficultés quotidiennes, mais où l’on retrouve, transcendés, ses sentiments les plus intimes.”
Les voix sur scène
Son instrument préféré ? La voix humaine : « Aucun intermédiaire entre l’être humain qui interprète la musique et celui qui l’écoute… » Ses chanteurs et chanteuses favoris ? Maria Callas, « pour son engagement absolu et ses interprétations géniales ». Anna Netrebko dans sa maturité. Peter Mattei, « pour l’évidence de son chant et sa présence en scène ».
Le concert le plus mémorable auquel elle assista ? « L’Enlèvement au sérail à l’Opéra de Paris, mis en scène par Giorgio Strehler, en 1984. Des places au fond d’une loge, il fallait rester debout pour voir la scène, ça en valait la peine et, du haut de mes dix ans, je n’ai pas senti un instant de fatigue. Une mise en scène en ombres chinoises (il me semble), très jolie. Kathleen Battle en Blonde – la seule fois où elle a daigné chanter à Paris, je crois. La musique de Mozart, sublime évidemment. J’entends et je revois encore l’ouverture et l’entrée de Belmonte. Et, pour moi, une “première fois”, surtout. J’étais fascinée. Jamais le disque ou la vidéo ne me procureront cette émotion que j’éprouve à entendre la musique jouée dans une salle. »
La vie de l’âme
Et son œuvre préférée ? « Les Noces de Figaro, œuvre dans laquelle j’admire – je découvre même – à chaque écoute et sans jamais m’en lasser, toute la complexité des sentiments humains si subtilement mis en musique par Mozart, et sans aucun jugement… Une œuvre où le rire et les larmes se mêlent souvent – comme dans la vraie vie. »
Pour en savoir plus :
- Sylvain Fort, La musique souvent nous prend comme une mer, Le Passeur, 2023.
- Georges Duhamel, La Musique consolatrice, éditions du Rocher, 1944.
- Isabelle Mordant, Mystère de la fragilité, éditions du Cerf, 2019.