J.-P. Bourguignon (X66) : Il est temps de stopper l’hémorragie mathématique
Ces dernières décennies les mathématiques ont continué leur développement spectaculaire et connu une explosion de leurs champs d’application. Aujourd’hui le monde économique exprime un besoin immense de mathématiciens. La France occupe une place de choix dans la réponse à ces besoins, mais cette position est menacée. Si dans notre pays la recherche est toujours au plus haut niveau, l’affaiblissement de l’investissement dans la formation tant supérieure que primaire et secondaire risque fort de compromettre l’avenir.
Pour répondre à la question des nouveaux besoins en mathématiques, il est indispensable de connaître la situation des mathématiques en elles-mêmes et leur rapport actuel et futur à la société.
Un impact accru des mathématiques
Dans « 100 ans de mathématiques » – ma contribution au livre Les polytechniciens dans le siècle 1894–1994 publié sous la direction de Jacques Lesourne (X48) pour le bicentenaire de l’École polytechnique –, je discute le développement exceptionnel qu’ont connu les mathématiques au XXe siècle, tant en elles-mêmes que par la variété et l’intensité de leurs interactions et de leurs usages.
Dans les trente dernières années, avec le développement massif de la collecte et de l’analyse des données, avec les nouvelles capacités de modélisation permises par l’énorme croissance de la puissance de calcul disponible, la réduction de son coût et l’universalité de son accessibilité, l’impact accru des mathématiques décrit dans cet article a pris une nouvelle dimension, avec des conséquences majeures qu’il convient d’analyser dans leur diversité en identifiant les exigences qui en découlent. Je voudrais discuter cette question sous trois angles : le contenu thématique, les besoins de formation et l’organisation de la recherche.
Les thématiques actuelles
Commençons par le contenu thématique. Le développement de la discipline en silos, qui avait dominé son explosion des années 1940 à 1960, a été battu en brèche par les développements des vingt dernières années, avec de multiples fertilisations croisées entre branches mathématiques, mais aussi sous l’influence d’interactions avec d’autres disciplines et de problématiques extérieures. Il est donc devenu une évidence à beaucoup de mathématiciens qu’il leur revenait de défendre l’unité des mathématiques, nombre d’applications s’inspirant et utilisant des résultats de parties plus fondamentales, et quelquefois de façon assez inattendue. C’est un effet de la sérendipité, qui fait que de nouveaux concepts ont un impact bien au-delà du domaine où ils naissent. Vu la profusion de nouveaux résultats dans de nombreuses parties des mathématiques, je me concentrerai ici sur les tendances lourdes faisant évoluer l’architecture générale de la discipline.
L’explosion de la théorie des probabilités
Dans la période récente, la théorie des probabilités a connu des développements importants et une reconnaissance au plus haut niveau : dans les vingt dernières années, pas moins de trois médailles Fields ont récompensé des probabilistes – dont deux Français, Wendelin Werner et Hugo Duminil-Copin –, attestant de la très haute qualité de l’école française. Des approches probabilistes se sont développées aussi bien en analyse, avec des progrès importants dans les équations aux dérivées partielles stochastiques, qu’en géométrie, avec les marches aléatoires dans les groupes et l’importance prise par la théorie ergodique.
L’influence de l’informatique
Le développement considérable de l’informatique, domaine d’interaction des mathématiques par excellence, a stimulé de nombreuses recherches en combinatoire. Cela a contribué à mieux considérer des objets discrets (par opposition à continus) et aussi moins réguliers. C’est le cas notamment des espaces irréguliers comme la Toile, où l’on peut définir une notion de distance avec des propriétés minimales comme l’existence de plus courts chemins entre deux points quelconques.
La place maintenant centrale que la collecte et l’analyse de données ont prise dans de nombreux champs de la connaissance a évidemment eu un impact sur le développement des mathématiques pertinentes pour leur traitement. Cela résulte du changement assez radical du paradigme sous-tendant l’intelligence artificielle (IA), qui s’appuie de plus en plus sur des approches stochastiques appliquées à de vastes ensembles de données qui fondent l’apprentissage automatique (machine learning). Les impacts de l’IA attendus dans le monde industriel – on parle d’industrie 4.0, voire 5.0 –, mais aussi dans beaucoup d’aspects de la vie quotidienne, relèvent massivement de développements mathématiques.
La révolution de la génomique
Le champ statistique a donc acquis un rôle accru dans les mathématiques, quelquefois en leur empruntant des outils récents comme les réseaux de neurones. On doit aussi noter l’importance qu’y a prise l’approche bayésienne, longtemps sous-représentée en France ; des efforts notables restent à faire dans cette direction.
Cette place plus grande des statistiques est aussi due à l’intensification des relations entre mathématiciens et biologistes, après la révolution de leur discipline liée à l’identification du rôle de l’ADN. Une autre dimension vient de la place centrale des développements de la biologie en « ‑omique » – comme la génomique. Cela a rendu nécessaire la considération d’objets discrets d’une grande complexité par leur conformation géométrique, dont la compréhension sera essentielle dans la médecine de demain.
Les nouvelles possibilités de modélisation
Dans les derniers trente ans, la puissance de calcul – on parle de HPC pour High Performance Computing – a crû massivement. Cela a donné une impulsion formidable à la modélisation et à la simulation. Au-delà de la possibilité de faire des calculs plus précis, des domaines jusqu’alors inaccessibles à une approche mathématisée ont pu être abordés.
Il ne s’agit pas seulement de la taille, et donc du réalisme, des modèles mais aussi de la vitesse à laquelle les calculs ou les simulations peuvent être menés à bien. Cela va, dans certains cas, jusqu’à pouvoir intervenir en temps réel dans des situations complexes, grâce à l’accès généralisé à des outils de calcul puissants – pensez à ce que peut faire votre téléphone portable ! Un des effets est le progrès spectaculaire dans le traitement des images et des sons, autant pour leur captation que pour leur compression en vue de leur transmission. Ces possibilités jouent un rôle considérable dans la place prise par les images dans nos sociétés.
Venons-en maintenant aux besoins de formation en distinguant les niveaux avancés et de base, car la façon de les aborder diffère beaucoup.
La formation avancée en mathématiques
Considérons d’abord la formation avancée en mathématiques. La variété des interactions des mathématiques ayant crû de façon significative, il convient que, suffisamment tôt dans leur apprentissage de la discipline, un grand nombre d’étudiants et d’étudiantes soient confrontés à la façon dont elles contribuent à d’autres sciences et à d’autres domaines d’activité. L’objectif est de leur faire percevoir les différents processus par lesquels l’approche mathématique se révèle féconde. L’implication précoce dans des projets de nature académique ou dans un environnement industriel ou de services doit prendre une place plus grande dans la formation que par le passé. Cela va de pair avec la nécessité de donner aux étudiants et étudiantes une réelle autonomie par leur maîtrise d’outils informatiques, tant logiciels que de programmation.
Prendre en compte les besoins de l’économie
Un des nouveaux défis de la formation avancée est la croissance de la demande du secteur économique, les grandes entreprises comme les PME – ce qui est nouveau – pour des étudiants et étudiantes ayant une maîtrise des outils de l’IA et de la modélisation. Beaucoup de chefs d’entreprise savent qu’une modification des profils de leur personnel dans cette direction conditionne la réussite des transitions tant énergétique qu’en matière d’IA. Cela se traduit par beaucoup plus de recrutements de diplômés de masters à dominante mathématique, une des causes de la difficulté de recruter des professeurs de mathématiques dans l’enseignement secondaire.
“La discipline a perdu 8 % de ses postes universitaires, quand le nombre des étudiants augmentait de 20 %.”
Avec la meilleure offre salariale du secteur privé, cela présente le risque de voir un nombre significatif des meilleurs étudiants se détourner de la préparation d’un doctorat. Celui-ci acquis, le problème demeure : les débuts de carrière académique toujours peu rémunérés – malgré les progrès de la loi de programmation pluriannuelle sur la recherche –, et les recrutements tardifs sur des postes stables peuvent être des repoussoirs.
Dans les derniers dix ans, la discipline a en effet perdu 8 % de ses postes universitaires, quand le nombre des étudiants augmentait de 20 %. La situation est devenue critique : le nombre de postes à pourvoir en mathématiques doit croître rapidement. Une prise de conscience de la gravité de cette situation au niveau politique est indispensable alors que la France est encore vue, à l’échelle internationale, comme un pays majeur de la discipline, comme l’atteste le nombre de contrats du Conseil européen de la recherche obtenus en France.
L’expérience de « Mathématiques A Venir » en 1987
En 1987, la communauté mathématique tout entière s’était mobilisée en organisant le colloque « Mathématiques A Venir » à l’X sur une suggestion et avec le soutien de Bernard Esambert (X54), alors président du conseil d’administration, que j’avais alerté. Ce fut la première collaboration de la Société mathématique de France et de la Société de mathématiques appliquées et industrielles, nouvellement fondée. L’objectif était de faire le point sur l’évolution de la discipline, mais surtout de tirer le signal d’alarme devant l’affaiblissement de la composante universitaire après une dizaine d’années de confiscation des postes vacants en mathématiques pour développer l’informatique naissante.
Dès 1988, la création d’une direction mathématique à la Direction de la recherche et des études doctorales du ministère signifiait que le message avait été reçu. A suivi un retour rapide des postes qui avaient été, d’une certaine façon, confisqués. Cela a fait des années 1990 une période florissante pour les mathématiques françaises, symbolisée par les médailles Fields de Jean-Christophe Yoccoz et de Pierre-Louis Lions.
Les assises des mathématiques de 2022
En 2022, pour préparer et organiser les assises des mathématiques, une autre approche a été suivie. C’est l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions du CNRS qui les a mises sur pied avec quelques partenaires institutionnels. Des groupes de travail ont préparé des rapports substantiels – disponibles sur le site des assises – notamment sur l’impact des mathématiques sur la vie économique, estimé à 15 % de l’activité avec plus de 3 millions d’emplois à la clé. Des études en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas ont donné des chiffres similaires, et la tendance est clairement croissante.
La formation de base en mathématiques
Venons-en maintenant à la formation de base. Il va de soi que la présence généralisée de savoirs mathématiques fondamentaux dans la vie quotidienne et dans les activités économiques exige qu’acquérir des connaissances de base soit un objectif à atteindre pour toute la population, une condition de sa participation informée à la vie collective.
Malheureusement, les signaux que donnent les enquêtes internationales PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves) ou TIMSS (Trends in Mathematics and Science Study) récentes ne sont pas bons, la France échouant à permettre l’acquisition des connaissances de base pour une large partie de la population. La grande difficulté à recruter des professeurs des écoles ayant un socle solide de connaissances en sciences, et en particulier en mathématiques, est à ce propos une grande source d’inquiétude. Un plan ambitieux pour redresser la situation est indispensable. Le ministre affirme qu’il va le mettre en place. C’est une urgence absolue. Le recrutement de professeurs de mathématiques du secondaire est aussi problématique avec, depuis plusieurs années, moins de candidats et de candidates que de postes à pourvoir.
L’aberrante réforme du lycée
C’est dans ce contexte qu’est arrivée la réforme du lycée, diminuant en premières et terminales drastiquement l’exposition aux mathématiques d’un grand nombre d’élèves, avec un impact particulier sur les filles – moins de 36 % de filles gardent un parcours de maths de 6 h ou plus en terminale, contre 47,5 % en 2019 ! Convaincre plus de jeunes filles qu’elles peuvent faire des études de mathématiques avec succès est pourtant un impératif absolu. Peu de réformes ont eu un effet aussi considérable en si peu de temps, et dans ce cas dans une direction tout à fait erronée – en 2021, 130 000 élèves suivent trois enseignements scientifiques en première, comme dans l’ancienne première S ; ils étaient 200 000 avant la réforme. Un non-sens !
Parmi les personnes qui se sont exprimées publiquement pour dénoncer le péril majeur que la réforme crée, on trouve de nombreux chefs d’entreprise, précisément pour les raisons exposées précédemment, à savoir les besoins grandissants de personnes à l’aise avec les mathématiques, sans parler du plus grand nombre de spécialistes à embaucher.
Un collectif regroupant un grand nombre d’associations scientifiques et professionnelles a fait un travail en profondeur pour documenter les effets de la réforme et faire des propositions pour redresser la situation d’urgence. Le ministère semble buté sur une attitude refusant de voir que la structure même de la réforme est en cause. Les mesures cosmétiques consistant à réintroduire une dose minimale de mathématiques en première ne résoudront rien, voire aggraveront la situation, comme l’a dénoncé le collectif.
L’organisation de la recherche mathématique
La modification de l’organisation de la recherche qui s’impose est déjà bien entamée. Beaucoup d’institutions ont compris la nécessité de sortir d’une politique de silos et de développer plus d’interdisciplinarité impliquant des mathématiciens. J’ai déjà souligné la nécessité de préparer les étudiants tôt dans leur cursus à ce type d’échanges. Un des développements nouveaux est le fait qu’un certain nombre d’entreprises, spécialement dans les Gafa, ont créé des équipes de recherche en mathématiques en laissant plus de liberté, qu’il est usuel dans le monde des entreprises, à leurs chercheurs. Un défi à la recherche publique.
Une grande cause nationale
Devant le défi de rendre la France – pays reconnu pour son expertise en mathématiques – en mesure de contribuer aux nouveaux développements et de répondre au besoin pressant d’avoir une population capable d’évoluer confortablement dans une société où les mathématiques jouent un rôle très multivalent, un plan de grande ampleur s’impose. C’était l’ambition des assises des mathématiques 2022. Comme le disait une députée lors d’une des tables rondes, vu son importance et la variété des actions à mener, cette bataille doit devenir une grande cause nationale, au-delà de la communauté mathématique.
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Titulaire d’un doctorat en théorie algébrique des nombres réalisé au sein de l’A2X à Bordeaux, j’ai opté pour un enseignement de proximité dans une structure privée, consciente, suite à quelques vacation au sein de l’EN que je ne pouvais pas réellement aider mes élèves. Et sincèrement je suis découragée et finalement très en colère face l’inertie et le mutisme des enseignants car ils sont 800000 malgré tout, et cela compte, devrait pouvoir peser. Comme d’autres, et vous le rappelez, je n’ai de cesse d’alerter, notamment Cédric Villani, sur l’aberration de cette réforme du bac dont on mesure encore mal les conséquences dramatiques en mathématiques. Merci infiniment de prendre la défense de cette discipline ô combien structurante et profondément égalitaire quand on ne cesse pourtant de la présenter comme élitiste ; quand ce n’est pas « genrée » voire « raciste ». On est lassés de ces caricatures absurdes et de cet acharnement.
Ci-dessous, quelques tribunes sans aucun effet concret malheureusement ; restons groupés pourtant :
https://www.instruire.fr/actualites/entre-etat-des-lieux-et-etat-durgence.html
https://www.instruire.fr/actualites/lettre-ouverte-a-cedric-villani.html
https://nouveau-monde.ca/des-machines-et-des-profs/