Jadis et naguère
L’édition d’enregistrements de musique dite classique ne se porte pas bien, et, pour survivre, se livre à toutes sortes d’expédients, dont certains auraient provoqué il y a vingt ans un formidable éclat de rire, comme la publication d’anthologies de mouvements isolés de symphonies ou de concertos, sans parler de certains musiciens qui n’ont de remarquable que leur tenue vestimentaire ou l’extravagance de leur style de jeu : il faut bien vivre, en ces temps de consommation de masse.
France-Musique n’échappe pas à la règle, qui ne livre en pâture à nos oreilles avides, aux heures de grande écoute, que des extraits d’œuvres, musique en miettes qui d’ailleurs remplit les maigres intervalles laissés par le bavardage pontifiant et les interviews de complaisance de pauvres journalistes.
Aussi, vous qui aimez la musique, camarades, ne vous résignez pas à sa mort annoncée, achetez des disques, et soutenez les éditeurs sérieux et les interprètes honnêtes par tous les moyens dont vous disposez. La vraie musique – celle de Bach et de Duke Ellington – est en danger !
Jacqueline du Pré, violoncelliste, et Maxim Vengerov, violoniste
La carrière relativement brève de certains interprètes et leur mort prématurée les nimbent parfois d’une aura qui contribue à leur légende. Ainsi de Kathleen Ferrier, de Ginette Neveu, de Samson François… Jacqueline du Pré, qui interrompit sa carrière à 27 ans, frappée par une maladie qui ne pardonne pas et qui devait l’emporter quelques années plus tard, n’échappe pas à la règle.
La violoncelliste – anglaise, comme son nom ne l’indique pas – fut réellement une apparition fulgurante, et un coffret qui reprend quelques-uns de ses principaux enregistrements avec orchestre1 en témoigne : y figurent huit concertos : le 1er de Haydn – découvert en 1961 –, ceux de Boccherini, de Schumann, de Monn (milieu du XVIIIe siècle), de Dvorak, de Delius, le 1er de Saint-Saëns, et enfin le Concerto d’Elgar, suivis par Don Quichotte de Richard Strauss.
Il y a eu de superbes violoncellistes – comme Casals, Navarra, Fournier, Tortelier – il y en a encore, Anne Gastinel, par exemple ; mais ce qui rend Jacqueline du Pré unique, c’est la fougue extraordinaire qui l’anime, soutenue par une technique sans faille et un son chaud et plein, qui font que l’on ne peut la comparer qu’à Maxim Vengerov (violon) aujourd’hui. Même les afféteries post-baroques de Monn, même les mondanités musicales de Saint- Saëns sont jouées par elle comme si sa vie était en jeu. Mais, bien entendu, les Concertos de Dvorak, de Schumann, et plus encore celui d’Elgar, semblent être sa musique.
Pour le moment, aucun autre enregistrement de ces œuvres n’atteint à une telle émotion.
Maxim Vengerov, lui, est bien vivant, et vient d’enregistrer, avec le London Symphony dirigé par Rostropovitch (avec qui il avait joué au Barbican, à Londres, pour le 200e anniversaire de l’X, le 1er Concerto de Chostakovitch), les Concertos de Schedrin (Chédrine) et de Stravinski, et la Sérénade mélancolique de Tchaïkovski2. Le Concerto de Schedrin est dédié à Vengerov ; c’est une de ces œuvres de musique contemporaine comme on aimerait en découvrir plus souvent, ayant digéré les acquis de l’école de Vienne mais rien moins que cérébrale, chaleureuse et très russe… comme le Concerto de Stravinski, tendre, drôle et vif, rappelant l’Histoire du Soldat. Quant à la Sérénade de Tchaïkovski, le jeu de Vengerov est merveilleusement adapté à son lyrisme amer et exacerbé.
Nikolaï Luganski, pianiste, Marcelo Alvarez, ténor, Gérard Lesne, alto
Il est admis que Luganski est un des grands de la nouvelle école russe, une sorte de Guillels de demain, et son enregistrement des Études des opus 10 et 25 de Chopin donne à chacun la possibilité de juger sur pièces3.
Technique éblouissante, toucher subtil, tout est là pour une interprétation exemplaire. Et pourtant, il y manque ce presque rien, cette touche de génie perceptible on ne sait comment, que possèdent Vengerov et Fazil Say, et que seule la vie pourra conférer à Luganski, si le succès tôt venu ne l’en dispense pas.
Marcelo Alvarez est un excellent ténor argentin qui a entrepris d’enregistrer les tangos mythiques du légendaire Carlos Gardel, né à Toulouse4 et Argentin lui aussi. Ils y sont tous, El dia que me quieras, Por una cabeza, Golondrinas, etc. Le style bel canto d’Alvarez choque un peu dès l’abord, surtout comparé à la voix rauque et chaude de Gardel, avec qui le CD le réunit en un improbable et virtuel duo (le tango Mi Buenos Aires querido).
Mais la qualité des musiciens, parmi lesquels Nestor Marconi au bandonéon, fait de ce disque un petit bonheur, que l’on écoutera en cachette, délaissant un instant Bach et Mahler, avec une bouteille d’un bon vin bien tannique, à l’ombre d’un feuillage automnal qui porte à la mélancolie.
Tout aussi automnale et plus mélancolique encore est l’Ode sur la mort de M. Henry Purcell, de John Blow (1649- 1708), qu’ont enregistrée Gérard Lesne, Steve Dugardin, alto lui aussi, et l’ensemble “ La Canzona ”5. C’était une époque où l’on savait écrire, sur un poème conventionnel, à l’occasion d’un événement officiel, une musique exquise et rien moins qu’ennuyeuse. Purcell avait été l’élève de Blow, le dépassa, et mourut avant lui.
Le disque réunit intelligemment des musiques entrecroisées de Blow et Purcell, instrumentales et vocales, jusqu’à l’ode finale. On connaissait Purcell et ses airs souvent inspirés – le meilleur de la musique anglaise – et l’on découvre Blow, élégant, sachant trousser une fugue rigoureuse au clavier comme un “Ground” (forme apparemment propre à l’outre-Manche) vivace et orné.
Les voix des alti masculins, pures de tout vibrato, confèrent à cette musique délicieuse ce qu’il faut de distance pour que même les réfractaires à la musique baroque y prennent du plaisir.
À écouter parmi des fleurs, en buvant un thé subtil et léger, donc surtout pas un thé anglais, mais par exemple un thé vert de Chine…
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1. 4 CD EMI 5 67341 2
2. 1 CD EMI 5 56966 2
3. 1 CD ERATO 85738 02282
4. 1 CD SONY 099706 184027
5. 1 CD VIRGIN 5 45342 2.