Jean Couzy (42) Un alpiniste d’exception, des Pyrénées à l’Himalaya
Il y a un peu plus de cinquante ans, le 2 novembre 1958, Jean Couzy (42) était victime d’une chute de pierres au cours de l’ascension du Roc des Bergers, dans les Hautes-Alpes. Alpiniste d’exception, » il a ouvert ou répété, de l’Olan au Makalu, les plus beaux itinéraires du Monde « .
Une nuit étoilée, froide et limpide, peuplée d’arêtes granitiques comme d’autant de cathédrales, dont le cortège rocheux ferme la haute vallée du Lys. Au fond de cet amphithéâtre, une paroi abrupte où s’arrête le regard : le pic oriental des Crabioules.
Nous sommes le 27 juin 1948. La montagne n’est pas encore cette force contraire qui abrégera, dix ans plus tard, un destin hors du commun ; elle est le témoin secret de nos recherches d’absolu. Ce jour-là, Jean Couzy va enrichir le pyrénéisme d’une contribution majeure ; il signera la seconde le 15 juin 1958, dans la face nord du Petit Vignemale.
Dans l’intervalle, cette discipline connaîtra une nouvelle jeunesse, très technique : le sixième degré envahit les topos et l’escalade artificielle autorise toutes les audaces. Quant à Jean Couzy, des ascensions plus célèbres vont couronner sa vie, « l’une des plus magnifiques carrières d’alpiniste de tous les temps« 1.
Un cheminement spirituel
Membre de l’expédition à l’Annapurna en 1950, Couzy s’illustre par son rayonnement communicatif, des premières reconnaissances au sauvetage des cordées qui redescendent des 8078 mètres du sommet. « Merci Couzy », écrira simplement Louis Lachenal, très éprouvé, dans ses Carnets du Vertige. Et Maurice Herzog ajoutera2 : » Terray ou Couzy auraient certainement été capables de diriger une telle expédition. » Pourtant, à son retour en France, Couzy est laissé dans l’ombre des superlatifs qui célèbrent la victoire symbolique, sur la scène mondiale, d’un pays convalescent. Au demeurant, sa conception de l’alpinisme comme expression d’un cheminement spirituel ne s’accordait pas aux médiocrités d’une gloire facile.
En 1954, le Comité de l’Himalaya lui renouvelle sa confiance pour une tentative au Makalu (8463 m). Il met au point des inhalateurs à oxygène, éléments décisifs de la réussite britannique à l’Éverest un an plus tôt. L’expédition n’atteint pas le sommet du Makalu, mais le 22 octobre, Couzy et Terray enlèvent à marche forcée le Chomo Lönzo (7 796 m), en territoire tibétain.
La seconde expédition nationale au Makalu, en 1955, est un succès sans mélange : des études géologiques remarquées couronnent l’aventure sportive, et toute l’équipe, galvanisée par Couzy, foule la cime de la cinquième plus haute montagne du monde. Notre camarade André Vialatte (36) est au nombre des vainqueurs3.
Les ascensions de Jean Couzy s’imposent comme des défis à l’intelligence sur des montagnes parfaites
Les parois les plus difficiles
Entre deux entraînements à Fontainebleau, Couzy enchaîne aussi les parois les plus difficiles des Alpes, souvent avec René Desmaison : la face nord directe de la Cima Grande, la face nord-ouest de l’Olan, la première hivernale de la face ouest des Drus, l’arête nord de l’Aiguille Noire de Peuterey, et un triple itinéraire dans la face nord des Grandes Jorasses. Morceaux de bravoure à l’avant-garde de l’alpinisme ou enjeux d’une compétition géopolitique, les ascensions de Jean Couzy s’imposent toutes comme des défis à l’intelligence sur des montagnes parfaites, archétypales.
Cinquante ans plus tard, ses critères esthétiques, rapidité d’exécution et pureté technique du geste, font toujours référence.
Droit comme une épée
Nous qui n’avons pas eu l’heur de le connaître, nous voici engagés, en quête de mémoire, dans la face nord-est des Crabioules, ouverte comme une partition que l’on peut rejouer indéfiniment. On ne compte guère plus d’une cordée par an dans cette voie trop sauvage pour devenir classique. Seuls les schistes surplombants du socle brisent la perspective, avec la consistance troublante d’une pile d’assiettes ; mais bientôt la muraille se remonte « droit comme une épée « , sur un granit franc et compact.
Le passage-clé se franchit en escalade artificielle, deux longueurs au-dessus du petit névé suspendu à mi-hauteur, lorsqu’on bute sous un toit proéminent, lézardé de grandes fissures. À gauche, où nous envoie la description de Patrice de Bellefon, les pitons ne tiennent pas. N’en déplaise à ce distingué pyrénéiste, dont les Cent plus belles courses font l’éloge de » la Couzy « , nous sortons finalement à droite, dans une ambiance aérienne extraordinaire. Le toit franchi, on s’envole littéralement jusqu’à la cime frontalière, d’un seul trait.
Les plus beaux itinéraires du monde
En cours de route nous dépassons de vieux pitons, non sans émotion. Jean Puiseux, le compagnon de sa dernière course, aurait peut-être reconnu ces » pitons qui sont signés Couzy : très solides, mais plantés dans des positions où ils sont relativement faciles à récupérer« 4.
La sérénité lointaine de ceux qui ont échangé une partie d’eux-mêmes
Quand la vallée nous recueille après treize heures d’effort et d’émerveillement, nous goûtons la sérénité lointaine de ceux qui ont échangé une partie d’eux-mêmes, selon le mot de Saint-Exupéry. La partition se referme, Couzy le compositeur n’est plus.
Notre éminent camarade est décédé d’une chute de pierres le 2 novembre 1958 au cours de l’ascension du Roc des Bergers, dans les Hautes-Alpes. Il repose dans le cimetière du village de Montmaur, où l’on peut lire cette épitaphe : » Jean Couzy, 1923–1958. Alpiniste d’exception qui a ouvert ou répété, de l’Olan au Makalu, les plus beaux itinéraires du monde. »
Père de quatre enfants, il était ingénieur militaire de l’air et chevalier de la Légion d’honneur.
1. L. Terray, Les conquérants de l’inutile, 1961.
2. Annales 2000 du Groupe de Haute Montagne – Entretien avec Maurice Herzog.
3. Vialatte, ingénieur général de l’armement, est décédé le 15 mai 2007. De l’équipe du Makalu, seuls survivent Serge Coupé et Guido Magnone.
4. J. Puiseux, La Montagne et Alpinisme, décembre 1958.