Jean-Émile Stauff (37) 1916–1999
Jean-Émile Stauff est né à Strasbourg, pendant la Première Guerre mondiale, de parents alsaciens depuis des générations. Il tenait sans doute de ses origines une bonne part des qualités que nous lui avons connues, tout au long de nos carrières communes : clarté de vues, calme et fermeté dans ses décisions, persévérance dans leur mise en œuvre, tout cela servi par une intelligence hors de pair, alliée à une conception très humaine des relations, professionnelles ou personnelles.
Dès ses études secondaires, il s’est senti attiré par les sciences et la technique. Orienté vers la préparation des grandes écoles d’ingénieurs, il réussit en 1937 – en 3⁄2 – à plusieurs concours, et choisit l’X. Il en sortira, en 1939, dans le corps des ingénieurs de l’aéronautique : ce choix aura-t-il été influencé par le fait que le capitaine commandant sa compagnie d’élèves était un officier aviateur ? Toujours est-il que la guerre éclate, et que J.-E. Stauff se retrouve jeune pilote de l’armée de l’Air, avant de pouvoir enfin suivre les cours de spécialisation de l’École nationale supérieure de l’aéronautique, alors repliée à Lyon.
Il est ensuite affecté à l’Arsenal de l’aéronautique, service industriel d’État qui, de Villacoublay, avait été transféré à Villeurbanne, pour s’occuper des problèmes posés par les équipements de l’avion de chasse VB 10. Mais après l’occupation de la » zone libre « , en 1943, avec ses camarades de » l’Armée secrète « , il rejoint le maquis : il participera ainsi aux combats de la Libération, et recevra le grade de capitaine des Forces françaises de l’intérieur.
Après la Libération, l’Arsenal revint en région parisienne s’installer à Châtillon-sous-Bagneux, dans les anciens Établissements Edgar Brandt.
En 1946, l’ingénieur général M. Vernisse, directeur de l’Arsenal, décida de créer un nouveau » sous-service » – en fait, une section de bureau d’études – pour explorer et évaluer les travaux ébauchés durant la guerre par les Allemands dans le domaine des » engins spéciaux » ; il en confia la direction à J.-E. Stauff : ce fut l’embryon de ce qui allait, au fil des ans, devenir le Bureau d’études E5, puis finalement la Division des engins tactiques de l’Aérospatiale.
J.-E. Stauff, qui parlait parfaitement l’allemand, fut envoyé en mission en Allemagne pour voir ce qu’il pourrait y récupérer comme matériel intéressant, et éventuellement comme personnel technique de haut niveau, ayant de l’expérience en ce domaine : c’est ainsi que d’assez nombreux ingénieurs et chercheurs allemands se présentèrent et acceptèrent de venir travailler en France : » Ils n’étaient pas très nombreux dans le sud-ouest de l’Allemagne, se souvient Stauff, car presque tous les centres importants étaient dans le nord. On n’a pu » trouver » que ceux qui étaient dans la région de Friedrichshafen, c’est là qu’ils se sont présentés aux autorités françaises… C’étaient surtout des théoriciens, dont plusieurs furent affectés à E5. »
Ces ingénieurs allemands se sont avérés très utiles pour le démarrage de nos premiers programmes de missiles, même si par la suite les ingénieurs français, par leurs travaux et leurs initiatives, ont pris activement la relève, et assuré l’essor de développements spécifiquement nationaux. À part le fait qu’on ne leur a jamais confié de postes de commandement, les ingénieurs allemands étaient traités exactement comme leurs collègues français, et les relations avec eux sont restées en général excellentes ; elles ont même souvent duré, sous la forme d’amitiés personnelles, jusqu’après leur retour en Allemagne, au bout de plusieurs années.
C’est ainsi que commença, pour Jean-Émile Stauff, une carrière exceptionnelle, poursuivie pendant près de trente ans, à travers les vicissitudes de l’industrie aéronautique française. Sa petite mais fervente équipe de l’Arsenal, devenue un moment une » mini-société nationale » (SFECMAS), puis intégrée dans Nord-Aviation (ex-SNCAN) est finalement devenue la Division des engins tactiques (DE) de l’Aérospatiale : une croissance continue, motivée et soutenue par le succès technique et industriel de la plupart de ses produits, a fait passer le petit noyau initial de 7 ingénieurs, en 1946, à la taille d’une » entreprise » de quelque 6 000 personnes, dont environ 1 300 ingénieurs et techniciens de laboratoire, en 1974.
En même temps, les quelques mètres carrés de bureaux du début ont évolué pour comprendre la totalité de l’établissement de Châtillon Gâtines, la quasi-totalité de l’usine de Bourges-Avions, l’usine de production d’engins de Bourges, et le centre d’essais et de recherches du Subdray, à une quinzaine de kilomètres de là.
Les débuts furent sages et prudents. Se méfiant des programmes trop ambitieux, J.-E. Stauff s’arrêta, en accord avec les autorités de tutelle (I.G. Guy du Merlet (27), en particulier) et avec son directeur l’I.G. Vernisse, sur trois avant-projets de missiles, vraisemblablement inspirés par le souvenir de nos déboires de 1940, et s’appuyant sur des réalisations ou des projets allemands :
- un missile air-air AA 10, avec déjà en vue une adaptation possible sol-air ; on se souvenait de l’écrasante supériorité de l’aviation allemande en 1940 ;
- un petit avion cible sans pilote CT 10, pour l’entraînement à la lutte antiaérienne ; c’était une sorte de V1, plus petit et amélioré ;
- un petit missile antichar SS 10, en souvenir aussi des percées de chars allemands en 1940, et il fallait alors y trouver une parade moins onéreuse que des chars plus puissants et plus nombreux…
» Je crois, concluait J.-E. Stauff, que ces choix étaient bons : ces matériels ont abouti, parce qu’ils étaient simples. Cela nous a permis d’augmenter progressivement nos effectifs, et d’installer une petite équipe industrielle. » Ils ont effectivement abouti, adoptés par les Forces armées de la France, et de nombreux pays étrangers ; ce qui, d’ailleurs, nous a amenés à découvrir, puis à résoudre, toute une série de problèmes cruciaux pour leur mise en œuvre pratique (robustesse, maintenance, vieillissement, entraînement du personnel, etc.).
Bien entendu, à mesure que l’utilité des » petits missiles guidés » s’affirmait, les besoins se diversifiaient, les contre-mesures aussi, ce qui obligeait à admettre dans les matériels un peu plus de complication technique. Ce fut souvent aussi, d’ailleurs, pour rendre l’emploi plus aisé : ainsi, dans les missiles antichars, la » télécommande automatique « , qui asservit le missile sur la ligne de visée, permet au tireur de ne plus se soucier que de maintenir sa visée, sans devoir » piloter » l’engin…
Dans d’autres cas (antinavires, par exemple), le recours à des moyens de guidage onéreux se révélait économiquement rentable. Tous ces choix étaient fondés sur une évaluation à la fois prudente et hardie de ce qu’on pouvait faire, et des chances de succès ; et ce fut un mérite de Stauff que d’avoir su non seulement rassembler, au cours des années, les personnels compétents qu’il lui fallait à tous les niveaux, mais aussi d’avoir pu faire régner, dans notre collectivité grandissante, un véritable esprit de travail en équipe. Il savait intéresser et entraîner les enthousiasmes et les énergies, quelles que soient leur origine, leur formation, donnant à chacun sa chance et les moyens d’arriver au résultat. Le palmarès est éloquent.
À partir du très modeste programme initial de 1946, la Division des engins tactiques avait développé, mis au point et produit en série, en 1974 :
- les engins antichars de première génération, SS 10, SS 11, SS 12 ;
- les missiles air-air et air-surface, AS 12, AA 20, AS 20, AS 30 ;
- les engins cibles CT 10, CT 20, CT 41 et leurs dérivés R 20 (reconnaissance), M 20 (antinavires) ;
- les engins antichars de deuxième génération Milan, Hot (en coopération franco-allemande) ;
- le système sol-air Roland (en coopération franco-allemande) ;
- les missiles antinavires de la famille Exocet ;
- le système sol-sol nucléaire tactique Pluton.
On notera que la coopération franco-allemande – commencée, dans une certaine mesure, dès l’origine – s’est finalement concrétisée, d’une manière fructueuse, dans le cas des antichars et du système Roland, pour lesquels elle a abouti à la formation du groupement d’intérêt économique » Euromissile « . Les développements actuellement en cours sur le plan européen nous semblent bien confirmer qu’ici aussi, en son temps, J.-E. Stauff avait vu juste…
Quand, pour des raisons strictement personnelles, il a décidé de se retirer en 1974, il pouvait certainement considérer avec fierté, et avec le sentiment d’avoir bien servi notre pays, les quelque trente années qu’il avait passées à créer et à développer une activité qui avait acquis une renommée mondiale.
Pour la plupart de ceux qui l’ont connu, Jean-Émile Stauff fut un exemple, un guide, un conseiller compétent et bienveillant ; et pour beaucoup d’entre nous il fut, tout simplement, un Ami.
Commentaire
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Modeste ingénieur à Nord-Aviation 1955 à 1965 j’ai connu M. Stauff qui avait la considération générale.
Je me souviens de certains traits de son caractère, en particulier sa ténacité qui pour certain de ses proches collaborateurs tournait à l’obsession.
Il était respecté de tous et admiré souvent pour ce qu’il avait imaginé et développé dans l’entreprise.
Il reste pour moi un symbole de la réussite et de l’efficacité.