Jean-Michel Bony : 60 ans et un colloque
M. Bony, vous êtes un spécialiste des équations aux dérivées partielles. Pouvez-vous expliquer, pour le profane, ce dont il s’agit ?
By jove ! un colloque entièrement consacré aux thèmes de recherche du professeur Bony !
Jean-Michel Bony : Ce sont des équations qui permettent de savoir ce que sera un système dans le futur à partir des lois qui le régissent et de son état à un instant donné. Joseph Fourier, par exemple, s’est intéressé il y a deux siècles au problème de la propagation de la chaleur dans l’espace : la température est fonction du point de l’espace et du temps écoulé. Les équations aux dérivées partielles s’appliquent aussi à la propagation des ondes et à bien d’autres cas. Ma contribution porte notamment sur les équations non linéaires : j’ai montré que certains comportements se rapprochaient de phénomènes connus d’équations linéaires, ce qui permet de simplifier les problèmes. Un gros tiers du centre de mathématiques de l’X (CMAT) travaille sur les équations aux dérivées partielles.
M. Viterbo, vous dirigez le labo et vous faites partie d’une autre équipe.
Claude Viterbo : Oui. Mon domaine est celui de la géométrie symplectique. Certains phénomènes mécaniques, comme les mouvements du système solaire, peuvent être décrits par des équations différentielles dépendant d’une seule variable (le temps).
Ces mouvements sont réguliers pour certains, chaotiques pour d’autres. Ces questions intéressaient déjà Lagrange et Poincaré. Il se trouve que les équations qui les décrivent respectent une structure géométrique (appelée symplectique).
Mener des recherches sur le versant géométrique du problème (et non plus seulement sur le versant analytique de l’équation) donne des résultats extrêmement féconds. Cela dit, pour compléter le tableau du CMAT, il faut ajouter aux équipes d’analyse et de géométrie, le groupe algèbre et topologie.
Est-ce que ces thèmes étaient déjà en germe lors de la création du CMAT ?
Claude Viterbo : Oui et non. Laurent Schwartz, qui en a été le premier directeur, est un homme d’analyse. Michel Herman, disparu l’année dernière, s’occupait des systèmes dynamiques. D’une manière générale, ce sont les personnes qui sont venues au fil du temps qui ont donné au CMAT ses spécialités d’aujourd’hui. Et il faut dire qu’au départ c’était un tout petit laboratoire, l’un des premiers fondés sur la Montagne-Sainte-Geneviève avec celui de Louis Leprince-Ringuet.
Proximité entre recherche fondamentale et appliquée
Est-ce qu’il est facile de faire de la recherche fondamentale aujourd’hui ?
Est-ce que la recherche appliquée n’est pas privilégiée ?
Poétiques, les maths ? “ Plutôt esthétiques, répond Jean-Michel Bony. Il y a de la beauté dans la pureté d’une solution. ”
Claude Viterbo : Recherche fondamentale et appliquée ne sont plus aussi distinctes qu’il y a vingt ans. Quelqu’un comme Yves Meyer, qui a enseigné à l’X juste avant Jean- Michel Bony, a commencé par des recherches sur la théorie des nombres. Plus tard, il s’est aperçu que son travail très théorique sur les ondelettes s’adaptait au traitement numérique de l’image et de l’information : à présent c’est sur ces thèmes qu’il réfléchit tout en continuant à s’intéresser à des recherches fondamentales sur d’autres thèmes.
Jean-Michel Bony : C’est vrai aussi pour les équations aux dérivées partielles qui peuvent décrire l’écoulement des fluides autour d’un avion et sont très utilisées par l’industrie.
Ces applications amènent-elles le CMAT à travailler avec d’autres labos de l’École ?
Jean-Michel Bony : Oui, avec le centre de mathématiques appliquées (CMAP). Mais l’essentiel se fait d’individu à individu sans que les relations soient nécessairement institutionnalisées. C’est ainsi que ce sont constitués des liens avec certaines personnes du LMD sur des modèles géophysiques et avec d’autres au LadHyX sur des questions d’hydrodynamique.
Claude Viterbo : En dehors de l’X, le CMAT travaille avec de nombreux laboratoires universitaires. Il existe un groupe, à l’échelle de la France, sur les équations aux dérivées partielles. Au niveau européen, le CMAT participe à plusieurs programmes avec des pays de l’Union européenne et d’Europe de l’Est. Nous contribuons aussi à des échanges francoindiens.
Le CMAT accueille-t-il beaucoup de thésards ?
Claude Viterbo : Il y en a une petite quinzaine : des normaliens, des universitaires intéressés par nos domaines de prédilection, peu d’X. Mais l’objectif n’est pas forcément d’attirer les X au CMAT : l’École doctorale incite à recruter tous azimuts et encourage les polytechniciens à irriguer le reste du monde de la recherche.
Quel que soit le laboratoire visé, les X sont-ils nombreux à choisir la recherche en mathématiques ?
Jean-Michel Bony : Si l’on rassemble mathématiques pure et appliquée, ils sont une dizaine par promotion en moyenne, ce qui est très peu. Ce sont souvent des élèves étrangers. Les nombreux X qui s’intéressent aux mathématiques financières pendant leur second cycle visent le monde de l’entreprise et non la recherche. Cela étant, la petite dizaine d’élèves qui choisit la recherche chaque année représente 15 % du recrutement total fait par le CNRS et les universités. Vu sous cet angle, la part des polytechniciens dans la recherche s’avère nettement plus honorable.
Vous êtes normaliens tous les deux : qu’est-ce qui a décidé de votre vocation pour les mathématiques ?
Claude Viterbo : Pour moi, c’est lié à des rencontres avec des enseignants intéressants. Mais je tiens sans doute aussi de mon grand-père, qui a fait une partie de sa carrière comme mathématicien en Italie.
Jean-Michel Bony : Moi, j’ai été attiré très tôt par les sciences. Mais c’est seulement à Normale Sup que je me suis décidé : c’est là que j’ai découvert des mathématiques vivantes. En prépa, on nous servait des mathématiques très anciennes, sur lesquelles il n’y avait plus de discussion possible.
Claude Viterbo : Quelque chose de précuisiné, en quelque sorte.
Est-ce qu’il y a, selon vous, une dimension créative ou poétique dans les mathématiques ?
Jean-Michel Bony : Créative certainement, mais esthétique plutôt que poétique. Il y a de la beauté dans la pureté d’une solution.
Claude Viterbo : La poésie renvoie à quelque chose de différent, un aspect artistique qui ne me semble pas décrire ce que l’on éprouve.
Enfin, sur le plan psychologique, est-ce que faire carrière dans une discipline très ésotérique ne vous donne pas en société un sentiment d’isolement ?
Jean-Michel Bony : Non, nous sommes capables de parler d’autre chose ! (rires)
Claude Viterbo : Ce n’est pas un inconvénient, d’ailleurs. Les gens qui ne parlent que de leur travail, même quand il est compréhensible par tous, sont en général très ennuyeux. Je me demande si notre métier ne nous oblige pas à une ouverture sociale plutôt bénéfique ! (rires)