Jean Salmona (56), un grand tempérament
Jean Salmona est d’une famille de sépharades : expulsés d’Espagne, ils se fixèrent à Thessalonique avant de gagner Marseille, ville à laquelle il voue un grand attachement. Il joua du piano dès l’âge de trois ans. D’où son autre attachement, pour la musique : elle lui est essentielle. Sa discographie mensuelle, ici même, est son canal d’expression privilégié. Elle lui permit accessoirement de se constituer une monumentale discothèque. Il joue aussi du piano de jazz, dont des duos en compagnie de Frédéric Morlot (2001) et d’autres.
La statistique mène à tout
Bachelier à 16 ans, il entra en classes préparatoires au lycée Thiers, à Marseille. Son professeur de mathématiques était Victor Charlier de Chily, agrégé en 1932, personnage impérieux voire dictatorial, auquel il doit une formation remarquable, dont son admission à l’École. Sa promotion, pour ne citer que ces trois sommités, compte Guy Laval, Claude Riveline et Lionel Stoleru.
À sa sortie de l’École – alors encore sur la Montagne-Sainte-Geneviève – il choisit le corps de l’Insee et suivit les cours de l’Ensae (1961) et de Sciences Po Paris (1959−1962). S’ensuivit un début de carrière dans les statistiques. Jean Salmona entreprit ensuite de contribuer à la modernisation de l’administration par l’organisation de systèmes d’information interministériels et la coopération internationale dans ce domaine par la création de l’ONG Data for Development (1971−1996). Plus récemment, ce siècle-ci, il est associé-gérant dans une société de conseil et senior advisor chez Ardian. À son actif, la revue en ligne de l’IP Paris Polytechnique Insights, projet monté avec l’aide de François Ailleret (56), Claude Bébéar (55), Francis Mer (59) (mise en ligne le 5 février dernier).
“Les compositeurs sont toujours des passeurs.”
Jean Salmona se caractérise par des traits dont je ne sais lequel est le plus attachant : sa passion pour la musique ; celle pour la gastronomie ; sa vaste culture ; ses qualités d’écriture : il fut même romancier, imaginant dans Une Fugue de Bach (2015) ce compositeur hédoniste, amoureux et gastronome ; peut-être surtout, sous-tendant ses autres vertus, sa capacité d’admiration. Je m’efforcerai de les illustrer par de brèves citations, glanées dans sa chronique au cours des années – à ce jour 60, et c’est, je l’espère, loin d’être terminé !
Vigie musicographique
Ce qui frappe ce lecteur, c’est à quel point J.S. (56) – comme il signait aux débuts – fut une vigie, signalant au lectorat de La Jaune et la Rouge les disques ayant marqué la vie musicale à leur sortie : surtout lorsqu’une interprétation dépoussière une œuvre, la présente à vous remuer les entrailles.
Sa chronique s’ouvre sur un recours au rationnel. Ainsi :
« Passer, passages : mots subtils et ambigus, mais qui dans leurs diverses acceptions évoquent toujours une transition, depuis le “je passe” des jeux de cartes jusqu’au dernier passage, celui qu’opérait Charon avec sa barque pour traverser l’Achéron. Exigeants, nous attendons d’une œuvre musicale qu’elle nous transporte au-delà du pauvre moment présent. À cet égard, les compositeurs sont toujours des passeurs ; modestement vers des horizons musicaux nouveaux, ou plus ambitieux, véritables passeurs d’âme, vers un absolu inatteignable mais que la musique nous donne, ne serait-ce qu’un instant, l’impression fallacieuse d’approcher. » (N° 672)
Petit florilège
Des textes didactiques, riches en information :
« Œuvre de la maturité, le premier concerto pour piano et orchestre contient en substance tout ce qui constitue le génie de Bartók : inspiration folklorique, nombreuses recherches de rythme et d’harmonies, piano martello c’est-à-dire percutant, orchestration très riche. » / N° 160.
« Les six quatuors de Bartók, qui n’ont trouvé la faveur du public que depuis très peu de temps, représentent les jalons fondamentaux de l’ensemble de son œuvre (qu’ils parsèment d’ailleurs, chronologiquement). » / N° 167.
« Le Divertimento écrit durant l’été 1939 est la dernière œuvre de Bartok avant son exil aux États-Unis et sa densité, son esprit classique et son lyrisme en font une œuvre majeure du compositeur. » / N° 212.
« Ces chants Séphardites, chants folkloriques du XVe siècle aujourd’hui disparus en Espagne même mais importés autour de la Méditerranée par les Juifs chassés d’Espagne par l’Inquisition, et retrouvés aujourd’hui dans certaines communautés israélites des Balkans, intacts, dans la langue de Cervantès. » / N° 251.
« Œuvres de Britten, toutes composées dans les années 30, qui débordent d’énergie créatrice, à la fois complexes et séduisantes, et parfaitement classiques dans la forme et dans l’esprit. » / N° 552.
« Keith Jarrett joue les 24 Préludes et Fugues de Chostakovitch, recueil singulier dans son œuvre et même dans toute la musique du XXe siècle : un contrepoint – superbe – au Clavier bien tempéré de Bach. » / N° 620.
Manifestement, Salmona hérita de son prof de taupe une dilection pour l’enseignement et la pédagogie. De plus, quel tempérament !