Jean TIROLE (73), un théoricien au contact du monde
Jean Tirole est né à Troyes, où son père était médecin et sa mère professeur de lettres, et y a passé son enfance. Il a fait ses classes préparatoires à Nancy puis a intégré l’École polytechnique (promotion 1973).
Après l’X, il a choisi le corps des Ponts et Chaussées et, en même temps que ses études à l’ENPC, obtient un doctorat de troisième cycle en mathématiques à l’université Paris IX-Dauphine. En 1978, il part au MIT où il obtient le doctorat en 1981.
“ Le comité Nobel a décerné le prix à Tirole pour son analyse du pouvoir de marché et de la régulation ”
Il est du reste le premier doctorant d’Eric Maskin, qui n’a que trois ans de plus que lui, et qui obtiendra le prix Nobel en 2007. Il revient des États-Unis et passe trois ans au CERAS, le centre de recherche en économie de l’ENPC. En 1984 il retraverse l’Atlantique pour devenir professeur d’économie au MIT.
En 1991, il vient à Toulouse dans ce qui deviendra, une quinzaine d’années plus tard, la « Toulouse School of Economics ».
Il serait fastidieux de faire la liste même d’une petite partie des honneurs qui lui ont été attribués, mais les lecteurs de La Jaune et la Rouge seront intéressés de savoir qu’il fut, de 1994 à 1996, professeur d’économie à l’X. Par ailleurs, il reçut la médaille d’or du CNRS en 2007.
Pouvoir de marché
Le comité Nobel a décerné le prix à Tirole « pour son analyse du pouvoir de marché et de la régulation ». Pour un économiste, le pouvoir de marché désigne la capacité qu’ont certaines entreprises d’influencer le fonctionnement des marchés dans lesquels elles interviennent : un agriculteur prend comme donné le prix des tomates et la façon dont les filières sont organisées – il n’a pas de pouvoir de marché ; une chaîne de supermarchés a plus de libertés dans le choix des prix et dispose de plus d’instruments d’intervention – elle possède du pouvoir de marché.
La régulation désigne l’ensemble des instruments à la disposition de la puissance publique pour influencer le fonctionnement des marchés. Les contributions de Tirole à ces sujets peuvent commodément être classées en trois groupes.
L’organisation industrielle
Le premier ensemble de contributions de Tirole à la théorie de l’organisation industrielle trouve son origine dans sa capacité à y introduire de nouveaux éléments d’analyse.
Jusqu’au début des années 1980, l’organisation industrielle avait cherché à développer des lois générales de la concurrence que l’on pourrait appliquer à travers les différentes industries. Tirole se rendit compte que la théorie des jeux, dont l’influence commençait à se faire sentir dans de nombreux domaines de l’économie, pouvait fournir un langage unifié pour étudier les stratégies des entreprises de façon plus fine.
Par exemple, en collaboration avec Drew Fudenberg, qui était doctorant au MIT en même temps que lui, il explora la façon dont les entreprises se servent de leurs investissements pour influencer ou même dissuader l’entrée de compétiteurs.
Ses articles sur ces questions ont une importance majeure, mais sa contribution principale sur le sujet est son livre publié en 1988 par MIT Press, The Theory of Industrial Organization1.
Avec une maturité extraordinaire pour quelqu’un qui avait obtenu son doctorat seulement sept années auparavant, Tirole montra comment une présentation dans les termes de la théorie des jeux permettait d’unifier toute cette branche de l’économie. Il formalisa ainsi le programme de recherche de toute une génération d’économistes.
En ouvrant le livre, on est frappé par la simplicité et l’élégance de la présentation. En lisant plus avant, on est émerveillé de la profondeur de l’intuition économique.
Contrats et régulation
Alors qu’il était encore en train de travailler sur The Theory of Industrial Organization,Tirole s’attaqua, en collaboration avec Jean-Jacques Laffont qui était professeur à Toulouse, au deuxième groupe de contributions qui lui valurent le prix Nobel.
“ Un contributeur majeur dans le développement de la théorie des marchés bifaces ”
Commençant avec leur article de 1986 dans le Journal of Political Economy, “Using Cost Observation to Regulate Firms”, en passant par leur livre de 1993, encore au MIT Press, A Theory of Incentives in Procurement and Regulation, Laffont et Tirole s’attachèrent à montrer comment la théorie naissante des contrats pouvait servir de guide à la pratique des régulateurs.
Ils allèrent beaucoup plus loin que la littérature, qui avait identifié le compromis fondamental entre efficacité et rentes informationnelles abandonnées aux entreprises régulées, en analysant la régulation des entreprises multiproduits, la régulation de la quantité, la dynamique des contrats et même les incitations des régulateurs.
Ils montrèrent comment cette approche pouvait s’appliquer à des secteurs spécifiques, en particulier le secteur des télécommunications. Ce travail bouleversa la façon dont les économistes pensent la régulation.
Le paradigme du marché biface
Enfin, au début des années 2000, Tirole fut, avec Jean-Charles Rochet, alors à Toulouse, le contributeur majeur dans le développement de la théorie des marchés bifaces. Ce travail fut influencé par les contrats que les économistes de Toulouse avaient signés, à travers l’IDEI (Institut d’économie industrielle) avec Microsoft et surtout Visa.
UN ÉCONOMISTE MATHÉMATICIEN ?
Le positionnement de Jean Tirole comme économiste a fait l’objet d’un certain nombre d’interrogations dans les médias et la presse française.
Intellectuellement, il a parfois été présenté comme un économiste mathématicien dans la tradition des ingénieurs économistes français. Il n’y a rien en soi de dégradant dans cette désignation, mais elle reflète mal ses travaux.
Tout d’abord, il s’agit véritablement de travaux d’économie ; si le langage de présentation est mathématique, il s’agit dans la grande majorité des cas de mathématiques assez élémentaires, de niveau maths sup.
D’autre part, le terme « ingénieur » semble indiquer qu’il s’agit d’applications d’avancées scientifiques déjà bien comprises. Or Jean Tirole, comme du reste les grands ingénieurs économistes français du XIXe siècle, a contribué à l’avancée de la science économique elle-même.
Tirole et Rochet explorèrent les conséquences cruciales de l’aspect biface du marché des cartes de paiement : les marchands ne veulent les accepter que si les consommateurs les utilisent, et les consommateurs les désirent dans leur portefeuille uniquement si les commerçants les acceptent.
S’ensuit une analyse subtile des conséquences pour les stratégies des entreprises : pour évaluer l’opportunité d’une baisse de prix pour les consommateurs, elles doivent tenir compte non seulement du fait que celle-ci leur permettra d’attirer plus de consommateurs, mais aussi du fait que cette augmentation du nombre de consommateurs attirera plus de commerçants.
Le paradigme du marché biface a profondément changé notre compréhension de nombre de marchés : médias, plateformes électroniques, centres commerciaux, systèmes d’exploitation, etc.
Il aide les entreprises à définir leurs stratégies et les régulateurs à mieux réguler ces marchés. C’est ainsi que Joaquin Almunia, qui était jusqu’à l’année dernière Commissaire européen à la concurrence, a pu déclarer : « Nous devons tellement à Jean Tirole. »
Finance, psychologie et autres contribution
Les travaux pour lesquels le comité Nobel a récompensé Jean Tirole auraient amplement suffi à remplir une carrière de chercheur, mais ses contributions s’étendent dans beaucoup, beaucoup d’autres domaines de l’économie.
“ Une des figures du mouvement de l’économie dite orthodoxe ”
Il a introduit des idées fondamentales en théorie des contrats, en finance où son livre The Theory of Corporate Finance fait autorité, sur la régulation bancaire, sur les brevets et l’innovation, etc.
De plus, Jean Tirole a des intérêts interdisciplinaires très larges. Il a fait de très importantes contributions, en collaboration avec Roland Bénabou (77), professeur à Princeton, sur les liens entre la psychologie et l’économie. Cela lui a permis, par exemple, des analyses très sophistiquées des liens entre incitations monétaires et incitations non monétaires.
Au cours des quinze à vingt dernières années, les liens avec les autres sciences sociales ont pris de plus en plus d’importance dans l’économie dite « orthodoxe », et Tirole est une des figures majeures de ce mouvement.
Au cœur du débat public
Jean Tirole a aussi contribué au débat public, en particulier en tant que membre du Conseil d’analyse économique depuis 1999, pour lequel il a écrit, en collaboration avec Olivier Blanchard, son fameux rapport sur le marché du travail.
“ S’il est partisan du libéralisme, c’est dans le sens de la responsabilisation, pas du laisser-faire ”
Cela a amené certains à se poser la question de son « libéralisme ». Sur cet axe, de nombreux médias l’ont, à juste titre, défini comme « inclassable ».
Libéral, il l’est par sa méfiance de l’intervention publique, dont ses théories mettent en exergue le manque d’information et la capture potentielle par les groupes d’intérêt.
Interventionniste, il l’est également par l’importance qu’il accorde à la nécessité d’un État fort, et ses travaux, récompensés par le comité Nobel, qui portent entre autres sur le droit de la concurrence, la régulation sectorielle, la régulation environnementale et la régulation financière.
S’il est partisan du libéralisme, c’est dans le sens de la responsabilisation, pas du laisser-faire. Finalement, Jean Tirole a été une des figures majeures de l’effort collectif qui a amené ce qui était au début un petit groupe d’économistes à Toulouse à créer un des meilleurs départements d’économie au monde. Il y a contribué non seulement par son prestige scientifique mais aussi par ses qualités entrepreneuriales.
Cette saga, à laquelle de nombreux polytechniciens ont contribué, est pleine d’enseignements pour la rénovation du système d’enseignement supérieur et de recherche en France, mais c’est une histoire qui trouvera sa place ailleurs.
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1. La traduction française est parue en 1993 aux éditions Economica (Paris) sous le titre Théorie de l’organisation industrielle.