JEUNESSE
Parvenu à la maturité – et à la sagesse – Christian Zacharias enregistre à nouveau les Concertos de Mozart et renie ses enregistrements de jeunesse et leurs afféteries. Menuhin n’aura jamais aussi bien joué que lorsqu’il avait seize ans. Les poèmes de jeunesse de Hugo pâlissent devant ceux de l’âge mûr. Rimbaud n’a plus écrit, après 19 ans, que des lettres. C’est que le génie est fragile et périssable, tandis que le talent se développe sans cesse avec le « métier ».
Chopin par Argerich jeune
À l’occasion de l’année Chopin, on publie pour la première fois des enregistrements de Martha Argerich réalisés pour les radios de Berlin et Cologne en 1959 et 1967 : la 1re Ballade, 8 Mazurkas, 2 Nocturnes, une Étude et la 3e Sonate en si mineur1, un disque à écouter toutes affaires cessantes, merveilleuse illustration du parcours d’un interprète d’exception.
Dans les Nocturnes et celles des Mazurkas qui ne requièrent pas une technique transcendante, Argerich joue avec un toucher d’une infinie subtilité et une grâce évanescente. Dans les pièces techniquement ardues, notamment la Ballade et la Sonate, elle laisse libre cours à sa technique éblouissante et, dans les forte, qu’elle joue fortissimo, à sa puissance déjà explosive, et qui ont, par la suite, fait merveille dans Prokofiev et Rachmaninov. Aujourd’hui, contrairement à d’autres, le génie de la jeunesse est toujours là, et la fougue s’est assagie.
Fins de siècle
Gabriel Dupont, mort à 36 ans en 1914, est de ces créateurs du tournant du siècle dont le souvenir a été balayé par le grand cataclysme de la Première Guerre mondiale et qui, avec les bouleversements qui ont suivi dans la musique, ont été oubliés par l’histoire. Et pourtant, c’est une musique originale, intelligente et sensible, intermédiaire, pour fixer les idées, entre Debussy et Fauré, que révèle l’enregistrement par Émile Naoumoff de l’intégrale de son œuvre pour piano2. Si vous aimez la peinture de Marquet, avec ses gris et couleurs pâles d’une touche très délicate, vous aimerez la musique de Dupont, que joue avec inspiration Naoumoff, élève de Nadia Boulanger, sur un Fazioli qui sonne comme une cathédrale.
Enregistrer les pièces « mineures » de Beethoven, Bagatelles et Rondos, sur un piano-forte, est une bonne idée : ces pièces, peu jouées, seraient écrasées par un grand piano moderne. On doit ainsi à la pianiste vénézuélienne (d’origine) Natalia Valentin un joli disque de trois Rondos, sept Bagatelles et le Capriccio alla ingharese3. L’instrument, un anonyme allemand du xviiie siècle, a un son rond et brillant, loin de ces pianos-forte souffreteux qui font trop souvent florès. Et cette autre musique de tournant de siècle, écrite entre 1791 et 1803, qui a survécu, elle, parce que Beethoven était… Beethoven, aérienne et élégante, vous rappellera peut-être, si vous êtes pianiste, les auditions de fin d’année chez votre bon professeur.
Trios
1692 : Marin Marais publie ses Pièces en trio pour les flûtes, violon et dessus de viole, dans la lignée des Trios de chambre de l’Italien Lully, mais avec cette rigueur de forme dissimulée sous l’élégance du propos et cette apparence du « presque rien » cher à Jankélévitch, caractéristiques de la musique française et annonciatrices de Couperin. Le septuor Aux Pieds du Roy (la longueur du pendule qui définissait le tempo se mesurait alors en pieds) joue cette musique sur instruments anciens ou reconstitués, avec toutes les justifications musicologiques4 nécessaires. Le non-spécialiste oubliera bien vite les explications savantes et se laissera prendre par le charme véritablement envoûtant de cette musique d’une extrême subtilité, dont la mélancolie légère dont la pare notre culture du xxie siècle n’est pas le moindre des attraits.
Un siècle plus tard, le musicien morave Frantisek Kramar, devenu Krommer à Vienne, aura la malchance d’être venu entre Mozart, Haydn et Beethoven, d’où l’oubli de la postérité. Et pourtant, en découvrant une toute petite partie de son abondante musique de chambre – un Grand Trio pour violon, alto et violoncelle, un Quatuor pour traverso, violon, alto et violoncelle, et Trois Danses nationales hongroises, enregistrés par Nicole Tamestit et La Compagnie5, on ne peut que s’en étonner : cela vaut bien Haydn, avec, en plus, des constructions harmoniques novatrices et exquises dignes de Mozart. Et les Danses hongroises, dans l’esprit tzigane, annoncent déjà ce que sera la musique viennoise du xixe siècle.
En musique de chambre comme en jazz, la clarinette est un instrument à nul autre pareil, dont le timbre, on le sait, revêt toutes les couleurs de la voix humaine. Sous le titre Clarinet Trios, Florent Pujuila, clarinette, Deborah Nemtanu, violon, Yovan Markovitch, violoncelle, Romain Descharmes, piano, superbes musiciens, ont enregistré le Trio pour clarinette, violoncelle et piano de Brahms, celui de Khatchatourian où le violon remplace le violoncelle, et Contrastes de Bartok, pour violon, clarinette et piano6. On connaît le Trio de Brahms, une de ses œuvres les plus originales, sensuelle et lyrique. On connaît aussi Contrastes, commande à Bartok de Benny Goodman, pièce d’une diabolique virtuosité.
Mais la divine surprise de ce disque est le Trio de Khatchatourian, dont la musique de chambre a été occultée à la fois par les autorités soviétiques et par le succès de ses œuvres orchestrales : une œuvre de jeunesse, un petit chef‑d’œuvre, vénéneux et orientaliste, aux harmonies subtiles, que vous devrez écouter en situation, en buvant un verre d’arak et en dégustant, bien entendu, quelques mezzés.
1. 1 CD EMI.
2. 1 CD SAPHIR.
3. 1 CD PARATY.
4. 1 CD AMBRONAY.
5. 2 CD DILIGENCE.
6. 1 CD SAPHIR.