Jonathan CHICHE (05), explorateur singulier
C’est une version manuscrite, autographe, du poème d’Alexandre Dumas fils à Marie Duplessis, l’inspiratrice de La Dame aux camélias. Là-bas, c’est une photo de Gauguin par Boutet de Monvel, juste à côté d’un ouvrage avec envoi de Furtwängler à Maurice Chevalier. »
Huit mois à peine se sont écoulés depuis la soutenance de sa thèse de mathématiques, mais celui qui s’exprime ainsi se trouve manifestement déjà bien avancé dans la carrière de libraire. À la préparation de son catalogue s’ajoutent les traductions chinoises pour lesquelles le sollicitent des confrères et maisons de vente.
« Quand j’évoquais mon projet de développer le commerce dans le domaine des livres et documents rares entre la France et la Chine, au début, tout le monde me prenait pour un fou. » S’il a su convaincre certains des principaux acteurs du milieu du bien-fondé de sa vision, du moins faut-il reconnaître au personnage une certaine hétérodoxie, sans laquelle il n’aurait probablement pas poursuivi dans une voie dans laquelle il était le premier à s’engager, bien incertaine, et qui ne se présentait pas à première vue comme la conséquence la plus logique de ses études.
Du quadrille des lanciers au pavillon rouge
Ses meilleurs souvenirs des enseignements de l’X : le cours d’anglais British Humour (Steve Brown), le Quadrille des lanciers (Maître Piedfer), la mécanique quantique (Jean Dalibard) et le chinois (Mme Bai). L’étude du chinois ? Jamais envisagée jusqu’à ce que l’enseignante, lors de l’amphi de présentation des langues, ne conclue son intervention par une citation de Laozi. « C’est cela qui m’a décidé. »
Première approche de la poésie Tang à Pékin quelques mois plus tard, retour en Chine l’année suivante pour un stage de recherche en mathématiques à l’université Tsinghua. Puis, M2 de mathématiques en France tout juste achevé, départ pour Taiwan comme boursier du gouvernement, cette fois dans le cadre exclusif d’études de chinois.
Pour commencer : lecture dans le texte du Rêve dans le pavillon rouge, fascinante clef de voûte de la littérature chinoise. Il l’emporte jusqu’au sommet des montagnes avant de discuter de Zhuangzi devant le vieil Océan, lors d’un tour de l’île à vélo.
Quitter l’université
Retour en France, pour une thèse de mathématiques, dans un domaine particulièrement abstrait, mêlant « catégories supérieures et théorie de l’homotopie telle que refondée par Alexandre Grothendieck ». Un domaine magnifique et fondamental, au développement duquel il est fier d’avoir contribué, mais « totalement invendable aux utilitaristes et partisans de tout poil du retour immédiat sur investissement ».
“ Un goût pour la recherche au-delà des apparences ”
Désireux de concilier son intérêt pour les mathématiques et la Chine, il envisage un temps de devenir chercheur en histoire des mathématiques chinoises, rêvant d’écrire en parallèle une étude de l’influence de la philosophie chinoise sur la pensée de Grothendieck, dont il considère Récoltes et Semailles comme l’un des textes les plus importants du XXe siècle. Mais, contraint par un drame dans son proche entourage de choisir rapidement, il s’éloigne d’un environnement qui ne semble plus encourager les initiatives hors normes.
C’est à cette époque qu’il lit Le Studio de l’inutilité, de Simon Leys, qui le conforte dans cette décision de quitter l’Université – dont Challenges, de Serge Lang, offre une autre critique pertinente – tout en lui confirmant la nécessité fondamentale de conserver à la Chine un rôle de premier plan dans son projet professionnel alors en cours de maturation.
Parmi les inclassables
Les livres l’ont toujours accompagné. Depuis le lycée journaliste amateur, il rédige en thèse, durant son temps libre, des comptes rendus pour la revue Histoires littéraires, à laquelle collaborent maints personnages au profil atypique. Il suggère la création d’un groupe de polytechniciens bibliophiles, Bibliophil‑X, qu’il préside depuis sa fondation début 2014 et dont l’enthousiasme et les compétences des recrues permettent d’organiser des activités d’une qualité remarquable.
Ses chroniques bibliophiliques de La Jaune et la Rouge ont désormais pris le relais de celles, cinéphiliques, qu’il écrivait pour l’Infokès. Les lecteurs auront pu remarquer son intérêt pour les mystifications, bien qu’il n’ait lui-même aucun penchant pour la farce ou les pseudonymes.
Peut-être faut-il y voir la manifestation d’un goût pour la recherche au-delà des apparences auquel s’ajoute une attirance pour les personnages inclassables.
Rapprocher la France et la Chine
À L’OMBRE DES LIVRES
Désigner à l’attention d’autrui des auteurs parfois tombés dans l’oubli s’accompagne toutefois d’une réticence à sortir lui-même de l’obscurité, dont il affirme qu’elle lui conviendrait parfaitement pour peu qu’elle fût compatible avec sa nouvelle activité.
Contentons-nous de regretter ici que ce détachement ne l’incite pas à poursuivre plus avant l’activité littéraire des plus originales dont ont pu prendre connaissance comme par accident certains de ses correspondants.
S’il ne dédaigne pas les classiques pour la lecture, les personnalités les plus représentées dans sa bibliothèque personnelle sont Emmanuel Peillet et Pascal Pia. « C’est du reste quasi tout ce qu’il m’arrive de conserver en fait de publications rares, en partie pour des recherches personnelles.
Le reste, il faut le vendre, c’est la raison d’être de mon activité, même si c’est parfois déchirant de m’en séparer. Je suis marchand, pas collectionneur. »
Un commerce comme les autres, alors ? « C’est certainement différent de certaines activités commerciales, mais cela reste avant tout du commerce, même si l’un de mes objectifs principaux consiste, à travers cette activité d’abord, à développer la connaissance culturelle mutuelle entre la France et la Chine, au-delà de préjugés comme de pratiques dommageables qui sévissent toujours.
Quand j’ai compris qu’il fallait m’établir à mon compte pour réaliser cela, si j’ai radicalement changé de milieu, mon activité constitue le prolongement naturel de ce que j’envisageais de faire à l’Université. »
Transmettre l’enthousiasme
Ses projets ? D’abord, la diffusion d’un catalogue aux notices érudites, en cours de finalisation, non seulement en France, mais également en Chine, à la faveur d’un voyage estival au cours duquel il rencontrera des particuliers comme des représentants d’institutions.
Puis la rédaction de textes pédagogiques en deux langues expliquant les pratiques française et chinoise autour des livres et des autographes ainsi que l’importance historique et patrimoniale des ouvrages et documents qu’il espère aider à faire mieux connaître tout en leur permettant de trouver la place idéale au sein d’une collection dans laquelle ils seront mis en valeur comme ils le méritent.
Nul doute qu’il ne garde en réserve quelque initiative surprenante, mais nous n’en saurons pas davantage pour le moment.
Après plus de deux ans de travail dans une direction qui suscitait le scepticisme général, la satisfaction d’avoir eu raison se lit sur son visage, mais c’est aussi l’enthousiasme devant les possibilités que cela représente et les tâches qui se dressent devant lui qu’il transmet.