Joseph-Achille Le Bel (X1865) Découvreur de la stéréochimie

Joseph-Achille Le Bel (X1865) Découvreur de la stéréochimie

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°798 Octobre 2024
Par Pierre LASZLO

J’analyse ici briè­ve­ment l’activité de Joseph-Achille Le Bel, poly­tech­ni­cien de la pro­mo­tion 1865, qui a expli­qué dans un article de 1874 l’activité optique des com­po­sés orga­niques par l’existence d’un car­bone asy­mé­trique. Il fut, avec Van’t Hoff, le fon­da­teur de la sté­réo­chi­mie. Rap­pe­lons que le numé­ro 707 de La Jaune et la Rouge pré­sente un dos­sier très com­plet sur les X dans cette année 1865.

Il y a 150 ans, en 1874, indé­pen­dam­ment l’un de l’autre, deux très jeunes cher­cheurs, le Néer­lan­dais Jaco­bus Hen­ri­cus Van’t Hoff (1852−1911) et le Fran­çais Joseph-Achille Le Bel (1847−1930) publiaient une même consta­ta­tion : un atome de car­bone por­teur de quatre atomes dif­fé­rents, et par consé­quent asy­mé­trique, pos­sède le pou­voir rota­toire (rota­tion du plan de la lumière polarisée). 

Ce fut là le début de la sté­réo­chi­mie, étude des molé­cules et de leurs struc­tures dans l’espace à trois dimen­sions. Van’t Hoff reçut le prix Nobel de chi­mie en 1901, pour d’autres avan­cées. Le Bel n’eut pas cet hon­neur – peut-être parce qu’il était richis­sime : sa famille pos­sé­dait le gise­ment de pétrole de Pechel­bronn, l’un des tout pre­miers au monde. Durant les années pari­siennes de Le Bel, de 1863 à 1884, sa mère et ses trois sœurs aînées veillèrent sur l’entreprise fami­liale. L’aînée des enfants s’occupait de la par­tie com­mer­ciale ; la seconde, des employés, ce qu’elle pour­sui­vit après le retour de J.-A. Le Bel à Pechel­bronn, de 1884 à 1889.

L’annonce par Le Bel

Ce qui fait un clas­sique du mémoire de Le Bel de 1874 est la faci­li­té avec laquelle il se lit aujourd’hui. En effet, tant son recours aux for­mules déve­lop­pées des molé­cules que son uti­li­sa­tion de notions de symé­trie-dis­sy­mé­trie (nous dirions plu­tôt asy­mé­trie) nous sont fami­liers, car inté­grées depuis des géné­ra­tions dans l’enseignement élé­men­taire de la chi­mie orga­nique. Autre­ment dit, Le Bel était en avance de nom­breuses décennies !

“Le Bel était en avance de nombreuses décennies !”

Effec­ti­ve­ment, cer­tains com­men­ta­teurs ont repro­ché à son article un tour trop mathé­ma­tique – qui ne nous choque abso­lu­ment pas, tant il nous est deve­nu fami­lier ! Il s’agit en fait de consi­dé­ra­tions très simples sur le carac­tère symé­trique ou pas d’un atome de car­bone tétra­édrique por­teur de quatre atomes ou groupes d’atomes. Com­ment s’explique l’aisance de Le Bel, dès 1874, à déve­lop­per cette notion dont, à juste titre, il fit un prin­cipe général ? 

Dès l’adolescence, son oncle, Jean-Bap­tiste Bous­sin­gault (1801−1887), agro­nome et grand chi­miste lui-même, encou­ra­gea Le Bel à deve­nir lui aus­si chi­miste. Bous­sin­gault par­ti­ci­pa à l’historique congrès de Karls­ruhe de 1 860 et, vrai­sem­bla­ble­ment, ini­tia Le Bel à l’écriture des for­mules struc­tu­rales. Puis, dès août 1 869 et jusqu’en 1884, Le Bel fit par­tie du labo­ra­toire d’Adolphe Wurtz (1817−1884) à Paris, à la facul­té de méde­cine. Wurtz fut aus­si l’un des par­ti­ci­pants fran­çais du Congrès de Karls­ruhe. Wurtz était alsa­cien comme Le Bel, ce qui les réunit. Wurtz se fit le pro­pa­ga­teur enthou­siaste de la théo­rie ato­mique en France.

La scolarité de Le Bel

De plus, Le Bel était féru de géo­mé­trie, dans ses déve­lop­pe­ments récents. En taupe, au lycée Char­le­magne, son pro­fes­seur de mathé­ma­tiques était le nor­ma­lien et agré­gé Simon Hau­ser (1813−1884), atten­tif aux der­niers déve­lop­pe­ments de la géo­mé­trie ana­ly­tique. L’article de Le Bel en 1874 cite de plus, dès sa pre­mière page, le mémoire d’Auguste Bra­vais (1811−1863, X1829) Études cris­tal­lo­gra­phiques (1866), paru dans les Annales de l’École poly­tech­nique.

Le Bel, un sur­doué ¬ à Char­le­magne il obtint le second prix au Concours géné­ral (en méca­nique) –, entra très jeune à l’X ; il avait 17 ans ; de plus, il le fit dans un bon rang : 31e. Il y fut un élève stu­dieux, suf­fi­sam­ment pour être admis en seconde année (1866) 32e sur les 136 de sa pro­mo­tion. Sa matière de pré­di­lec­tion fut la chi­mie orga­nique. Mais il ne négli­gea pas pour autant d’autres matières : en par­ti­cu­lier, à la suite de l’enseignement de Hau­ser en pré­pa, la géo­mé­trie. Il eut Auguste Cahours (1813−1891), lui-même poly­tech­ni­cien, comme ensei­gnant de chi­mie. Cahours et Bous­sin­gault se connais­saient pour avoir tous deux été élèves de Jean-Bap­tiste Dumas (1800−1884).

Cahours, édu­ca­teur nova­teur, encou­ra­geait ses élèves à uti­li­ser des for­mules et des équa­tions chi­miques – l’évident contexte de l’article fon­da­teur de Le Bel en 1874, dont tout l’argument se fonde sur des for­mules déve­lop­pées. Sa sco­la­ri­té à l’École ren­con­tra une autre influence durable, celle du posi­ti­visme d’Auguste Comte, alors influent bien que controversé.

Un grand chimiste

À la sor­tie de l’École en 1867, Le Bel fut admis dans le ser­vice du Génie, le pre­mier d’une liste de 30 élèves ; mais il pré­fé­ra démis­sion­ner pour se consa­crer à la recherche scien­ti­fique. Dès cette époque, Le Bel se sait chi­miste. Après quelques mois à Stras­bourg, il devint pré­pa­ra­teur de Balard au Col­lège de France (1867−1869). Puis, en août 1869, il entra dans le groupe de cet autre Alsa­cien, Adolphe Wurtz, à Paris en facul­té de méde­cine. La théo­rie ato­mique que prô­nait Wurtz était alors contes­tée par des équi­va­len­tistes comme Ber­the­lot. Le Bel tra­vaille­ra dans ce labo­ra­toire de pointe jusqu’en 1884.

Chez Wurtz, Le Bel s’attacha à deux sujets : d’une part la com­po­si­tion et l’origine du pétrole – ce fai­sant répon­dant au désir de son père d’en savoir davan­tage sur le gise­ment de Pechel­bronn, que les Le Bel pos­sé­daient depuis quatre géné­ra­tions ; d’autre part l’origine de l’activité optique de cer­taines molé­cules orga­niques, à la suite du tra­vail de pion­nier de Louis Pas­teur (1822−1895). Cette période fut endeuillée pour Le Bel : son père décé­da en 1867 ; Balard en 1876 ; Wurtz en 1884. Il y eut de plus la guerre de 1870, la défaite mili­taire fran­çaise, le pillage de la pro­prié­té de Pechel­bronn et l’annexion en 1871 de l’Alsace par l’Allemagne. N’y a‑t-il pas, en revanche, dans l’article de Le Bel de 1874, fon­da­teur de la sté­réo­chi­mie, le vœu de mon­trer que la chi­mie fran­çaise pou­vait éga­ler la chi­mie ger­ma­nique, alors répu­tée la meilleure au monde ?

Nos­tal­gie : en mai 1975, 101 ans après la publi­ca­tion de J.-A. Le Bel, dans le Bul­le­tin de la Socié­té chi­mique de Paris, je fus choi­si comme mode­ra­tor pour l’ouverture de la réunion annuelle de sté­réo­chi­mie du Bür­gen­stock, près de Lucerne. J’ai par­ti­ci­pé à une dizaine des toutes pre­mières réunions de cette série ; elles en sont à pré­sent à la 57e !

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