Joseph-Achille Le Bel (X1865) Découvreur de la stéréochimie
J’analyse ici brièvement l’activité de Joseph-Achille Le Bel, polytechnicien de la promotion 1865, qui a expliqué dans un article de 1874 l’activité optique des composés organiques par l’existence d’un carbone asymétrique. Il fut, avec Van’t Hoff, le fondateur de la stéréochimie. Rappelons que le numéro 707 de La Jaune et la Rouge présente un dossier très complet sur les X dans cette année 1865.
Il y a 150 ans, en 1874, indépendamment l’un de l’autre, deux très jeunes chercheurs, le Néerlandais Jacobus Henricus Van’t Hoff (1852−1911) et le Français Joseph-Achille Le Bel (1847−1930) publiaient une même constatation : un atome de carbone porteur de quatre atomes différents, et par conséquent asymétrique, possède le pouvoir rotatoire (rotation du plan de la lumière polarisée).
Ce fut là le début de la stéréochimie, étude des molécules et de leurs structures dans l’espace à trois dimensions. Van’t Hoff reçut le prix Nobel de chimie en 1901, pour d’autres avancées. Le Bel n’eut pas cet honneur – peut-être parce qu’il était richissime : sa famille possédait le gisement de pétrole de Pechelbronn, l’un des tout premiers au monde. Durant les années parisiennes de Le Bel, de 1863 à 1884, sa mère et ses trois sœurs aînées veillèrent sur l’entreprise familiale. L’aînée des enfants s’occupait de la partie commerciale ; la seconde, des employés, ce qu’elle poursuivit après le retour de J.-A. Le Bel à Pechelbronn, de 1884 à 1889.
L’annonce par Le Bel
Ce qui fait un classique du mémoire de Le Bel de 1874 est la facilité avec laquelle il se lit aujourd’hui. En effet, tant son recours aux formules développées des molécules que son utilisation de notions de symétrie-dissymétrie (nous dirions plutôt asymétrie) nous sont familiers, car intégrées depuis des générations dans l’enseignement élémentaire de la chimie organique. Autrement dit, Le Bel était en avance de nombreuses décennies !
“Le Bel était en avance de nombreuses décennies !”
Effectivement, certains commentateurs ont reproché à son article un tour trop mathématique – qui ne nous choque absolument pas, tant il nous est devenu familier ! Il s’agit en fait de considérations très simples sur le caractère symétrique ou pas d’un atome de carbone tétraédrique porteur de quatre atomes ou groupes d’atomes. Comment s’explique l’aisance de Le Bel, dès 1874, à développer cette notion dont, à juste titre, il fit un principe général ?
Dès l’adolescence, son oncle, Jean-Baptiste Boussingault (1801−1887), agronome et grand chimiste lui-même, encouragea Le Bel à devenir lui aussi chimiste. Boussingault participa à l’historique congrès de Karlsruhe de 1 860 et, vraisemblablement, initia Le Bel à l’écriture des formules structurales. Puis, dès août 1 869 et jusqu’en 1884, Le Bel fit partie du laboratoire d’Adolphe Wurtz (1817−1884) à Paris, à la faculté de médecine. Wurtz fut aussi l’un des participants français du Congrès de Karlsruhe. Wurtz était alsacien comme Le Bel, ce qui les réunit. Wurtz se fit le propagateur enthousiaste de la théorie atomique en France.
La scolarité de Le Bel
De plus, Le Bel était féru de géométrie, dans ses développements récents. En taupe, au lycée Charlemagne, son professeur de mathématiques était le normalien et agrégé Simon Hauser (1813−1884), attentif aux derniers développements de la géométrie analytique. L’article de Le Bel en 1874 cite de plus, dès sa première page, le mémoire d’Auguste Bravais (1811−1863, X1829) Études cristallographiques (1866), paru dans les Annales de l’École polytechnique.
Le Bel, un surdoué ¬ à Charlemagne il obtint le second prix au Concours général (en mécanique) –, entra très jeune à l’X ; il avait 17 ans ; de plus, il le fit dans un bon rang : 31e. Il y fut un élève studieux, suffisamment pour être admis en seconde année (1866) 32e sur les 136 de sa promotion. Sa matière de prédilection fut la chimie organique. Mais il ne négligea pas pour autant d’autres matières : en particulier, à la suite de l’enseignement de Hauser en prépa, la géométrie. Il eut Auguste Cahours (1813−1891), lui-même polytechnicien, comme enseignant de chimie. Cahours et Boussingault se connaissaient pour avoir tous deux été élèves de Jean-Baptiste Dumas (1800−1884).
Cahours, éducateur novateur, encourageait ses élèves à utiliser des formules et des équations chimiques – l’évident contexte de l’article fondateur de Le Bel en 1874, dont tout l’argument se fonde sur des formules développées. Sa scolarité à l’École rencontra une autre influence durable, celle du positivisme d’Auguste Comte, alors influent bien que controversé.
Un grand chimiste
À la sortie de l’École en 1867, Le Bel fut admis dans le service du Génie, le premier d’une liste de 30 élèves ; mais il préféra démissionner pour se consacrer à la recherche scientifique. Dès cette époque, Le Bel se sait chimiste. Après quelques mois à Strasbourg, il devint préparateur de Balard au Collège de France (1867−1869). Puis, en août 1869, il entra dans le groupe de cet autre Alsacien, Adolphe Wurtz, à Paris en faculté de médecine. La théorie atomique que prônait Wurtz était alors contestée par des équivalentistes comme Berthelot. Le Bel travaillera dans ce laboratoire de pointe jusqu’en 1884.
Chez Wurtz, Le Bel s’attacha à deux sujets : d’une part la composition et l’origine du pétrole – ce faisant répondant au désir de son père d’en savoir davantage sur le gisement de Pechelbronn, que les Le Bel possédaient depuis quatre générations ; d’autre part l’origine de l’activité optique de certaines molécules organiques, à la suite du travail de pionnier de Louis Pasteur (1822−1895). Cette période fut endeuillée pour Le Bel : son père décéda en 1867 ; Balard en 1876 ; Wurtz en 1884. Il y eut de plus la guerre de 1870, la défaite militaire française, le pillage de la propriété de Pechelbronn et l’annexion en 1871 de l’Alsace par l’Allemagne. N’y a‑t-il pas, en revanche, dans l’article de Le Bel de 1874, fondateur de la stéréochimie, le vœu de montrer que la chimie française pouvait égaler la chimie germanique, alors réputée la meilleure au monde ?
Nostalgie : en mai 1975, 101 ans après la publication de J.-A. Le Bel, dans le Bulletin de la Société chimique de Paris, je fus choisi comme moderator pour l’ouverture de la réunion annuelle de stéréochimie du Bürgenstock, près de Lucerne. J’ai participé à une dizaine des toutes premières réunions de cette série ; elles en sont à présent à la 57e !