Justice pour René Carmille (1906)
Le Contrôleur général René Carmille, créateur de l’Insee, est mort en déportation à Dachau le 25 janvier 1945, il y a soixante-quinze ans. Un roman historique lui est consacré aux États-Unis. Sa mémoire mérite mieux que les jugements français à l’emporte-pièce et les fantasmes de l’imaginaire américain, sur l’Occupation, la collaboration et la Résistance.
René Carmille, né à Trémolat (Dordogne) en 1886, est admis à l’X en 1906. Il en sort dans l’Artillerie, arme savante de l’époque, qui avait été au cœur de l’affaire Dreyfus et où la rivalité industrielle, scientifique et militaire avec l’Allemagne perdure. Lieutenant, puis commandant de batterie au début de la guerre de 1914, il occupe ensuite des fonctions d’État-Major, y compris au Deuxième Bureau. En avril 1924, il entre par concours au Contrôle de l’administration de l’armée. Il devient spécialiste de gestion industrielle, promeut notamment le développement de la mécanographie par cartes perforées, tant dans l’Armée que devant la Cour des comptes, et supervise plusieurs opérations d’espionnage.
Déjà l’identification numérique
Dès décembre 1934, pour faciliter la mobilisation des classes d’âges successives, il propose un numéro matricule à 12 chiffres, fondé sur la date et le lieu de naissance et destiné à être attribué aux garçons dès leur déclaration à l’état civil. Il publie De la mécanographie dans les Administrations (Syrey, 1936) et préconise la transformation complète des procédures et la normalisation des nomenclatures de personnel et de matériel.
Or Hitler, arrivé au pouvoir en 1933, entreprend de reconstituer et d’équiper l’armée allemande, y compris en machines mécanographiques IBM. La filiale allemande d’IBM est la Dehomag, que Carmille visite et d’où il rapporte la carte perforée à 80 colonnes. En France, il favorise le développement de Bull, repris en 1936 par la famille Callies-Aussedat, des Papeteries Aussedat le fournisseur en cartes mécanographiques, alliée à la famille Michelin.
Dans Vues d’économie objective (Sirey, 1935), il écrit : « L’hitlérisme allemand […] conçoit donc l’État totalitaire et […] fait régner un nationalisme offensif […] qui, comme en Russie, supprime toute liberté humaine, même celle de penser en silence. » Fin 1939, il récidive dans son article « Sur le germanisme » dans la Revue politique et parlementaire où il consacre plusieurs pages à l’antisémitisme : « La vérité est que le succès de l’antisémitisme allemand provient d’un besoin de places. […] Ce langage a conquis la foule des ingénieurs sans place, des avocats sans cause, des médecins sans clientèle. […] L’antisémitisme ne peut que s’aggraver.[…] Il faut de nouvelles mesures pour justifier les anciennes. »
À l’épreuve de la défaite
Vient la débâcle. L’armistice laisse à la France une armée de 100 000 hommes et plus d’un million de prisonniers. Pour se ménager la possibilité d’un jour remobiliser, le Gouvernement et l’État-Major composent l’armée de troupes combattantes, font camoufler ou transférer en zone libre le maximum de matériel, et donnent des statuts civils à l’intendance. Sont impliqués dans ce projet les généraux Colson (1896), secrétaire d’État à la Guerre, qui avait supervisé les envois d’armes aux républicains espagnols, Weygand, ministre de la Défense nationale, Huntziger, le plénipotentiaire de l’Armistice, qui succède début septembre à Weygand et Colson, les chefs d’État-Major de l’Armée, les généraux Verneau (1911) et Frère ; enfin le colonel Touzet du Vigier, avec qui Carmille participe aux opérations de camouflage de matériel militaire.
Les débuts de la statistique démographique
Dès août 1940, René Carmille propose de rendre civils les services du recrutement et de leur faire tenir à jour un registre mécanographique de la population, fondé sur son numéro d’identité. Le « Service de la démographie » est créé fin 1940. Doté d’un établissement central à Lyon et de directions régionales, il entreprend de mettre sur cartes perforées un énorme fichier (B5) de 2 500 000 démobilisés comportant leurs qualifications militaires. Pour mettre à jour les adresses, il organise un recensement, dit « des activités professionnelles » (AP), avec une nomenclature des professions adaptée. Mais il limite ce recensement à la seule « zone libre ».
Pour attribuer le numéro d’identité, il faut relever les actes de naissance détenus par les greffes des tribunaux, donc négocier avec le ministre de la Justice, Joseph Barthélemy, depuis le 27 janvier 1941. Or celui-ci prépare ce qui va devenir le deuxième « statut des Juifs » du 2 juin 1941, qui les oblige à se faire recenser, sous peine de sanctions sévères. Carmille pratique alors le b.a.-ba des services de renseignements : le leurre. Il accepte d’insérer dans le recensement AP une question n° 11 : « Êtes-vous de race juive ? », et propose, puis promet à Xavier Vallat, Commissaire général aux questions juives (CGQJ), une exploitation mécanographique de son futur fichier. Par ailleurs, comme les greffes relèvent les naissances des deux sexes, on ajoute un treizième chiffre en première colonne, 1 pour les hommes, 2 pour les femmes. Le relevé des actes de naissance a lieu de mars à août 1941, et le recensement AP en juillet.
En Algérie, les recensements décomptent séparément Européens, Juifs et Musulmans. L’abrogation du décret Crémieux avait refait des Juifs des sujets indigènes, discriminés. Or René Carmille y fait passer, dès juin 1940, du matériel mécanographique moderne.
En mai 1941, il explique à Alger au général Weygand, Délégué général, l’intérêt des équipements mécanographiques.
Le SNS d’Alger essaye alors des codes de la première colonne où seraient distingués Français, Étrangers, Juifs et Musulmans.
Des statistiques inexploitables… par l’occupant
Le 11 octobre 1941, le Service de la démographie absorbe la Statistique générale de la France (SGF) chargée jusque-là du recensement quinquennal de la population. Le croisement du fichier B5 et du recensement AP permet de préparer la mobilisation clandestine de 250 000 hommes. Ce travail est achevé à l’été 1942. En même temps, Carmille propose l’aide de son service à toutes les administrations civiles, mais oppose raisons techniques, financières et politiques à l’organisation du recensement AP en zone occupée.
Le leurre fonctionne. La question n° 11 n’a d’autre utilisation que de dispenser des Chantiers de jeunesse quelques jeunes gens qui s’étaient déclarés juifs. Quant à l’exploitation numérique du fichier du CGQJ – environ 110 000 formulaires partagés entre les DR de Clermont-Ferrand et de Limoges – Carmille la retarde le plus possible par des consignes orales et fit si bien que le chiffrement demandé n’aboutit, après trois ans d’atermoiements, qu’à un état numérique anonyme et anodin, qui n’était pas terminé en février 1944, lors de l’arrestation de Carmille. C’est ce sabotage que met en lumière Edwin Black dans IBM et l’Holocauste (Robert Laffont, 2001) et qui fait de Carmille – en Amérique – The First Hacker et A Quiet Hero.
Vers la clandestinité
Le 4 septembre 1942, catastrophe. Laval fait instituer le Service du travail obligatoire (STO). Vichy, qui a déjà rendu obligatoire la déclaration de changement de domicile, implique le SNS dans l’organisation du recrutement. Or le 8 novembre commence le débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Le SNS d’Alger est réquisitionné. Le 26 décembre, le commandement allié nomme le général Giraud « commandant en chef civil et militaire ». Grâce aux cartes perforées de Carmille, la mobilisation de l’armée d’Afrique se fait avec rapidité mais sous forme discriminatoire.
Les Allemands répondent en envahissant Lyon et la zone Sud, privant Vichy de son dernier attribut de souveraineté. L’Armée d’armistice est dissoute et ses officiers créent l’Organisation de résistance de l’armée (ORA), plus proche de Giraud que de De Gaulle. Le 27 novembre, la flotte française se saborde à Toulon. Tentant le tout pour le tout, le 4 décembre, Carmille fait visiter au maréchal Pétain la direction régionale du SNS à Clermont-Ferrand et lui expose qu’on pourrait réunir les éléments de plusieurs divisions pour affronter l’ennemi. En vain. La mort dans l’âme, René Carmille fait alors détruire les fichiers de mobilisation, camoufle les codes et enterre les dossiers les plus compromettants. Il affiche désormais ostensiblement les activités civiles du SNS et plonge pour le reste dans la clandestinité.
“Il faudrait parler
du « numéro Carmille », comme on dit
la tour Eiffel.”
La déportation
Il retarde et empêche, tout au long de l’année 1943, l’inscription du numéro d’identité sur les formulaires du STO. Par le réseau Jade-Amicol, il fait remettre à l’Intelligence Service les modèles de la carte d’identité que Vichy veut instaurer et des machines destinées à composter les cartes. Des avis de décès reçus au SNS sont utilisés pour mettre de « vraies-fausses » cartes d’identité à la disposition de résistants, de déserteurs allemands et de Juifs.
Il fait partie du réseau Marco-Polo, spécialisé dans l’interception des transmissions. Mais la Gestapo resserre son étau sur les réseaux lyonnais de Résistance, qui subissent de lourdes pertes. Le 19 novembre 1943, quai Gailleton, le camion qui sert de central de télécommunications à l’État-Major allemand explose. La Gestapo remonte alors la filière Marco-Polo. Prévenu du danger, Carmille reste à son poste et est arrêté avec son chef de cabinet Raymond Jaouen, le 3 février 1944. Torturé puis interné à la prison Montluc, il est transféré à Compiègne. De là, il part pour Dachau par le « train de la mort » des 2–5 juillet 1944. Jaouen meurt étouffé pendant le trajet, Carmille survit quelques mois mais le typhus finit par l’emporter. La Gestapo a au moins gagné sur ce point : les débarquements de Normandie (6 juin) et de Provence (15 août) ne peuvent s’appuyer sur la mobilisation de spécialistes qu’il avait prévue.
En trois ans Carmille a doté la France d’un service de statistiques performant, gérant des fichiers d’individus, d’entreprises et d’établissements, pratiquant sondages et enquêtes, recrutant à l’École polytechnique, disposant d’une école d’application et d’une déontologie. Et d’un numéro d’identité de 13 chiffres, fondé sur le lieu et la date de naissance, toujours en usage, qu’il faudrait appeler le « numéro Carmille », comme on dit la tour Eiffel.
En son honneur, l’École d’Administration militaire (EMCTA) a donné son nom à sa promotion 2008–2009.
Ressources
Harshbarger (Dwight) : A Quiet Hero. A Novel of Resistance in WWII France, Mascot Books, Herndon, VA, 2018.
Commentaire
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Nous publions ici, avec leur accord, un échange entre l’auteur et Hubert Levy-Lambert :
HLL : Je ne comprends pas bien le titre de ton excellent article. Carmille n’est pas Rossel ni Bastien-Thiry ! Son nom est inscrit sur le monument aux morts de l’X et il a eu droit à une notice dans ma brochure « Pour la Patrie » page 172, dérivée de sa notice wikipedia très documentée. Son nom a été cité dans le discours du ministre du 8 octobre 2014, juste avant les Compagnons de la Libération (page 12 ibid).
L’auteur : S’agissant du titre de mon article, il est expliqué dans le chapeau, de façon sans doute sibylline : la mémoire de Carmille « mérite mieux que les jugements français à l’emporte-pièce et les fantasmes de l’imaginaire américain » Les « fantasmes de l’imaginaire américain » se développent depuis le livre d’Edwin Black, IBM et l’Holocauste, qui a laissé entendre que le sabotage – indéniable – de l’exploitation mécanographique du fichier du CGQJ a sauvé des milliers de Juifs. Or ce fichier avait plutôt des visées économiques que policières ; si Carmille a certainement sauvé des Juifs par son action ultérieure et notamment par les fausses cartes d’identité que sa position au SNS permettait, ce sabotage a plutôt empêché des spoliations ; les rafles et déportations se sont faites, hélas, à partir de fichiers manuels.
Quant aux « jugements français à l’emporte pièce », ce sont ceux qui classent sommairement Carmille dans la prétendue catégorie des « vichysto-résistants », inventée par l’historien Jean-Pierre Azéma. Celui-ci est l’auteur principal du rapport Rémond (1996) puis du rapport Azéma (1998) – autour des fichiers de la Préfecture de police, puis de ceux de la mobilisation en Algérie, qui ont accablé la mémoire de Carmille. Azéma fut le directeur de thèse de Johanna Barasz, dont tu peux lire l’article « De Vichy à la Résistance : les vichysto-résistants 1940–1944 » ici :
https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2011–2‑page-27.htm#re1no1
Voir notamment la note 1, et la note 27 :
Autre vivier manifeste de vichysto-résistants, les services de renseignement de Vichy, officiels ou camouflés comme les services du colonel Paillole, ainsi que les groupes de militaires qui, (…) couvrirent les activités officieuses ( …) du contrôleur général Carmille dont les statistiques devaient permettre la préparation d’une mobilisation secrète (27) (27) Retenir ces viviers n’implique pas qu’en tant que telles, ces différentes organisations soient « résistantes. » »
Je compte compléter l’article de Wikipedia pour « faire justice » de ces « jugements à l’emporte-pièce ».
Espérant avoir répondu à ton point d’interrogation, je te prie de croire, mon cher Hubert, à mon excellent et bien amical souvenir