Karl Marx ou l’esprit du monde
Jacques Attali qui n’a jamais été marxiste est cependant un réel admirateur de Marx et de sa pensée exceptionnelle. Sa sympathie pour Lénine est voisine de zéro et il se plaît à rétablir la vérité quand elle est occultée. Il estime que le concept de “ marxisme-léninisme ” qui a toujours un grand succès dans certains pays (Cuba, Corée, Pérou, Népal) n’a aucun sens, alors que celui de “marxisme” pourrait en avoir un. Jacques Attali met fin à bien des idées fausses, et nous donne envie de mieux connaître Marx. Nous proposons au lecteur quelques éléments du livre très librement choisis :
Karl Marx est l’héritier d’une famille de rabbins allemands (les Minz) réfugiés à Padoue, puis revenus à Trèves en Rhénanie. La transformation de Marc en Marx ne tiendrait qu’à des errements de graphie. La mère de Karl Henrietta Pressburg est une juive hollandaise, son père Herschel Marx Levy, ouvertement athée, admirateur de Napoléon. Obligé par la loi allemande de choisir entre sa religion et sa profession, Herschel décide de renoncer au judaïsme pour le luthéranisme, pour pouvoir exercer son métier d’avocat. Karl Marx, né à Trèves le 5 mai 1818, a été baptisé dans la religion réformée en 1824.
Le personnage est présenté tour à tour comme abominablement égoïste, insupportablement mesquin, immensément paresseux, affreusement dur avec ses enfants, irrésistiblement bourgeois, on lui reproche d’être athée, ou d’être un croyant masqué. Mais d’autres racontent sa vie comme celle d’un quasi-Messie : parmi ses admirateurs, sa famille, ses amis, mais aussi ceux qui se sont abominablement servi de lui, tels Lénine, Pol Pot, Fidel Castro et beaucoup d’autres.
Karl Marx est parfois accusé d’avoir fait le lit de deux totalitarismes, deux effroyables perversions du XXe siècle : le nazisme et le stalinisme, nés de la Première Guerre mondiale. Deux pays considérés comme des héritiers dévoyés de Hegel et de Marx, la Russie et la Prusse, ont en effet sécrété un dirigisme nationaliste et un socialisme internationaliste. En fait, Marx avait clairement pris ses distances avec ces deux pays. Il n’aimait pas la Prusse et se méfiait de la Russie, alors qu’il adorait la France, la Belgique et la Grande-Bretagne ; il semble avoir profondément regretté les erreurs dramatiques de Napoléon III en matière de politique étrangère. Comment avoir délibérément laissé la Prusse totalitaire vaincre à Sadowa une Autriche imaginative et réformiste ? Marx avait bien vu que Sadowa préfigurait la guerre de 1870 et la défaite de la France.
Jacques Attali estime en outre que les meilleurs amis de Marx (Engels, Kautsky) l’ont enseveli sous plusieurs couches de simplifications puis de mensonges, mais aussi et surtout que Lénine qui avait intérêt à se présenter comme son successeur a volontairement déformé sa pensée pour servir ses projets, et que Staline a bien évidemment repris les propos de Lénine. Marx n’a jamais pensé que le communisme puisse être promu par une révolution dans un seul pays (surtout pas la Russie).
Jacques Attali montre que Marx avait une vision du monde singulièrement perspicace.
Aujourd’hui, alors que plus personne ne l’étudie, il est de bon ton de soutenir qu’il s’est trompé en croyant le capitalisme moribond et le socialisme à portée de main, mais à l’inverse, aux yeux de beaucoup, il passe pour le principal responsable de quelques-uns des plus grands crimes de l’histoire. En fait, à lire son œuvre de près, on découvre qu’il a vu, bien avant tout le monde, en quoi le capitalisme constituait une libération des aliénations antérieures, on découvre aussi qu’il ne l’a jamais pensé à l’agonie, et qu’il n’a jamais cru le socialisme “ possible dans un seul pays ”, mais qu’il a fait au contraire l’apologie du libre-échange, et qu’il a prévu que la révolution ne viendrait, si elle advenait, que comme le dépassement d’un capitalisme devenu universel. Tout au long de son livre, Jacques Attali nous fait partager l’admiration de Marx pour les inventions des hommes : électricité, locomotive, moteur à explosion, photographie, téléphone, et pour le progrès en général.
Jacques Attali regrette que Marx ait été discrédité, alors qu’il avait merveilleusement prévu ce qui allait changer : en 1883 (année de sa mort), le monde était plein de promesses : la démocratie s’annonçait, la mondialisation s’esquissait, le progrès technique explosait. Cent ans plus tard, les pratiques de l’URSS, de la Chine, du Cambodge, de Cuba et de bien d’autres contribuaient toujours à ce discrédit, en outre les hommes ont pris peur de l’avenir, enfin, à côté de l’argent, le savoir est devenu un capital déterminant.
Pour conclure, Jacques Attali suggère de relire Marx, pour y puiser des raisons de ne pas réitérer les erreurs du siècle passé, de ne pas céder aux fausses certitudes, d’admettre que tout pouvoir doit être réversible, que toute théorie est faite pour être contredite, que toute vérité est vouée à être dépassée, que l’arbitraire est certitude de mort, que le bien absolu est source de mal absolu. Selon lui, une pensée doit rester ouverte, ne pas tout expliquer, admettre des points de vue contraires, ne pas confondre une cause avec des responsables, des mécanismes avec des acteurs, des classes avec des personnes. Il faut laisser l’homme au centre de tout, car il mérite qu’on espère en lui.