L’assistant P4S, les X gendarmes automatisent la planification mensuelle
Les polytechniciens de la Gendarmerie nationale ont développé un algorithme d’aide à la planification des activités en brigade, l’« assistant P4S » (planification à 4 semaines), qui est particulièrement performant et surtout intuitif, au service des commandants de brigade. Ces derniers se sont si bien approprié l’outil qu’ils lui trouvent des applications de plus en plus variées, au-delà de son objectif initial.
Le problème de la planification des missions au sein d’une brigade de gendarmerie est complexe à résoudre, car le commandant de brigade – qui peut avoir entre 15 et 40 gendarmes sous son commandement – doit prendre en considération des dizaines de contraintes différentes et bien souvent contradictoires : des contraintes statutaires, par exemple « après avoir effectué une patrouille de nuit, un gendarme doit bénéficier d’une période de récupération physiologique le lendemain matin », des contraintes opérationnelles telles que « le samedi matin, j’ai besoin de deux gendarmes à l’accueil pour faire face à l’afflux de plaignants » ou encore « chaque nuit, excepté le lundi, je veux au moins une patrouille dehors sur le terrain », mais également les desiderata des gendarmes : « le gendarme K. souhaiterait être en repos le deuxième week-end du mois ». Il s’agit alors de réaliser un planning respectant l’ensemble de ces contraintes (ou la majorité s’il est impossible de faire autrement), tout en étant équitable dans la répartition des missions. Concrètement, réaliser cette planification demande à chaque commandant de brigade une à deux journées de travail par mois, avec toujours ce doute à l’issue : « Aurais-je pu concevoir un meilleur planning ? » Il faut ajouter que, lorsqu’un imprévu survient, par exemple si un gendarme tombe malade, il est souvent nécessaire de refaire une partie importante du planning. Pour aider les commandants de brigade à résoudre ce problème, la Gendarmerie nationale a développé en interne un outil d’aide à la décision : l’assistant P4S.
L’équation complexe de la planification mensuelle des services
La Gendarmerie nationale s’appuie sur un réseau de plus de 3 000 brigades réparties à travers le territoire métropolitain et ultramarin. Chaque mois, ce sont donc autant de commandants d’unité qui doivent effectuer la planification mensuelle du service (appelée P4S dans le jargon des gendarmes pour « prévision à 4 semaines ») : il s’agit d’attribuer à chaque gendarme de l’unité une mission pour chaque période (matin, après-midi et nuit) des vingt-huit jours du mois à venir.
Une histoire de polytechniciens
L’histoire de la conception de l’assistant P4S est intimement liée aux polytechniciens et démontre tout l’intérêt des relations étroites entretenues entre l’École et la gendarmerie. En 2018, un élève officier polytechnicien, Arthur Ribeiro de Carvalho (X17), effectue son stage FHM dans le groupement de gendarmerie départementale du Lot-et-Garonne et développe un démonstrateur : l’outil n’est pas paramétrable et ne peut donc pas s’adapter à la diversité des modes de fonctionnement des brigades, mais il suffit à démontrer la pertinence et la faisabilité de l’automatisation de la planification mensuelle du service. Deux ans plus tard, un autre polytechnicien de la même promotion, Robin Michard (X17), réalise son stage de recherche au sein du service des technologies et des systèmes d’information de la sécurité intérieure (ST(SI)²) et développe un prototype entièrement paramétrable, qui est testé et validé par une trentaine de commandants de brigade. L’histoire continue puisque Robin et Arthur ont depuis rejoint la Gendarmerie nationale et sont actuellement tous les deux des commandants de brigade.
Du prototype au déploiement national
À l’issue du stage de Robin, le prototype a été repris, amélioré puis industrialisé par le DataLab du ST(SI)² afin de prendre en compte 3 000 utilisateurs potentiels. L’algorithme a été intégré au sein du système d’information de la gendarmerie dédié à la planification du service et à la remontée des résultats, et il est actuellement progressivement déployé à travers l’ensemble des unités de gendarmerie. Le caractère graduel de cette mise à disposition permet d’accompagner étroitement les commandants d’unité dans l’appropriation de l’outil, avec le déplacement de formateurs au sein de chaque région au moment du déploiement.
Le cœur de l’algorithme : de la recherche opérationnelle
Revenons-en à l’assistant P4S. L’outil est fondé sur des techniques classiques de recherche opérationnelle : la planification mensuelle du service est modélisée de manière mathématique sous la forme d’un problème d’optimisation linéaire en nombres entiers, avec deux objectifs. L’objectif principal est de réaliser une répartition équitable des missions entre les gendarmes. L’objectif secondaire est de minimiser le nombre de contraintes qui ne sont pas respectées, les contraintes étant pondérées selon leur importance.
Un problème devant être entièrement paramétrable
L’assistant P4S doit s’adapter aux multiples modes de fonctionnement des brigades afin de pouvoir être utilisé par tous les commandants d’unité. Pour illustrer cette diversité, prenons deux exemples. Si l’on considère une première brigade située dans une zone à forte activité et dotée d’une quarantaine de gendarmes : afin de se dégager des marges de manœuvre et gérer ainsi correctement les multiples sollicitations opérationnelles, le commandant d’unité peut décider de scinder son unité en différents groupes spécialisés, chacun chargé d’une mission particulière (gestion des interventions, gestion des enquêtes, etc.).
A contrario, si l’on considère une brigade composée de seulement une quinzaine de militaires, le commandant d’unité a peu de marge de manœuvre : chaque gendarme va devoir successivement assurer l’ensemble des missions et il sera même parfois nécessaire d’affecter plusieurs missions simultanément à un même gendarme, par exemple assurer à la fois la permanence judiciaire et la permanence opérationnelle. De même, les besoins opérationnels en zone touristique, en zone rurale ou en zone urbaine sont fort différents et engendrent une variété importante dans la nature des missions à effectuer.
“Un outil intégralement paramétrable et en même temps intuitif dans son utilisation.”
Chaque unité possède donc une organisation et des impératifs qui lui sont propres. Pour prendre correctement en compte ces spécificités, les contraintes du problème ont été posées de manière à être intégralement paramétrables par les commandants d’unité.
L’importance de l’interface utilisateur
La difficulté principale est de rendre cet outil, intégralement paramétrable, également intuitif dans son utilisation : il est destiné à environ 3 000 commandants d’unité qui ne connaissent pas la recherche opérationnelle et pour qui formaliser la manière dont ils conçoivent leur service est parfois difficile. Réussir à paramétrer finement l’outil de façon à ce qu’il génère des plannings respectant le mode d’organisation mis en place dans leur unité peut donc se révéler compliqué.
Concrètement, l’utilisation de l’assistant P4S se déroule de la façon suivante : grâce à une interface web, les commandants d’unité peuvent configurer finement l’assistant à travers un parcours utilisateur. Ils vont ainsi successivement définir les positions de service propres à l’unité (par exemple : chargé d’accueil, permanence judiciaire, patrouilles…), les besoins en militaires pour chaque position, la capacité de chaque militaire à assurer chaque type de mission, les enchaînements de positions obligatoires ou interdits, le nombre cible de missions à assurer pour chaque militaire, etc. L’utilisateur est également en mesure d’associer des degrés de priorité aux contraintes, dans le cas où ces dernières ne pourraient pas être respectées de manière simultanée.
Expliquer l’absence de solution
Il arrive régulièrement que le solveur conclue qu’il n’existe aucune solution au problème de planification soumis par l’utilisateur. Cela survient lorsque des contraintes contradictoires sont encodées, soit par inadvertance, soit au contraire par volonté de tester l’impact de l’ajout de contraintes plus « fortes » que celles réellement respectées dans les plannings réalisés manuellement.
Prenons à titre d’illustration, l’exemple suivant qui n’a pas de solution : 1. chaque jour deux gendarmes doivent assurer la permanence judiciaire ; 2. le week-end du 23–24 juillet, seulement trois gendarmes sont disponibles et capables de prendre cette permanence judiciaire ; 3. une journée de permanence judiciaire doit être suivie d’une matinée sans mission le lendemain. Lorsque de telles situations surviennent, il est indispensable de ne pas laisser le commandant d’unité seul face à cette absence de solution, mais au contraire de lui expliquer l’origine du problème afin qu’il puisse, en connaissance de cause, prendre une décision qui rende le problème à nouveau solvable, en relâchant telle ou telle contrainte. Pour fournir au commandant d’unité une explication lorsque le problème n’a pas de solution, on identifie automatiquement des ensembles minimums de contraintes en contradiction – dans le jargon académique : irreducibly inconsistent systems (IIS) – et on produit à partir de ces ensembles des phrases simples explicitant la contradiction présente dans le problème de planification soumis au solveur.
Dans le cas de l’exemple précédent, l’outil préciserait que les besoins pour la mission permanence judiciaire ne sont pas atteignables au regard des effectifs disponibles le week-end du 23–24 juillet et de l’impossibilité d’enchaîner deux permanences judiciaires. L’assistant P4S n’est qu’un outil d’aide à la décision et n’a pas vocation à se substituer au commandant de brigade : charge à ce dernier de décider si, dans ce cas précis, il préfère attribuer moins de repos lors du week-end du 23–24 juillet ou s’il accepte qu’un gendarme puisse exceptionnellement enchaîner deux permanences judiciaires.
De nouveaux usages
Au-delà de l’intérêt pratique – gain de temps lors de la génération d’un planning – on remarque que cet outil est également utilisé par certains commandants d’unité pour questionner et optimiser les modes d’organisation existants : l’assistant P4S sert alors de simulateur pour expérimenter et mesurer l’impact de décisions, par exemple : « Je souhaite positionner un deuxième militaire quotidiennement à l’accueil pour aider le chargé d’accueil. Est-ce possible ? Quel est l’impact de ce changement si seuls les militaires des grades de gendarme et maréchal des logis chef effectuent cette mission ? Etc. »
La recherche opérationnelle : des gains potentiels importants au profit des forces de sécurité
Ayant monté en compétence dans le domaine de l’optimisation sous contraintes avec ce premier projet, le DataLab du ST(SI)² cherche désormais à proposer des outils d’aide à la décision aux divers états-majors de l’administration centrale, qui sont régulièrement confrontés à des défis d’optimisation sous contraintes. Cela peut concerner des problèmes similaires de planification : aider à la conception des plans de recrutement et d’incorporation des futurs élèves gendarmes tout en prenant en compte les objectifs politiques (hausse des volumes de recrutement), les contraintes budgétaires mais également logistiques (propres aux capacités de chaque école de formation) ; ou encore aider à la planification des missions de la centaine d’escadrons de gendarmerie mobile : on souhaite alors respecter l’ensemble des besoins opérationnels fixés par les décideurs, tout en étant équitable entre les escadrons et en laissant le temps à chaque escadron d’effectuer sa formation continue.
Le DataLab traite également des problèmes d’allocation de ressources, par exemple proposer au gestionnaire RH des outils de simulation et d’aide à la conception des plans de mutation ; voire expérimente des prototypes plus atypiques, par exemple pour tirer profit des positions GPS des patrouilles présentes sur le terrain et proposer immédiatement à un chef opérationnel des plans d’interception optimisés lorsque certains événements surviennent, tels qu’un braquage, un délit de fuite, etc.