L’océan et le carbone : et les Shadoks pompaient, pompaient…
L’océan est un gigantesque réservoir de carbone. On estime qu’il renferme 40 000 gigatonnes (Gt) de carbone, soit cinquante fois plus que l’atmosphère. Chaque année, ces deux réservoirs s’accroissent d’une partie des émissions de CO2 relâchées par les activités humaines. Le rôle de puits de carbone de l’océan est réaffirmé par chaque nouveau rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (le GIEC). Mais ce rempart naturel contre le changement climatique montre des signes d’affaiblissement. À tel point que des solutions artificielles sont envisagées pour le renforcer. Sans doute en vain, et avec des risques pour l’environnement.
2,5 gigatonnes (Gt) : c’est la quantité de carbone que l’océan a séquestrée en moyenne chaque année au cours de la dernière décennie. Cela correspond peu ou prou au quart des émissions annuelles de CO2 d’origine anthropique, c’est-à-dire du carbone relâché dans l’atmosphère par l’activité humaine, principalement la combustion du pétrole, du charbon et du gaz. La biosphère continentale en stocke, elle, environ un tiers et le reste s’accumule dans l’atmosphère. La capacité naturelle de l’océan à pomper le carbone en fait un puissant amortisseur contre le changement climatique.
« La capacité naturelle de l’océan à pomper le carbone en fait un puissant amortisseur contre le changement climatique. »
Les progrès de la recherche ont permis d’évaluer ce puits de carbone avec une précision croissante, de comprendre son fonctionnement, de suivre son évolution dans le temps et d’anticiper son évolution future en réponse à nos émissions de carbone. La compréhension des pompes de carbone relève de la biogéochimie marine, une discipline relativement récente. Lorsque le plus ancien d’entre nous démarra sa thèse en 1993, les modèles de cycles du carbone en étaient à leur balbutiement.
Trente ans plus tard qu’a‑t-on appris et quelles sont les grandes questions pour la nouvelle génération de chercheurs, dont le plus jeune d’entre nous fait partie ? Le présent article de synthèse est aussi un dialogue entre générations et un passage de relai sur un enjeu clé pour le climat.
Un fonctionnement par système de pompes
Deux systèmes de pompes régissent l’absorption du carbone par l’océan. La première pompe est physico-chimique : lorsque les eaux tropicales superficielles chaudes sont entraînées vers les hautes latitudes, elles se refroidissent. Ce refroidissement augmente leur capacité à dissoudre le CO2 atmosphérique, tout en augmentant leur densité. Une fois arrivées aux latitudes polaires, elles plongent en profondeur et emportent avec elles le CO2, qui est ainsi soustrait à tout contact avec l’atmosphère pour des centaines d’années.
La seconde pompe est biologique : elle résulte de la fixation du CO2 atmosphérique par le phytoplancton, autrement dit l’ensemble des micro-organismes marins photosynthétiques qui flottent dans la couche superficielle des océans. Cyanobactéries, picoflagellés, diatomées et autres coccolithophoridés assurent à eux seuls environ la moitié de la production primaire de la planète, en utilisant le CO2 pour synthétiser des molécules carbonées organiques. La chaîne alimentaire entre ensuite en action : le phytoplancton est brouté par le zooplancton, des animaux planctoniques qui sont consommés à leur tour par des organismes plus grands, et ainsi de suite. Une partie de ce carbone est rejetée dans les profondeurs sous forme de déchets organiques – cadavres, particules fécales – et est ainsi isolée de l’atmosphère.
« Cyanobactéries, picoflagellés, diatomées et autres coccolithophoridés assurent à eux seuls environ la moitié de la production primaire de la planète, en utilisant le CO2 pour synthétiser des molécules carbonées organiques. »
Comme la pompe physico-chimique, la pompe biologique est particulièrement active dans les zones de latitude comprises entre 40° et 60° dans les deux hémisphères (Atlantique Nord, Pacifique Nord et une partie de l’océan Austral). À l’inverse, dans le Pacifique équatorial, l’Atlantique équatorial et l’ouest de la mer d’Arabie, les eaux plus profondes remontent vers la surface et recrachent dans l’atmosphère une partie du CO2 qu’elles ont emmagasiné. La séquestration de carbone anthropique représente un déséquilibre de quelques pour cent seulement entre les flux de CO2 entrant et sortant dans l’océan, ce qui la rend particulièrement difficile à mesurer.
Une protection naturelle qui s’essouffle
Anticiper l’évolution de la capacité de l’océan à piéger le CO2 au cours du XXIe siècle est essentiel pour la mise en place d’une politique climatique. La trajectoire de la réduction de nos émissions pour atteindre l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050 repose sur cette évaluation. Le puits océanique de carbone a connu une croissance quasi linéaire au cours des soixante dernières années, passant d’une valeur proche de 1 Gt par an dans les années 1960 à la valeur maximale de 2,5 Gt par an estimée aujourd’hui.
Cette croissance est une réponse directe à l’augmentation de CO2 dans l’atmosphère. Mais, durant cette même période, l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère s’est accélérée, passant d’une partie par million (ppm) par an dans les années 1960 à plus de deux ppm par an aujourd’hui. Ainsi, tels les Shadoks qui s’usent à pomper en vain, on sait désormais avec certitude que l’efficacité de l’océan à piéger le CO2 a déjà diminué.
C’est ce que nous anticipions et suivions de près depuis une vingtaine d’années, et qui a été confirmé dans le dernier rapport du GIEC. Les projections analysées par le GIEC montrent par ailleurs que la proportion des émissions de CO2 captée par les océans est deux fois plus faible dans un scénario de développement riche en combustibles fossiles que dans un scénario de développement durable. En d’autres termes, plus nous sommes vertueux et diminuons nos émissions, plus l’océan pourra continuer à nous protéger.
Un essoufflement dû à des facteurs multiples
Le cycle du carbone dans l’océan mêle intimement des processus chimiques, biologiques et physiques. Tous interviennent dans l’évolution des pompes à carbone. Ils sont tous pris en compte à l’heure actuelle dans les efforts de projection du changement climatique, mais compris à des degrés divers. Les processus chimiques sont les plus simples à prévoir. Plus l’océan absorbe de CO2, plus il devient acide. Et plus il est acide, moins il peut pomper de CO2. Cela signifie que l’augmentation du CO2 atmosphérique entraîne une diminution de la capacité de l’océan à capturer le CO2. Autre paramètre dont l’évolution explique un ralentissement de la pompe : l’augmentation de la température des eaux de surface. Des eaux plus chaudes dissolvent moins facilement le CO2, ce qui diminue son absorption.
Des connaissances encore incomplètes
À l’opposé, l’évolution des processus biologiques est d’une extrême complexité. En effet, le phytoplancton n’a rien d’une entité homogène. Toutes les espèces qui le composent ne réagissent pas de la même façon au changement climatique en cours et il est difficile d’anticiper la réponse de l’écosystème dans son ensemble. Le développement et la généralisation de l’analyse génomique ont permis de faire un bond en avant dans la description de la complexité de la vie microbienne dans l’océan, mais on sait encore peu de chose sur son potentiel d’adaptation.
Dans de vastes régions océaniques, on a toutefois observé un ralentissement de la pompe, notamment grâce à un suivi de plus de vingt ans d’imagerie satellite. On explique ce ralentissement par l’augmentation de la température des eaux de surface, qui entraîne une stratification plus prononcée des couches océaniques : les eaux intermédiaires ont plus de mal à atteindre la couche de surface où se trouve le phytoplancton. Or c’est la remontée de ces eaux qui apporte au phytoplancton les sels nutritifs dont il a besoin. Résultat : la croissance du phytoplancton diminue, ce qui réduit le flux de carbone sous forme de particules vers le fond de l’océan.
Mais, là encore, nous avons beaucoup à apprendre sur cet export particulaire de carbone ; il a longtemps été expliqué par la gravitation, les particules coulant vers le fond de l’océan, mais d’autres voies sont progressivement découvertes, certaines liées à la migration verticale de quelques espèces et d’autres au transport par des courants verticaux très fins et très intenses, qui ont été mis en évidence il y a une vingtaine d’années et dont la contribution précise reste encore à évaluer.
Des incertitudes certes, mais des évolutions qui vont toutes dans le même sens
Outre les pompes chimiques et biologiques, il est à craindre que l’efficacité de la pompe physique de carbone diminue également. Là encore, de nombreuses incertitudes subsistent, notamment car la circulation thermohaline, qui emporte le carbone depuis la surface vers le fond des océans, présente une variabilité naturelle forte. Si les premiers signes de ralentissement de cette circulation sont là, il est encore difficile de prévoir son évolution future, et en particulier de savoir si des points de basculement du système sont à craindre au cours du xxie siècle. Cela est lié à plusieurs verrous, tels que notre incapacité actuelle à bien intégrer toutes les échelles de la turbulence océanique et les incertitudes entourant l’intensité et la rapidité de la fonte de la banquise au cours des prochaines décennies.
Le mirage de la géo-ingénierie
Si l’on en croit la maxime des Shadoks, « il vaut mieux pomper, même s’il ne se passe rien, que risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas ». Plusieurs techniques d’augmentation artificielle du puits de carbone océanique sont aujourd’hui envisagées. Fertilisation des océans, plantations de macroalgues, remontée artificielle d’eaux profondes riches en sels nutritifs ou encore déplacement des équilibres fondamentaux de la chimie océanique du carbone, les idées ne manquent pas. Leur potentiel de capture de carbone est néanmoins très controversé et la faisabilité d’un déploiement à grande échelle n’a pas été démontrée ; il faudrait qu’elles soient massivement déployées pour avoir un impact significatif sur le climat, ce qui n’est même pas garanti.
La question même de la vérification de l’efficacité de ces techniques n’est pas résolue, en partie en raison du caractère non local des flux de carbone dans l’océan. Les effets secondaires néfastes associés à ces techniques sont potentiellement nombreux (bouleversement des équilibres écologiques locaux, pollution aux métaux, acidification…) et encore mal compris.
“Les techniques de captation de carbone par les océans ne sont ni mûres, ni prêtes à être mises en œuvre.”
À l’heure actuelle, les techniques de captation artificielles de carbone par les océans ne sont ni mûres, ni prêtes à être mises en œuvre, et pourraient faire plus de mal que de bien. Ainsi, n’en déplaise aux Shadoks, les connaissances actuelles sur ces techniques sont encore largement insuffisantes pour qu’on puisse envisager de les déployer à grande échelle. Des efforts de recherche importants sont encore nécessaires avant d’espérer aboutir à des solutions fiables, viables et quantifiables de capture et stockage de carbone par l’océan. Pour limiter le réchauffement de la planète à moins de 1,5 oC ou 2 oC au cours de ce siècle, les solutions de captation de carbone seront nécessaires mais ne seront pas des solutions miracles.