La baie du mont-Saint-Michel et ses bassins versants : un modèle d’anthroposystèmes
Cela fait longtemps que les scientifiques de disciplines variées s’intéressent à ce site prestigieux qu’est la baie du Mont-Saint-Michel, car outre son intérêt historique elle représente un terrain d’observation idéal pour de nombreuses spécialités :
- les sédimentologues la considèrent comme l’un des plus beaux modèles sédimentaires au monde,
- les écologues la considèrent comme une zone idéale pour étudier comment évoluent les systèmes écologiques sous l’action concomitante des phénomènes naturels et anthropiques. Dans le cadre des recherches sur les échanges continent – océan, les bassins versants de la baie permettent d’évaluer le rôle des dysfonctionnements induits dans les eaux côtières par l’évolution de la qualité des eaux des rivières provoquée par les changements d’usage des sols et la forte diminution de la trame bocagère dans les paysages des bassins versants,
- la baie s’avère être un bon exemple de système en perpétuel changement où il importe de définir les conditions d’un développement durable,
- dans le contexte actuel et futur d’augmentation du niveau des mers, phénomène lié à l’augmentation de la température du globe du fait de l’effet de serre, la baie du Mont-Saint-Michel peut, à cause de son histoire, fournir des indications précieuses sur l’évolution du trait de côte et jouer un véritable rôle de » sentinelle « .
Une vingtaine d’équipes de recherche se sont focalisées sur ce secteur pour répondre à l’ensemble de ces questions.<
Si la baie constitue un modèle d’intérêt exceptionnel sur le plan sédimentaire, c’est parce que s’y est formé, depuis des milliers d’années, ce que l’on appelle un prisme sédimentaire hétérogène. En effet, pendant les phases de transgression marine (la mer progresse vers l’intérieur), des dépôts marins s’accumulent, alors que les phases de régression du niveau des mers se traduisent par l’installation de marais d’eau douce sur les anciens marais salés, avec accumulation de matière organique (la tourbe). Ce système » feuilleté » permet, grâce à la datation du carbone de la tourbe, d’avoir la chronologie de tous les événements qui ont caractérisé l’histoire de la baie, et aussi de reconstituer l’évolution du trait de côte en conditions naturelles.
On sait ainsi qu’au cours des 10 000 dernières années l’augmentation du niveau des mers a été plus ou moins rapide : de 10 000 à 7 500 BP *, le niveau des mers a augmenté de 60 cm par siècle (augmentation attendue pour le nouveau siècle) puis elle a été de 33 cm par siècle entre 7 500 et 5 000 ans BP. À partir de là, elle s’est stabilisée autour de 10 cm par siècle pour atteindre 15 cm au XXe siècle.
Depuis le Moyen-âge, le trait de côte de la baie évolue également en fonction des interventions humaines : endigages successifs qui ont permis la mise en place progressive des marais de Dol (12 000 ha) et des polders récents (2 800 ha), aménagements divers tels que : canalisation du Couesnon, construction de la digue-route, édification du barrage de la Caserne… Ces travaux ont fortement modifié l’équilibre dynamique de la baie, accélérant son colmatage par des sédiments que ne peuvent plus enlever ni les fleuves ni les marées.
Actuellement, les dépôts sédimentaires continuent au rythme de 1 500 000 m3/an et l’extension des marais salés se poursuit au rythme moyen de 25 à 30 nouveaux hectares/an. Mais la progression la plus spectaculaire des marais salés se situe autour du Mont-Saint-Michel, menacé d’être enclavé au milieu des terres. Cette situation a provoqué une réaction : tenter d’enrayer ce problème d’atterrissement autour du Mont. En 1975 débutent alors une série d’études courantologiques et sédimentologues, complétées par la réalisation d’un modèle physique (modèle réduit) de la » petite baie « , l’ensemble étant destiné :
1) à comprendre les causes de » l’ensablement » (terme alors utilisé),
2) à établir des prévisions d’évolution,
3) à proposer des travaux de » désensablement « . La technique proposée pour se débarrasser des sédiments excédentaires consistait essentiellement à créer des bassins-chasse d’eau permettant de supprimer de grandes surfaces de marais salés. Plusieurs projets se sont succédé sans aboutir à un consensus ; seul, l’arasement de la digue de Roche-Torin a été effectué (1984). Les études ont été reprises et affinées ainsi que le modèle réduit (modèle SOGREAH) dans les années 1995–2001.
Marais salé non pâturé, marais à obione.
© MUSEUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE
Le projet actuel est très différent : il vise essentiellement à maintenir un caractère maritime aux abords du Mont-Saint-Michel, avec un barrage-chasse d’eau sur le Couesnon, la partition du Couesnon en deux bras de part et d’autre du Mont-Saint-Michel, la suppression partielle de la digue-route afin de maintenir la circulation d’eau tout autour du Mont (voir article de Philippe Unterreiner).
Les travaux de recherche qui ont permis, au début de cette longue marche vers le maintien du caractère maritime aux abords du Mont, de proposer des solutions pour bloquer les dépôts sédimentaires et l’envahissement par les marais salés se sont focalisés uniquement sur des modèles hydrodynamiques et sédimentaires.
Ils ont pendant longtemps occulté un aspect fondamental : la baie est aussi une baie vivante caractérisée par des richesses naturelles exceptionnelles :
- pour les oiseaux migrateurs, elle est une zone d’hivernage d’importance internationale, plus spécialement pour les anatidés (canards et oies) et les limicoles. Les marais salés jouent un rôle essentiel pour ces oiseaux d’eau, en particulier pour les canards siffleurs et les bernaches cravant dont l’alimentation est basée sur la puccinellie, plante favorisée par le pâturage des moutons. Pas moins des 4⁄5 des marais salés de toute la baie sont pâturés par les moutons de prés-salés (cheptel évalué à 17 000 brebis). Une demande d’obtention d’AOC a été mise en place pour favoriser le maintien de cet élevage dont l’intérêt est à la fois économique mais également écologique puisque, grâce à lui, la baie constitue une zone privilégiée pour l’accueil de certains oiseaux d’eau,
- les gisements d’huîtres plates ont naguère fait la réputation de la baie. Épuisés par surpêche et l’apparition de parasites dans les années 1930, les stocks d’huîtres sauvages ont été remplacés par des huîtres d’élevage, plates et creuses. Plus récemment, vers 1960, est apparue la mytiliculture. Actuellement, avec une production moyenne de 10 000 tonnes de moules de bouchots par an, la baie du Mont-Saint-Michel est devenue un des tout premiers centres de production des côtes françaises, tout en restant, avec 6 000 tonnes/an, une zone ostréicole encore importante,
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la baie est également une nurserie de premier plan pour de nombreuses espèces de poissons : soles, plies, raies, bars, mulets…
- la baie représente le plus vaste » gisement » de récifs d’hermelles de toutes les côtes européennes. Le plus connu et le plus étendu d’entre eux est » le banc des hermelles » situé au plein centre de la baie (il est connu de tous les pêcheurs à pied sous le nom de » crassiers »),
- deux des principales rivières se jetant en baie, à savoir la Sée et la Sélune, ont une réputation nationale pour la pêche du saumon.
Cet ensemble exceptionnel de richesses naturelles, reconnu par plusieurs inventaires scientifiques (ZNIEFF, ZICO) fait l’objet d’un panel de protections réglementaires (sites classés et inscrits – loi de 1930 -, espaces remarquables – loi littoral -, Zone de protection spéciale (ZPS) – protection européenne -, réserve de chasse…).
Récifs d’hermelles. © MUSEUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE
C’est également un site Ramsar (convention internationale de protection des zones humides d’importance internationale) et un site inscrit sur la liste du Patrimoine mondial (Unesco). Enfin, la baie du Mont-Saint-Michel fait partie des sites proposés à l’Europe dans le cadre du réseau Natura 2000.
La forte production secondaire qui quitte la baie du Mont-Saint-Michel chaque année nécessite en amont une production primaire importante. Or la baie possède des eaux très turbides, ce qui limite fortement la production de phytoplancton (c’est-à-dire la production primaire), car la lumière pénètre peu dans la masse d’eau. La question qui se pose alors est la suivante : quelle est la source de matière organique produite, nécessaire à tous ces organismes vivants, qu’ils soient sauvages ou bien issus d’élevage ? Comment est-elle produite ?
Nous appuyant sur les travaux américains des années 1960 qui concluaient que les marais salés sont la richesse de la mer, nous avons pu développer une recherche sur les prés salés ou herbus de la baie, les plus étendus des côtes européennes. Ces recherches ont permis de montrer que, si les marais salés européens diffèrent des marais salés américains en termes de situation topographique et en termes de structure et de biodiversité, ils en possèdent l’une des caractéristiques essentielles, celle d’être des systèmes considérés comme les plus productifs du monde (20 à 40 tonnes de matière sèche/hectare/an pour certaines zones, en particulier les moyens et hauts marais).
Ces marais salés sont donc des producteurs de matière organique. Nous avons pu montrer que cette matière organique était exportée vers la mer principalement sous forme dissoute, et secondairement sous forme de particules. Il se produit également une exportation de nutriments (1 hectare de marais salé est capable d’exporter 50 kg de nitrate/an) et, à l’inverse, le marais salé est fortement importateur de sédiments.
Dès lors, le paradoxe des projets successifs de » désensablement » devient évident : pour préserver le caractère maritime du Mont, on a voulu pendant des années se débarrasser de vastes étendues de marais salés (surtout à l’est du Mont avec deux réservoirs chasse d’eau) alors que ces écosystèmes jouent un rôle important dans le fonctionnement de la baie.
En utilisant des techniques sophistiquées comme les isotopes stables ou des biomarqueurs comme les acides gras et les molécules osmoprotectrices, nos recherches ont montré qu’une partie de la matière organique transférée par ces marais pouvait être utilisée directement par les invertébrés marins (vers polychètes comme les néréis ou les arénicoles, crustacés, mollusques…). Mais l’essentiel de ces transferts vient enrichir les vasières de la baie sur lesquelles à marée basse, grâce aux nutriments et à la matière organique dissoute, se développe une microflore abondante, à base de microalgues benthiques, les diatomées.
Celles-ci, reprises par le flot à marée montante, sont dispersées dans la colonne d’eau. Elles remplacent ainsi le phytoplancton que l’on trouve en mer lorsque les eaux sont transparentes. Ces diatomées sont la nourriture de base des huîtres, moules, coques et de nombreux autres invertébrés sauvages, ces derniers servant à leur tour de proies aux poissons qui fréquentent la baie (plus d’une centaine d’espèces inventoriées) et aux milliers d’oiseaux limicoles qui hivernent en baie.
Nous venons de nous apercevoir que ce système est encore plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, à marée haute, malgré leur faible durée d’immersion (moins de 40 % des marées inondent la partie basse des marais salés et, seules, les très grandes marées recouvrent leur partie haute, au pied des digues), les criches (ou chenaux de drainage) et les marais salés fournissent la nourriture à des poissons microphages comme les mulets ou macrophages comme les gobies et les juvéniles de bars.
Ces derniers viennent chasser un petit crustacé, Orchestia, qui, par ailleurs, joue un rôle dans la décomposition de l’obione, la plante la plus productive des marais salés, avec des pics à 35 tonnes/ha/an de matière sèche. Ce régime presque exclusif des bars de première année suffit à expliquer à lui seul jusqu’à 90 % de leur croissance.
Mais l’obione résiste mal au piétinement des moutons ; elle est alors remplacée ainsi que nous l’avons dit précédemment par la puccinellie. Cette » herbe à moutons » qui occupe d’importantes surfaces n’est que faiblement productive (moins de 5 tonnes de matière sèche/ha/an). Elle permet donc moins de transfert vers les vasières et le milieu marin. Par ailleurs, la densité d’Orchestia y est très faible et ne permet pas aux jeunes bars la prise de nourriture nécessaire à leur croissance.
>En d’autres termes, on peut différencier deux systèmes de marais salés :
1) les marais salés pâturés, nettement majoritaires, sont le support d’une production agricole de moutons de prés-salés très réputée, justifiant sa demande d’obtention d’un label AOC. Le pâturage de ces marais salés favorise l’accueil des canards siffleurs en hivernage. Ces derniers constituent une des espèces cibles des chasseurs. Les marais à puccinellie sont également recherchés par un autre anatidé hivernant, la bernache cravant, qui est une espèce protégée,
2) les marais salés non pâturés, dont la composante floristique principale est l’obione, sont favorables à la présence des poissons à l’image des tout jeunes bars qui viennent s’y nourrir. Ces marais sont, par ailleurs, plus exportateurs d’éléments dissous parmi lesquels se trouvent aussi des osmoprotecteurs. Ce faisant, ils contribuent à la production marine de la baie. L’une de ces productions phares est l’élevage des moules sur bouchots qui cherche également à obtenir un label AOC.
Un équilibre doit donc être trouvé entre l’utilisation agricole des marais salés et le maintien de marais naturels.
Bocage dense, Haute vallée de la Sée.
© MUSEUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE
La forte contribution des marais salés au fonctionnement global de la baie pose la question de leur évolution future. Un nouveau problème apparaît alors : il s’agit de l’extension très rapide d’une plante caractéristique des hauts marais, Elytrigia (ou chiendent), qui envahit les formations de moyen marais. Ainsi, sur certains secteurs de la baie, Elytrigia a triplé sa zone d’emprise en dix ans. Le risque de cette invasion pourrait conduire à un bouleversement du fonctionnement des échanges évoqués précédemment, de même qu’une remise en cause des possibilités d’accueil des canards et bernaches en hivernage. De nouvelles recherches sont en cours à ce sujet.
Dans la présentation des recherches effectuées jusqu’à présent, il a très peu été question du rôle des bassins versants. Jusqu’à aujourd’hui, ce compartiment continental, partie intégrante de l’entité fonctionnelle » baie du Mont-Saint-Michel « , a très peu été étudié.
Le programme de recherche » zone – atelier « , récemment labellisé par le CNRS, doit permettre de combler ce retard. Rappelons tout d’abord que les zones – ateliers sont destinées à créer une dynamique de recherche inscrite dans le long terme. Elles sont l’homologue des » long term ecological studies » aux USA. En ce qui concerne les bassins versants dont la superficie totale est de 3 350 km2, on s’attachera à évaluer tout particulièrement les transferts via les rivières principales (Sée, Sélune, Couesnon et Guyoult).
Quelques références bibliographiques
- LEFEUVRE J.-C., BOUCHARD V., (2002) – From a civil engineering project to an ecological engineering project : an historical perspective from the Mont-Saint-Michel Bay (France). In Lefeuvre J.-C., W. J. MITSH and BOUCHARD V. Ed. The 1998 Paris Symposium Special issue for Ecological engineering (sous presse).
- LEFEUVRE J.-C. (2000) – La baie du Mont- Saint-Michel. Actes Sud, Arles, 48 p.
- LEFEUVRE J.-C., BOUCHARD V., FEUNTEUN E., GRARE S., LAFAILLE P., RADUREAU A. (2000) – European salt marshes diversity and functionning : the case of Mont-Saint-Michel Bay, France. Wetlands Ecology and Management, 8 : 147–161.
- DANAIS M. (coordinateur) (1997) – La baie du Mont-Saint-Michel. 3 fascicules. Penn Ar Bed nos 164, 167 et 169.
Que représentent ces apports pour la baie ? Quelles sont les conséquences induites par des changements sur les bassins versants (pratiques culturales bouleversées depuis cinquante ans, réduction plus ou moins drastique selon les bassins versants du réseau bocager) ?
Ce programme ambitieux nécessite l’adhésion, non seulement de la communauté des chercheurs venant de disciplines variées (sciences humaines y compris), mais également de l’ensemble des gestionnaires et usagers de la baie pour lesquels cette recherche est notamment destinée à travers un transfert permanent des connaissances acquises dans le but de développer une gestion de la baie dans une perspective de développement durable.
C’est dans cet esprit qu’ont été organisées en avril 2000 les rencontres de Pontorson qui ont permis aux scientifiques et aux élus d’échanger leurs points de vue. Dans l’avenir, la restitution des acquis scientifiques pourrait prendre la forme d’un réseau d’échanges structuré permettant, sur la base des connaissances acquises et de celles produites par une recherche s’inscrivant dans le long terme, de répondre aux questions que se posent les usagers, les élus et plus généralement tous ceux qui ont à prendre des décisions sur l’aménagement et la gestion de ce pays de la baie qui rassemble Bretons et Normands des bassins versants autour d’une des plus belles baies du monde dominée par un monument de renommée internationale.