La « Bataille du téléphone » sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing
« La Bataille du téléphone », c’est ainsi que l’historienne Marie Carpenter baptisa la politique engagée de 1974 à 1981 sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing pour rénover les télécommunications françaises et offrir enfin aux Français un téléphone moderne. Récit de la « bataille » par celui qui l’a dirigée.
En 1974, année de l’élection du nouveau Président, la situation du téléphone français était calamiteuse. Outre le sketch malicieux de Fernand Raynaud sur le 22 à Asnières, un slogan ironique résume la situation : « La moitié des Français attendent le téléphone, l’autre moitié la tonalité ». Pourtant, sous les deux mandats des présidents précédents, des mesures avaient été prises pour tenter de remédier à cette indigence : renforcement de la Direction générale des télécommunications, création de la Caisse nationale des télécommunications en 1967, création de 1970 à 1972, de quatre sociétés de financement du téléphone : Finextel, Codetel, Agritel et Creditel. Mesures qui, malheureusement, n’étaient pas à la cote pour résoudre la difficulté à laquelle notre économie était confrontée. L’un des paradoxes français était d’avoir, au cours des années, laisser se perpétuer un retard considérable de son équipement téléphonique, aussi surprenant aux yeux des observateurs étrangers, que celui de notre réseau autoroutier. Le premier ministre des PTT du septennat, Pierre Lelong eut le mérite d’obtenir la suppression d’un système malthusien et néfaste, celui des avances remboursables, sortes de prêts sans intérêt consentis le plus souvent par des collectivités locales.
L’histoire jugera la période 74–81 avec plus d’objectivité que moi. Il était indispensable de prendre de la hauteur. Les énormes problèmes posés par la crise du téléphone français exigeaient des responsables politiques que les solutions fussent imaginées enfin sous un angle stratégique et non du petit bout d’une lorgnette budgétaire.
Les décisions stratégiques
Le 23 avril 1975, le président de la République déclara que le redressement de la situation du téléphone français était une priorité nationale. Cinq objectifs furent proposés : le développement du téléphone pour tous les Français sur l’ensemble du territoire ; passer d’un taux d’équipement des ménages de 25 % à un taux de 75 %, comparable à celui des principaux pays industrialisés ; une bonne qualité de service portant sur l’écoulement du trafic, l’attente de tonalité et l’état des lignes d’abonnés ; l’extension de la gamme de services : Télex, téléinformatique, transmission de données, fac-similé, téléconférence, radiotéléphone ; le redéploiement de l’industrie des télécommunications en vue de l’accroissement des volumes produits et des exportations ; enfin, la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de recrutement et d’intéressement du personnel.
La mise en œuvre
Les objectifs étant ainsi clairs et quantifiés, un suivi mensuel de la production de lignes (baptisée dans notre jargon (Delta LP) et de la qualité de service (IQS) fut mis en place ; de même fut fixé un premier objectif de productivité : 10 agents pour 100 lignes en 1980 contre plus de 20 en 1974, puis 8 agents pour 100 lignes, comparable aux chiffres de la plus performantes des compagnies de téléphone, la suédoise Televerket.
“Au 31 décembre 1980, l’objectif était atteint !”
Au 31 décembre 1980, l’objectif était atteint : de 1974 à 1980, le nombre de lignes est triplé et passe de 6 millions à 20 millions, la qualité de service est entièrement restaurée ; la productivité atteint celle de la Suède, leader des compagnies de téléphone sur cet indicateur, le délai de raccordement des abonnés est drastiquement réduit, de quelques années à quelques jours.
Du scepticisme…
L’ambition d’un tel programme déclencha un certain scepticisme, pour ne pas dire des quolibets. J’entendis susurrer qu’un tel programme était infaisable. Certains conseillèrent de « travailler les statistiques » et de remplacer le compte des lignes dites principales, par celui des postes de toute nature, qui totalise l’ensemble des postes secondaires des entreprises. Nous rejetâmes d’un commun accord des procédés aussi peu honnêtes.
Les hommes
Norbert Segard, le ministre des PTT, nous soutenait à fond, veillant intelligemment à ce que la Poste ne fût pas trop jalouse de la priorité dont jouissaient les Télécom. L’ensemble des hommes était puissamment motivé, à commencer par les directeurs régionaux (en majorité polytechniciens), les chefs d’établissement, l’ensemble des cadres et du personnel administratif. Passé la grande grève que nous avions vécue à l’automne 1974, les puissants syndicats des PTT – qui ne dit mot consent – témoignèrent d’une neutralité relativement positive. Il est vrai que la situation calamiteuse du téléphone français avait provoqué chez les personnels le sentiment d’une intense frustration. Notre honneur était donc en jeu et nous avions tous l’espoir de sortir de ce programme la tête haute.
Une industrie à réveiller
Nous étions encore à une époque de la Ve République où l’industrie était considérée, au plus haut niveau de l’État, comme l’un de nos biens les plus précieux. Or, l’industrie du téléphone était sclérosée du fait de son organisation, un cartel volontairement organisé sous la IVe République et regroupant les deux filiales du puissant groupe américain ITT, celle du groupe suédois Ericsson, la Compagnie générale d’électricité et une microscopique coopérative ouvrière. Depuis longtemps, le vœu du président du groupe Thomson était d’entrer sur le marché du téléphone, jugé lucratif. Ce groupe était fortement exportateur de systèmes militaires : il justifiait assurément sa place de fournisseur de la DGT, car disposant d’un puissant réseau à l’exportation, il lui serait plus facile de vendre les équipements de télécommunications aux gouvernements étrangers, aux administrations ou compagnies de téléphone de nombreux pays.
Le souci d’instaurer une concurrence légitime aux industriels se traduisit par le lancement d’un grand appel d’offres sur la fourniture de matériel de commutation (l’architecture des réseaux téléphoniques s’articule autour des autocommutateurs, qui en constituent le pivot). Je passerai sur les étapes difficultueuses d’une mutation décisive de l’industrie. À l’issue du processus, Thomson et CGE devinrent les deux leaders français d’un marché promis à une forte croissance. Le premier remporta une première et importante commande en Égypte ; le second, par mimétisme (et auparavant cantonné à des exportations symboliques à l’Île Maurice et à Malte), remporta un succès significatif en Irlande.
Des technologies nouvelles à promouvoir
Une priorité majeure était en même temps de promouvoir les technologies nouvelles. Le système de commutation temporelle E10, initialement développé par le Cnet, (Centre national d’études des télécommunications), fut proposé par la CGE et retenu comme système d’avenir, bien que le premier autocommutateur expérimental, installé à Poitiers, ne donnât pas satisfaction. À l’issue de l’appel d’offre, 200 000 lignes furent commandées à la CIT (Compagnie industrielle des téléphones), filiale de la CGE ; elles furent livrées en temps et en heure. Cette entreprise, assoupie jusque-là faute de concurrence, fut réveillée par un patron de choc, Christian Fayard.
Un ambitieux programme d’équipement fut ainsi lancé dans les trois domaines majeurs de la commutation, des transmissions et des lignes, auquel l’industrie, dopée par le niveau des commandes, sut répondre dans des conditions remarquables de délai, de qualité et de prix. François de Combret, conseiller technique à l’Élysée, sut avec talent le mettre en musique, le suivre de près après avoir préparé le terrain auprès des puissantes directions du ministère de l’Économie et des Finances, toujours méfiantes lorsqu’il s’agit de grands projets.
Financer
Pour financer cet ambitieux programme, le directeur général de la Caisse des Dépôts, Philippe Marchat, créa à l’initiative de l’Élysée et malgré les objections du directeur du Trésor, une nouvelle société de financement, Francetel, qui permit, par sa contribution, de financer enfin les importants investissements nécessaires.
Innover : le Minitel
Dès lors que notre pays allait enfin disposer d’un réseau téléphonique moderne, de nouvelles questions se posaient. Comment valoriser ce réseau ? Quelles technologies disponibles ? Quelles diversifications ? Quels services nouveaux proposer au marché ? Comment maintenir à l’industrie du téléphone, tournant à plein régime pour permettre un accroissement de 2 millions de lignes par an, un plan de charge suffisant pour éviter un décrochage dans la production et, partant, la fermeture d’usines ?
Le vidéotex, baptisé plus tard Minitel, était dans les cartons du Cnet qui, sans tambour ni trompette, l’avait développé en laboratoire. Une maquette de ce nouveau service fut présentée à une exposition internationale à Dallas en 1977.
“Le Président Giscard d’Estaing
fut immédiatement conquis
par les perspectives qu’offrait
le Minitel.”
Les Télécom anglaises avaient lancé un produit équivalent sous le nom de Prestel. On doit l’idée du Minitel français à Jean-Pierre Souviron. Pour que le service pût connaître un véritable essor, il fallait un terminal bon marché. Pour voir si cela était possible, un appel d’offres fut lancé. La réponse industrielle démontra la faisabilité d’une telle hypothèse. Le ministre Norbert Ségard, ingénieur de formation lui aussi, nous soutint à fond. Deux projets furent ainsi mis en œuvre : un serveur vidéotex à Vélizy, sorte d’auberge espagnole où seraient invités tous fournisseurs d’information intéressés : administrations, presse, banques, assurances, météo, SNCF, et tous services d’informations possibles ; la fourniture d’un annuaire électronique aux abonnés au téléphone de l’Ille-et-Vilaine.
Le président est conquis
Une démonstration fut organisée à l’Élysée devant le Président Giscard d’Estaing, immédiatement conquis par les perspectives qu’offrait ce nouveau média, et qui, dès lors, donna sans plus tarder son feu vert au lancement d’un tel programme.
En novembre 1978, un nouveau conseil restreint eut lieu qui en décida le lancement officiel. Raymond Barre, Premier ministre, jugeant le projet « insuffisamment libéral », n’émit humoristiquement d’objections que pour la forme. Le projet était défendu par un avocat de poids, André Giraud, ministre de l’Industrie. Jean-Claude Trichet, nouveau conseiller technique à l’Élysée, ingénieur des Mines de Nancy avant d’accéder au prestigieux corps de l’Inspection des Finances, en était de son côté le zélateur inspiré et ne ménagea ni sa peine, ni sa plume, pour aider à son aboutissement.
Le même conseil restreint décida le lancement du satellite de télécommunication Télécom 1.
Pierre Huet, conseiller d’État, fit en sorte que le droit du Minitel fut celui du code des PTT sur la liberté de toute correspondance et non du droit de l’audiovisuel, ce qui eût étouffé le projet dans l’œuf.
Ainsi fut lancé l’annuaire électronique, qui trouva en Jean-Paul Maury un directeur de projet de haute volée pour promouvoir la plus importante base civile de données pour l’époque et permettre ultérieurement sa généralisation à la France entière.
Un projet qui dérangeait
En une France trop souvent réfractaire au changement, des oppositions s’élevèrent. Le ministre de l’Information le premier pourfendit le projet. La presse régionale se crut menacée. François-Régis Hutin, directeur général d’Ouest-France à l’époque, leva l’étendard de la révolte, sans grand succès il est vrai. Le PDG du journal Sud-Ouest, Jean-François Lemoine, se déclara favorable au projet dont il fut l’un des précurseurs ; même position favorable des Dernières Nouvelles d’Alsace.
Avec le recul, les témoins de l’époque admettront que le Minitel, loin d’être un danger pour les journaux, était au contraire leur meilleur allié, piqûre réellement indolore et meilleur vaccin pour affronter la future et violente tempête de l’Internet.
Je ne m’étendrai pas sur les multiples innovations en attente sur notre table de travail : télécopieur à grande diffusion, carte à puce telle qu’imaginée par le créatif Roland Moreno, câblage en fibre optique de la ville de Biarritz et lancement dans cette ville d’un service expérimental de visiophonie ; téléalarme pour les personnes âgées, etc.
Dans le même temps le Cnet, sous la houlette de Maurice Bernard (43), futur directeur des études de l’École polytechnique, se réorganise pour accompagner les développements technologiques avec le maximum d’efficacité.
Une grande aventure humaine
Ainsi inspirée par les plus hautes instances de l’État, la « Bataille du téléphone » fut une belle aventure, qui nous mobilisa tous et nous rendit pour la plupart heureux, à commencer par le ministre Norbert Ségard, hélas déjà atteint de la maladie qui l’emporta. Il m’est impossible d’établir une liste exhaustive des ingénieurs de talent qui furent les acteurs enthousiastes de cette aventure passionnante. Jean Syrota (58), successeur de Jean-Pierre Souviron (57), supervisa l’ensemble des opérations technologiques et industrielles avec maestria, selon un rythme approprié et réaliste, veillant de surcroît avec Émile Julier (51) et Michel Toubin (55) à la rigueur des marchés considérables que nous passions à l’industrie.
Yves Fargette (49), Alain Bravo (65) et leurs complices Jean-François Arrivet (57) et Maurice Gaucherand (56), chefs d’orchestre de la production de lignes et de la restauration de la qualité ; Georges Clavaud, ancien résistant, notre sénior et le seul non polytechnicien, Denis Varloot (56) et Jean-Claude Mailhan (63), chargés des ressources humaines, architectes tous trois d’un climat syndical apaisé ; François Henrot (76), qui inspira avec Pierre Huet (45), le droit dans lequel devait s’inscrire le Minitel ; Pierre Lestrade (54), directeur de la région Île-de-France et organisateur de premier ordre : Jean Grenier (56), chargé de l’international, promoteur de notre position de major dans le domaine des câbles sous-marins ; Didier Lombard (62), maître d’ouvrage de Télécom 1 ; Jean Viard (56) pour la prospective et Hervé Nora (64), notre boîte à idées et précurseur du lancement de la carte à puce.
2 Commentaires
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Merci pour cette belle histoire. Comment expliquer la défaite de Louis Pouzin, inventeur de l’IP, qui a donné naissance à internet, versus le X25 commuté adopté alors ici, et de même dans le mobile avec le GSM, inventé aussi au CNET de Lannion mais « donné » aux nordiques, et in fine un Alcatel, alors n°1 mondial, coulé et vendu à Nokia ?
Rétrospectivement, et pour apprendre de nos erreurs, toujours, qu’aurait-on dû éviter et faire ? Raymond Barre aurait-il dû pousser réellement à un écosystème libéral ?
Bonjour, j’ai lu avec beaucoup de plaisir et d’attention l’article rédigé par M. le Directeur Général des Télécommunications, qui nous remet dans le contexte de cette époque de folie où la France était encore un pays dynamique et souverain. Merci. Il subsiste toutefois une coquille qu’il convient de souligner, en effet, le 20 millionième abonné au téléphone n’a pas été atteint au 31 décembre 1980, mais en Mai 1983, et célébré par M. François Mitterrand (PR), Louis Mexandeau (Ministre des PTT) et Jacques Dondoux (DGT) à l’Elysée le 7 juin 1983. Au 31 décembre 1980, nous en étions déjà à 16 million de lignes, une belle performance ; le 10 millionième abonné fut atteint le 26 décembre 1977 et fut célébré par M. le Président de la République – Valéry Giscard d’Estaing, Norbert Ségard (Secrétaire d’Etat autonome aux PTT) et M. Théry au Palais des Congrès de Paris (des photographies existent, j’ai pu en sauver). Bien à vous… L’archiviste historique du Groupe Orange.