La bibliothèque de rue
Les habitants du quartier des Avelines, aux Ulis, nous voient arriver de loin, chaque samedi, avec notre grosse caisse de livres et notre couverture. Nous étalons la couverture sur le sol, à un endroit habituel, près d’une zone de jeux. Puis nous allons chercher les enfants chez eux, à moins qu’ils ne viennent eux-mêmes. Parfois, ils nous attendent même déjà lorsque nous arrivons. « C’est les livres ! » crie Nanou.
Et pendant deux heures, nous lisons des histoires avec ces enfants. Ils ont entre 4 et 10 ans pour la plupart et habitent le quartier. Il y a des enfants de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Certains savent déjà lire alors nous lisons avec eux ; d’autres non, et bien calés sur nos genoux, ils écoutent l’histoire qu’ils ont eux-mêmes choisie dans la caisse. Parfois les grands lisent pour les petits, et parfois on se dispute pour avoir le privilège de choisir le livre ou d’être sur les genoux.
L’aventure a commencé il y a presque deux ans. Pierre Douillard (X 99), Sandrine Jougeat (X 2000) et moi-même avons décidé de monter une bibliothèque de rue près de Palaiseau.
Les bibliothèques de rue sont nées sous l’impulsion de l’association ATD Quart-Monde ; or Pierre et Sandrine avaient fait leur stage civil chez ATD, et je suis la petite-fille d’un membre actuel, donc nous connaissions déjà bien la structure. Entre mai et juillet, nous avons pris des contacts et nous avons visité quelques lieux où une bibliothèque de rue aurait pu être la bienvenue. Finalement, c’est en septembre que nous nous sommes décidés pour le quartier des Avelines aux Ulis, parce qu’il s’agit d’une cité assez difficile, et aussi parce que le lieu où nous nous installons, entre les bâtiments et sur une petite aire de jeux, est très favorable : beaucoup de gens passent, et nous voient. Les parents peuvent surveiller leurs enfants (s’ils le souhaitent) depuis leurs fenêtres. C’est officiellement le 13 octobre 2001 qu’est née notre bibliothèque de rue des Avelines, et nous n’avons pas manqué de fêter cet anniversaire en automne dernier !
Depuis, nous formons un petit groupe d’une dizaine d’étudiants des deux promos sur le plateau, plus deux jeunes filles extérieures. Tous les samedis, environ quatre d’entre nous vont aux Avelines. Un compte rendu est fait (presque) à chaque fois. Nous y racontons comment la séance s’est déroulée, ce qu’ont fait ou dit les enfants, comment ils évoluent. Ces comptes rendus nous servent à suivre les enfants, et nous les envoyons aussi aux responsables d’ATD qui s’occupent de nous. Je pense qu’ils les lisent attentivement puisqu’ils nous envoient leurs impressions, leurs remarques et leurs conseils. Ces comptes rendus sont aussi une manière d’écrire l’histoire de ces familles oubliées. Nous prenons aussi beaucoup de photos, nous les offrons aux familles et confectionnons un album.
Quelle est l’idée qui se cache derrière ces séances de lecture en plein air ?
D’abord, c’est de donner le goût de la lecture, et surtout du livre, à des enfants qui souvent n’ont pas beaucoup de livres chez eux, et sont en échec à l’école. Pour eux, le livre est un objet scolaire, difficile, pas fait pour eux. D’ailleurs la plupart des « grands » que nous avons savent très mal lire, et évidemment, sans lire bien, ils n’arriveront à rien de bien.
À la bibliothèque de rue, ils découvrent qu’un livre, c’est beau, ça raconte des histoires, c’est intéressant. Ils découvrent aussi qu’ils peuvent lire eux-mêmes s’ils s’en donnent la peine, qu’ils en sont capables et qu’ils aiment ça. Parfois il est un peu difficile de lire sérieusement avec ces enfants qui ne tiennent pas en place, mais pourtant, en un an et demi, nous avons constaté de réels progrès chez ceux que nous voyons le plus souvent. Et – ô joie suprême – récemment, certains enfants se sont même inscrits à la médiathèque, et y vont emprunter des livres !
Je précise ici qu’il y a environ 80 bibliothèques de rue en France. Le mouvement ATD Quart-Monde, créé en 1960 par le Père Joseph Wresinski, veut l’accès à la culture et au savoir pour tous, et le respect de la dignité humaine. Par les bibliothèques de rue, nous amenons le livre au cœur des cités.
Ensuite, nous sommes aussi une présence pour ces enfants qui parfois sont dans des familles tellement nombreuses que personne ne s’occupe d’eux. Dans une des familles par exemple, ils sont vingt frères et sœurs ! Ils sont incroyablement affectueux pour la plupart. Et comme nous venons tous les samedis, ils se rendent compte qu’on s’intéresse à eux. Maintenant nous les connaissons bien et nous avons une vraie relation avec chacun d’eux. Ils nous racontent leur vie, nous posent des questions…
Enfin, nous entrons peu à peu en contact avec leur famille. ATD met la famille au cœur de toute action, et nous souhaitons que les parents participent à cette bibliothèque de rue, et prennent ensuite le relais avec confiance. Nous avons l’habitude d’aller chercher les enfants chez eux, nous en profitons pour parler un peu. Les parents nous encouragent beaucoup. Ils sont fiers que leurs enfants aillent à la BdR et nous les envoient volontiers. Nous sommes bien intégrés à la vie du quartier puisque tout le monde sait que nous venons tous les samedis, et certains commencent à nous connaître.
Nous organisons de temps en temps des « fêtes », avec des gâteaux, où les parents sont invités. C’est l’occasion de voir un peu tout le monde. Pour la nouvelle année, avec les enfants nous avons fait des cartes de vœux avec leurs photos, et nous leur avons offert à chacun un livre, afin que le livre entre dans les familles.
Personnellement je suis très attachée à cette bibliothèque de rue et aux enfants. La plupart du temps ce n’était pas du tout une contrainte d’aller là-bas le samedi, mais une joie. J’ai bien sûr été agacée par l’attitude de certains enfants pour lesquels on n’arrive à rien faire directement, révoltée par la situation d’enfants dont personne ne s’occupe apparemment, découragée par l’ampleur des obstacles que doivent franchir les enfants… et mouillée, certains samedis pluvieux !
Mais surtout j’ai vécu, avec les autres, beaucoup de moments heureux lorsque nous nous apercevons que notre action est utile et porte des fruits : voir certains enfants revenir tous les samedis, arriver à lire plusieurs livres en entier pendant un après-midi, constater des progrès en lecture, deviner le plaisir d’un enfant qui arrive à lire, accueillir des nouveaux dont les parents ont entendu parler de notre présence, discuter avec une maman, manger des gâteaux confectionnés par les familles pendant nos petites fêtes, recevoir les encouragements des passants, collectionner les dessins offerts par les enfants, tout cela apporte beaucoup de satisfaction et, surtout, pousse à continuer avec encore plus d’enthousiasme et de confiance.