La biomécanique des chocs et la protection des passagers
Dans les années cinquante, celui qui a donné une impulsion décisive à la biomécanique des chocs est sans conteste le colonel Stapp. Ce médecin de l’aviation américaine avait remarqué que des accidents domestiques, ou certaines tentatives de suicide, causés par des chutes de grandes hauteurs pouvaient se terminer sans blessures graves, si les individus tombaient sur des matériaux qui amortissaient leur chute en arrivant au sol (buissons épais, toits de voiture, etc.). Fort de cette constatation, le colonel Stapp pensa que ce principe pouvait être appliqué pour la protection des occupants de véhicules soumis à un choc (l’armée américaine avait plus de soldats tués ou blessés par accidents de véhicules qu’au combat à l’époque).
Devant le scepticisme rencontré, il se proposa comme volontaire pour vérifier cette constatation. Il utilisa pour cela un chariot sur rail qui servait à tester des éléments d’avion qui, lancé à grande vitesse, était freiné brutalement par des palettes pénétrant dans l’eau (water brakes). Attaché solidement au chariot, il tenta l’expérience. Bien que légèrement commotionné, il s’en tira sans blessures graves en étant attaché, et en utilisant et contrôlant les déformations du véhicule pendant le choc.
Il a fallu cependant plus de quarante ans pour que les essais d’homologation des véhicules prennent en compte les critères biomécaniques (ou de blessures) et, de ce fait, passent d’une réglementation dite « de dessin » à une réglementation de résultats. Certes, l’amélioration des véhicules s’est faite progressivement, la réglementation et son évolution n’étant qu’une contribution parmi d’autres au progrès de la sécurité, mais ce long délai est exemplaire de la difficulté rencontrée pour mettre en application une avancée majeure de la technologie :
- qui heurtait le sens commun : moins un véhicule sortait abîmé lors d’un accident, plus il apparaissait sûr alors que le but est de sauver les passagers et non le véhicule ;
- qui demandait une approche multi-disciplinaire associant mécanicien et médecin.
Le résultat est cependant comparable à celui obtenu par les grandes découvertes médicales de notre époque. Certaines blessures et leur gravité dans des accidents d’automobiles ont évolué, ou presque disparu suite aux modifications apportées aux véhicules automobiles et à l’utilisation des dispositifs de protection, tels que ceintures de sécurité et sacs gonflables. Ce sont particulièrement les blessures à la face et aux yeux, les éjections, sources majeures de décès, les fractures du crâne et les enfoncements thoraciques graves. De fait, un occupant ceinturé, pour des vitesses ne dépassant pas 80 km/h avant freinage, a peu de risques d’être blessé gravement.
Un tel résultat justifie pleinement que l’on rappelle comment la recherche se développa et le rôle joué par les constructeurs, la recherche publique et les responsables de la réglementation technique. On verra que ces travaux se sont déroulés dans la quasi-indifférence des milieux scientifiques, la recherche médicale n’ayant jamais reconnu cette activité comme gratifiante et les mécaniciens préférant travailler avec des matériaux inertes, plus faciles à caractériser qu’un corps humain.
Du côté des constructeurs, en 1969, Renault et le groupe PSA ont décidé d’unir leurs forces et de croiser leurs expertises en créant le LAB (Laboratoire d’accidentologie et de biomécanique) qui a fêté le 5 juillet 1999 ses trente ans de fonctionnement à la satisfaction générale. Au sein du LAB, un secteur fut spécialisé dans l’analyse méthodique et rigoureuse des accidents de la route. Sa méthodologie d’enquête fut basée et l’est toujours sur trois volets.
- Le premier est constitué du rapport établi par les forces de police, et donnant le maximum de détails avec plans et photos sur les circonstances de l’accident, en particulier trajectoires, freinages, angles d’impact…
- Le deuxième concerne le détail des blessures constatées sur les occupants par les médecins intervenants.
- Le troisième résulte de l’analyse très détaillée du comportement des structures des véhicules et des obstacles par des ingénieurs spécialisés et formés.
Quant à la Recherche publique, elle s’est manifestée par la création de l’ONSER en 1961 qui a mis en place un laboratoire des chocs à l’aéroport de Lyon-Bron afin de réaliser des chocs expérimentaux nécessaires à la mise au point des équipements routiers telles les glissières de sécurité et d’étudier les conséquences du choc sur l’occupant du véhicule et sur le piéton heurté.
Ces travaux ont abouti à des solutions techniques qui sont encore utilisées aujourd’hui, telles que la ceinture de sécurité trois points, le sac gonflable, les appuis-tête, les sièges pour enfant, le vitrage de sécurité, la colonne de direction rétractable et les serrures de sécurité évitant l’ouverture intempestive des portes en cas de choc.
Ces recherches ont servi de base à de nouvelles méthodes d’évaluation de la sécurité des véhicules et de leurs composants, en particulier à travers le développement de mannequins anthropomorphes biofidèles, puis de modèles mathématiques de l’être humain. Le laboratoire des chocs de l’ONSER a joué un rôle reconnu dans le développement de ces recherches, en liaison avec l’industrie automobile française, en contribuant à une ouverture internationale de ces recherches.
La coopération internationale s’est, elle, développée au cours des années soixante-dix avec les véhicules expérimentaux de sécurité ou ESV (Experimental Safety Vehicles), sous la double impulsion d’un Secrétaire d’État américain et du Dr Moyniham qui voulait donner à l’Alliance atlantique un contenu humanitaire, un programme dit de « démonstration » fut engagé dans le cadre de l’OTAN en 1969.
Les constructeurs du monde entier étaient conviés à réaliser un véhicule permettant de heurter un mur à 80 km/h et à ses occupants de sortir indemnes. Cette recherche spectacle était surtout destinée à réagir contre la passivité des constructeurs américains qui ne consacraient que des crédits négligeables à la recherche pour améliorer la sécurité, ainsi que l’avait mis en évidence Ralph Nader dans son best seller, Unsafe at any speed.
Les conférences ESV existent toujours et traitent de la sécurité dite passive, c’est-à-dire de la limitation des conséquences des accidents pour les occupants. Elles ont contribué à une harmonisation de la compréhension des problèmes, et favorisé une convergence vers des exigences de résultats réalistes, intégrant l’ensemble des connaissances des experts mondiaux.
Elles auront aussi servi à préciser les cahiers des charges des véhicules au travers d’exigences de résultats jugées principalement sur les occupants représentés par des mannequins, même s’il reste encore quelques objectifs géométriques sur les véhicules conservés par souci de simplification.
L’objectif était atteint, les constructeurs et les Pouvoirs publics prenaient cette finalité avec tout le sérieux qu’elle mérite, ce qui n’a pas pour autant mobilisé un grand nombre de scientifiques.
Ce faible engagement des scientifiques a été partiellement compensé, à la suite d’une rencontre à Lyon en septembre 1971, par un groupe international de recherche l’IRCOBI (International Research Committee on the Biokinetics of Impacts) dont les buts sont :
- stimuler l’étude sur le transfert et la dissipation de l’énergie cinétique à l’intérieur du corps humain,
- rassembler et diffuser l’information dans le domaine de la biocinétique des chocs,
- servir de groupe de référence vis-à-vis d’autres engagés dans l’étude épidémiologique et la conception des véhicules ;
- assurer la formation de chercheurs dans le domaine de la biocinétique des chocs.
Constructeurs français et Pouvoirs publics s’associent dans un programme de recherches dès 1971 dans le cadre d’une action thématique programmée lancée en France sur la sécurité passive. Les travaux de l’époque sont basés essentiellement sur les critères biomécaniques résultant des efforts internationaux auxquels participaient activement l’ONSER et le Laboratoire commun des constructeurs.
Les résultats de ces travaux furent concrétisés par une présentation des constructeurs français lors de la conférence ESV de Paris en 1979. Il s’agissait de véhicules de moins de 4 mètres et de 950 kg maximum. PSA présentait un prototype, le VLS 104, rassemblant les différents sous-systèmes de protection dans un même véhicule. Renault présentait un prototype de synthèse capable de protéger ses occupants dans des chocs frontaux à 65 km/h contre obstacle fixe et rigide à 90° ou avec un angle de 30° et 50 ou 100 % de la largeur du véhicule impliqué. La protection latérale correspondait à des chocs de 40 km/h avec barrière mobile rigide, mais aussi avec des véhicules réels existants.
La réglementation technique sur la protection des occupants d’une voiture en cas de choc allait pouvoir évoluer en s’appuyant sur une base scientifique crédible. Les gouvernements européens impliqués dans le programme ESV ressentirent très vite la nécessité de se concerter et de coordonner leurs efforts. Dans un premier temps, une structure informelle, dite Club de Londres, assura une simple concertation préalable aux réunions avec les Américains. Lorsque le caractère permanent du programme ESV fut établi, une structure européenne durable, le CEVE (Comité européen des véhicules expérimentaux) fut instituée, avec un objectif plus vaste qu’une simple concertation : le développement d’un programme européen coordonné de recherches sur la sécurité routière.
La première réglementation sur les chocs, édictée au États-Unis et reprise en France et en Europe en 1969, résultait d’une analyse géométrique des déformations internes de l’habitacle et se bornait à limiter le recul de la colonne de direction et la rigidité du volant. Les Français furent les premiers en Europe à comprendre que les mesures purement géométriques n’étaient pas à la hauteur des enjeux, et grâce, notamment, à l’impulsion donnée aux recherches par des médecins biomécaniciens travaillant chez les constructeurs automobiles et dans les institutions publiques, l’élaboration de réglementations utilisant des méthodes d’essais représentatives des conditions réelles des accidents, et faisant appel à des critères biomécaniques mesurés sur des mannequins anthropomorphes instrumentés, fut mise en chantier au début des années soixante-dix.
En 1976, la France demandait et obtenait qu’un groupe d’experts spécialisés fût créé au sein du WP 29 de Genève (groupe d’experts élaborant la réglementation technique internationale dans le cadre des Nations Unies). Ce groupe tint sa première réunion en 1977, et les travaux furent menés sur la base d’un projet de règlement relatif à la protection en choc frontal, présenté par la France. Malheureusement, ces travaux ne purent aboutir. Pendant ce temps, le CEVE poursuivit activement ses travaux sur le choc frontal et engagea des recherches pour la mise au point d’une réglementation européenne sur la protection des occupants en cas de choc latéral et sur la protection des piétons.
Au 1er octobre 1998, les deux réglementations européennes sur les chocs frontal et latéral, basées sur les propositions du CEVE, sont entrées en vigueur pour les nouveaux types de véhicules ; leur application doit faire prochainement l’objet d’une évaluation de la part de la Commission européenne qui, le cas échéant, proposera des évolutions à court terme. À plus long terme, une harmonisation mondiale des réglementations de protection des occupants en cas de choc fait l’objet de travaux préparatoires au sein d’un groupe spécialisé établi dans le cadre du programme ESV.
Il a donc fallu quarante ans d’effort pour adopter une réglementation sur les critères de blessures pour l’homologation des véhicules. Un événement ou un épiphénomène ? C’est une belle histoire si l’on en juge par les résultats obtenus en termes de vies humaines sauvées mais, pour ce qui est de la notoriété, il faut s’en tenir à la philosophie de Voltaire : pour vivre heureux, vivons cachés.
Les résultats impressionnants par le nombre de vies sauvées proviennent de l’adoption de ces nouveaux critères d’évaluation mais les progrès ne s’arrêteront pas là.
La réglementation fonctionne à la manière d’un étau. Au départ, il faut « inventer » l’étau à l’intérieur duquel on insère le produit à améliorer et une fois réalisée cette opération capitale qui marque le changement de paradigme, le progrès technique permet de donner un « tour de vis », chaque fois que des performances améliorées deviennent techniquement et économiquement faisables.
Il faudrait même ajouter les classements de qualité que les Américains appellent rating et qui permettent pour des véhicules conformes à la réglementation de les distinguer selon des critères adoptés par un organisme supposé neutre de toute attache commerciale afin de fournir des indicateurs de qualité aux consommateurs.
De une à quatre étoiles sont ainsi attribuées aux modèles de voiture, procédure adoptée maintenant en Europe sous le nom d’EURO/NCAP.
Les voies de progrès proviennent des dispositifs de retenues, des possibilités de dégradation d’énergie offertes par les caisses déformables des véhicules et enfin de la recherche d’une meilleure compatibilité pour les chocs entre véhicules de masses différentes afin d’arriver à une meilleure égalité des chances entre les passagers des deux véhicules.
Le rôle des scientifiques est parfois occulté par des personnalités cherchant le succès médiatique ou les commerciaux qui ne retiennent dans leur communication qu’un message réductionniste.
Le système complexe qui relie l’innovation, la réglementation et la norme défie une description simpliste. Seul un raccourci historique permet de mettre en perspective une évolution dont le début date des années cinquante et qui est loin d’avoir épuisé toute possibilité de progrès futur alors que la biomécanique des chocs n’a jamais occupé le devant de la scène.