La Boutique de l’orfèvre
Tirso de Molina, religieux de l’ordre de la Merci, écrivit quelque quatre cents pièces de théâtre, tout en exerçant longtemps les fonctions de supérieur de son ordre. On lui doit, entre autres, le personnage de Don Juan, contestataire des règles de bienséance et, pour cette raison au moins autant que par inclination, grand coureur de jupons. Lope de Vega et Calderon, pour leur part, ne se firent prêtres qu’après une jeunesse (prolongée) de dramaturges.
Mais, à ma connaissance du moins, on n’avait pas encore vu d’écrivain de théâtre devenir pape. C’est maintenant le cas avec Karol Wojtila, deux cent soixante-quatrième successeur de Pierre sous le nom de Jean-Paul II. Encore étudiant, il aura joué dans une troupe d’amateurs puis, en 1941, fondé avec un ami une compagnie clandestine, le “ Théâtre de la Rhapsodie ”, destinée à la sauvegarde de la culture polonaise face à l’occupation germano- nazie.
Cet automne à Paris, les jeunes comédiens d’Art et Lumière reprenaient sa Boutique de l’orfèvre, sur la scène d’une petite salle aménagée dans la crypte de l’église Saint- Honoré‑d’Eylau, dans une traduction française (éditée par Cana/Cerf). La mise en scène, très sobre, était de Paul de Larminat, soutenue par de beaux éclairages et une chorégraphie délicate de Corinne Chachay.
À de certains moments, on pensait à Claudel et à ses versets. Il s’agit cependant d’une pièce difficile, plus proche d’ailleurs d’un poème à plusieurs voix que de théâtre proprement dit : il n’y a pas d’action.
Dans la boutique de l’orfèvre,
on dore les montres
mesures du temps, elles rappellent à l’homme
que tout est fugitif, que tout change,
que tout passe.
Thérèse et André s’y sont arrêtés, pour choisir leurs alliances en rêvant à leur amour naissant, dont ils savent bien pourtant qu’il ne peut durer toujours, car la mort est au bout du destin, quoi qu’il arrive. Le chœur alors leur enseigne que la pensée passe par le corps :
pour votre amour
cherchez refuge dans vos corps.
Pour vos pensées
Tant qu’ils existent.
Anna s’arrête aussi à la boutique de l’orfèvre. Sa vie de couple avec Stéphane a échoué. Elle voudrait vendre son alliance. L’orfèvre la pèse, mais la balance indique zéro. Il s’en explique :
Ma balance est assez particulière,
elle ne pèse pas le métal mais la vie de l’homme
et son destin.
Votre mari est vivant,
il me faut deux alliances pour la faire bouger.
Anna repart, un peu honteuse, et le choryphée la protège alors des déceptions d’une brève rencontre, en lui faisant entrevoir le poids de l’Amour divin, même si l’Époux ne peut encore prendre pour elle que le visage de Stéphane.
André est mort à la guerre quand son fils Christophe avait deux ans. À présent, Christophe est un jeune homme. Il a rencontré Monique, la fille d’Anna et Stéphane, car ils suivent les mêmes études. Ensemble, ils vont aussi à la boutique de l’orfèvre mais Monique, instruite par l’échec de ses parents, doute d’elle-même et de son amour.
Je voudrais être à toi
mais être moi m’en empêche.
dit-elle à Christophe.
Elle ne sait pas si elle aime ou si elle veut surtout fuir ses parents, avec Christophe. Stéphane son père a bien compris cela, qui le rapproche d’Anna. Il la prend par l’épaule :
Anna, nous avons beaucoup perdu… durant des années,
nous ne nous sentions plus enfants.
Quel dommage, Anna ! Quel dommage !
Telles sont les dernières paroles de cette longue méditation dialoguée sur l’amour humain, pleine de discrets, mais quelque peu envoûtants, chatoiements poétiques. Tout cela n’est à coup sûr guère accessible au “ grand public ”, surtout contemporain. Il faut savoir gré à la Compagnie Art et Lumière d’avoir eu le courage d’affronter cette difficulté, mais aussi d’avoir su, avec beaucoup de bonheur, rendre vivante sous nos yeux une très belle et très intemporelle rhapsodie polonaise, qu’on trouvera ensuite joie à relire.