Antonin Baudry (94), La brièveté de l’existence
L’homme est vif, d’une parole rapide, assuré, franc. Plus que sympathique, il incite à la fraternisation – un goût partagé pour la poésie de Maurice Scève, par exemple.
Car une bonne entente « va très vite » : telle fut pour lui la leçon de l’escrime, le sport qu’il pratiqua à l’École. Un assaut ne dure que quinze minutes, on ne voit de l’adversaire que ses yeux et pourtant, à la fin de cet échange, on y a gagné une connaissance intime de l’autre, une amitié pour la vie a pu parfois se nouer.
“ L’exemple de Villepin fut contagieux, Baudry se fit diplomate ”
Il reste très proche de ses parents, une mère littéraire et enseignante de français, qui lui transmit son amour de la langue et de ses finesses, un père analyste, qui lui donna le goût de l’aventure et un penchant vers la théorie.
L’empreinte parentale reste forte, y compris dans l’alimentaire : détestation du tapioca comme son père, des endives cuites, des lentilles et de la langue de bœuf comme sa mère.
La marque des professeurs
Des enseignants le marquèrent aussi. Ce fut, en classe de troisième, M. Martin, en maths, « très sévère ; et très drôle ». Ce fut, en hypotaupe au lycée Louis-le-Grand, son prof de maths, M. Yebbou, « d’une extrême gentillesse ».
Lors de son année de khâgne au lycée Henri-IV, le professeur d’anglais, M. Monjou, un véritable passeur vers le monde anglo-saxon, lui communiqua son ouverture à l’Amérique ; et M. Combemale, en économie et sciences sociales, lui balisa ce champ tout entier. Clarification : Antonin Baudry intégra l’X en 1994. Sorti dans le corps des Ponts, il profita de l’année accordée à la préparation d’un concours public pour étudier en khâgne et préparer la Rue d’Ulm, où il entra en 1998. Ce qui le combla : il avait alors très envie, et donc très besoin, de temps pour lui-même.
Il termina son parcours universitaire par un mémoire sur Proust, « La raison des sentiments dans Du côté de chez Swann », dirigé par Antoine Compagnon.
Quai d’Orsay
Autre enseignant, of sorts : Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, dont Antonin Baudry tint la plume ; d’où la BD Quai d’Orsay, en deux tomes, qui fit un tabac ; puis le film que Bertrand Tavernier en tira.
Le livre excelle à faire ressentir combien Villepin suscita plus que de la loyauté, une intense affection parmi ses collaborateurs. La leçon du ministre : audace et discipline, analyser avec lucidité, recourir aux grands philosophes pour formuler ce qui guidera l’action.
La diplomatie accueille volontiers des hors-normes, des audacieux sachant freiner leurs élans, des lyriques de poèmes en prose, bref des aventuriers rangés.
La grande ombre d’André Malraux continue d’attirer des serviteurs dévoués de la République. L’exemple de Villepin fut donc contagieux, Baudry se fit diplomate.
Être conseiller culturel, ce n’est pas tant organiser et inaugurer une exposition, un festival du film français, une représentation théâtrale, présenter une conférencière, choisir avec justice les bénéficiaires de bourses d’études, gérer avec doigté un lycée français de l’étranger, c’est peut-être surtout se composer une équipe, malgré de multiples contingences, et trouver à la galvaniser.
Ce conseiller culturel, d’abord à Madrid, puis à New York, sut vendre la culture française dans le langage du pays hôte.
Vendre la culture française aux Américains ? Un défi. Une minuscule élite est francophile, et ceux-là connaissent la France mieux que nous.
La grande masse, manipulée par les médias, reste viscéralement francophobe. D’où un déséquilibre patent, des nombres de films diffusés dans l’un et l’autre pays, nonobstant l’exception culturelle, des nombres de livres traduits.
Antonin Baudry sut franchir l’obstacle par le haut, transmettre notre culture, mais à l’américaine – un peu comme Jacques Tati, en facteur de Jour de fête, se donnant une efficacité à l’américaine !
Albertine à New York
Antonin Baudry organisa ainsi à New York un marathon-Proust, une lecture publique de La Recherche par des personnalités diverses, d’élèves du lycée français à de grands intellectuels new-yorkais, et en des lieux tout aussi variés.
“ Il sut transmettre notre culture, mais à l’américaine, tel le facteur de Jour de fête ”
Toujours à New York et toujours en hommage à notre immense romancier, il ouvrit une librairie française – dénommée, vous l’avez deviné, Albertine – dans les locaux de l’hôtel de maître, monument historique classé, où sont logés les services culturels de l’ambassade de France.
Trois années d’efforts tenaces. Cinq millions de dollars (indispensable mise aux normes), à trouver, ailleurs qu’au Quai d’Orsay.
Antonin Baudry aima beaucoup vivre à New York, pour son intensité, l’énergie palpable et l’efflorescence de projets, « un nouveau toutes les dix minutes ». Il place les New-Yorkais très haut, « des gens très profonds, qui inventent leur propre vie ».
Début 2015, Antonin Baudry regagne Paris, où il préside (et anime) l’Institut français, l’institution phare rayonnant vers les centres culturels français dans une centaine de pays.
Vie diurne et vie nocturne
Son quotidien alterne vies diurne et nocturne : la première, comme on l’imagine, haletante, entre réunions, rendez-vous, décisions à prendre, notes à rédiger ; la seconde, espace de totale liberté et donc, pour Antonin Baudry, synonyme de lectures, très diverses : littératures, philosophie, mathématiques (articles rédigés par des copains), pour lui « le sommet de l’intelligence humaine ».
La mort au-dessus du cercle polaire
À dix-neuf ans, Antonin Baudry faillit périr en mer. Il était sur la côte norvégienne, au-dessus du Cercle polaire, en compagnie de Bruno Le Maire et d’une amie, Marie-France. Ils louèrent une barque à un pêcheur, qui leur prêta ligne et hameçons. La crique était si poissonneuse, ils étaient si occupés à sortir les poissons de l’eau, qu’ils ne se rendirent pas compte immédiatement qu’un courant les emportait.
Ramer ne leur suffit pas à le contrecarrer. Au bout de quelques heures d’angoisse, ils aperçurent au loin ce qui leur apparut comme des bouées. Ramant de plus belle, ils s’en rapprochèrent ; et parvinrent ainsi à la bordure d’un élevage de saumons.
Des pêcheurs norvégiens, après une rencontre houleuse, vinrent finalement à leur secours. Ce fut, semble-t-il, une expérience-clé.
À trente-neuf ans, Antonin Baudry est hanté par la brièveté de l’existence.
Il fait sien le mot de Baltasar Gracián (dans Criticón) : « Ô vie, tu n’aurais pas dû commencer ! Mais, puisque tu as commencé, tu ne devrais jamais finir ! »
POUR EN SAVOIR PLUS
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Quai d’Orsay, avec Christophe Blain, Dargaud, 2 vol., 2010–2011,
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film Quai d’Orsay, scénario avec Christophe Blain et Bertrand Tavernier, 2013 ;
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jeu La Course à l’Élysée, dessin de Christophe Blain, Letheia, 2012.
Dessin : Laurent Simon