La Cantatrice chauve
Le 4 janvier 2005
Monsieur l’Administrateur général,
Ah ! l’année commence mal pour votre maison : voici encore une lettre disant la consternation d’abonnés fidèles !
Ma femme, ma belle-fille et moi sommes allés hier soir à la représentation de Place des héros. Peut-on imaginer de la part de la Comédie-Française un choix plus mauvais ?
On prend un texte sans originalité, mais dicible, dont la lecture durerait vingt minutes. On prétend en faire une pièce de théâtre en répétant dix fois chacune des nombreuses assertions déclamatoires – ce qui ne suffit pas à donner de l’intérêt aux lieux communs, bien au contraire.
On charge un jeune metteur en scène prétendument “ original ” de monter la pièce. Il plonge le tout dans l’obscurité, fige les acteurs, leur recommande de parler souvent de manière inaudible – et parfois en tournant le dos au public. Avec l’auteur, on critique sans mesure l’Autriche et sa vie politique actuelle. Est-ce là le rôle de notre scène nationale ?
On parvient aisément ainsi au spectacle le plus ennuyeux qui se puisse concevoir. D’ailleurs, les comédiens, eux aussi, ressentent visiblement cet ennui. Et c’est pitié, à l’extrême fin de la carrière de votre doyenne, de lui confier un tel rôle.
J’ajoute, après ces propos mesurés, que l’entreprise est scandaleuse sur le plan financier, si l’on pense à la part de nos impôts qui, sous la forme de subvention, vient grossir le prix déjà élevé des places.
Rassurez-nous, Monsieur l’Administrateur général : avouez votre erreur, mais n’en faites plus d’autre de cette taille. On a beau avoir l’esprit ouvert, rien n’est pire qu’une fausse, prétentieuse et dormitive originalité.
Rassurez-nous, car j’hésite à renouveler nos abonnements pour l’an prochain.
Veuillez accepter, Monsieur l’Administrateur général, mes salutations sincères.
M. D. INDJOUDJIAN (41)
P.−S. :
a) Je ne suis pas parti avant la fin de ces trois heures interminables, car j’étais au milieu du rang.
b) Comme beaucoup de spectateurs, nous nous sommes abstenus d’applaudir et j’ai vraiment failli siffler. Je regrette même de ne pas l’avoir fait.
c) Ce metteur en scène ayant totalement échoué dans le genre “ statique ”, essayez-le avec prudence pour diriger des mouvements de foule. Qui sait ?
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Pour faire rire, il n’existe rien de tel que les grands inquiets. On dit que Molière en fut un, ce dont je ne suis pas totalement persuadé. Ionesco, en tout cas, appartient bel et bien à cette catégorie humaine. Il suffit de considérer sa biographie pour comprendre pourquoi. Né en 1912 d’un père roumain (Eugène Ionescu), avocat fort engagé politiquement, et d’une mère française (Thérèse Icard), venu vivre en France avec ses parents en 1913, il est d’autant plus bouleversé par leur divorce, survenu alors qu’il a treize ans, qu’il doit de ce fait repartir pour la Roumanie avec son père, qu’il déteste. Bilingue, il termine ses études littéraires à Bucarest, alors gravement secouée par les agitations de minorités ethniques actives, les tentatives de réforme agraire, suivies d’un échec, la montée du parti antisémite et pro-nazi de la Garde de Fer, dont son père était membre.
Marié à une Roumaine en 1936 et père d’une fille, Ionesco revient à Paris en 1938, pour y préparer une thèse de doctorat ès lettres. Il vit, difficilement, de tâches obscures. De toute façon, ce n’était pas vraiment le bon moment pour s’établir en France, ni autre part d’ailleurs, tant les années qui suivirent furent peu propices à la sérénité. Il les traverse tant bien que mal, fréquentant les milieux surréalistes, s’essayant à l’écriture automatique, la poésie, la critique littéraire, dans quoi il se montre facilement féroce. Revenu de Marseille où il s’était réfugié durant l’Occupation, il écrit La Cantatrice chauve en 1948 et parvient à la faire jouer en 1950 aux Noctambules, petit théâtre du Quartier latin aujourd’hui disparu.
C’est donc ainsi que les spectateurs parisiens, rompus aux façons de Sacha Guitry, de Montherlant, d’Anouilh… entendirent avec ébahissement la première phrase de la pièce : Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé ce soir. C’est parce que nous habitons les environs de Londres et que notre nom est Smith. Et, pour ne rien arranger, cela en un temps où les Anglais étaient perçus différemment : si certains voyaient en eux les libérateurs de la France, d’autres se souvenaient encore de leur réembarquement précipité de Dunkerque, et surtout des 1 300 morts de Mers El-Kébir.
Sur le moment, l’accueil du public comme de la critique fut plutôt mitigé. Les choses pourtant évoluèrent. La Cantatrice chauve aura été traduite dans une bonne dizaine de langues et reste sans doute la pièce la plus jouée au monde. Je ne doute pas, amis lecteurs, que vous l’avez déjà vue, chacun de vous en son temps, par exemple à la Huchette où, sans discontinuité, on l’interprète tous les jours depuis 1957, date de sa reprise parisienne.
Les Compagnons de la Chimère ont eu récemment la bonne idée de la monter à Paris, successivement au Théâtre des Déchargeurs, puis à celui des Blancs-Manteaux, et ce fut un régal. On était enchanté, non seulement du parfait jeu des comédiens, plus british que nature, mais aussi de la mise en scène d’Arnaud Denis, merveilleusement adaptée, dans sa loufoquerie compassée, à cette “ fatrasie ”, pour reprendre la définition même de l’auteur. Mise en scène enrichie de cent petites trouvailles, tel le bruitage en coulisses, évoquant l’interminable trottinement de Mme Smith dans son couloir et son escalier, lorsqu’elle va ouvrir, dès qu’on sonne à la porte, puis revient seule et annonce, péremptoire : Chaque fois qu’on sonne, c’est qu’il n’y a personne.
Théâtre de l’absurde, a‑t-on dit de celui de Ionesco, comme de ceux d’Adamov ou de Beckett, tous trois écrivains de langue française mais chacun – tiens, comme c’est curieux, comme c’est bizarre – d’origine étrangère. Pour ma part, je n’aime pas trop ce goût, un tantinet pédant, de coller des étiquettes savantes. La Cantatrice chauve est une pièce comique, un point c’est tout. Prodigieusement comique par cet incessant mélange de contentement de soi et de vacuité bavarde, qui devient vite explosif à force d’inattendu. On pourrait presque parler d’un théâtre totalement dépouillé, car sans situation, ni action, ni suspens, ni rien d’autre propre à soutenir l’attention du spectateur, théâtre réduit à un pur dialogue qui, de surcroît, n’a aucun sens.
Et pourtant on demeure toute ouïe, empoigné par cet enfilage de phrases dont le côté “ prêt-à-porter ” et la parfaite banalité n’éclatent à l’oreille que par l’incohérence de leur enchaînement. Mais éclatent pour notre plus grande joie, et manifestement aussi chaque soir pour celle des Compagnons de la Chimère. Ils auront bien servi le génie de Ionesco, si bien qu’on serait tenté de dire que “ c’était génial ”, si l’on ne craignait point de tomber aussi dans le facile “ prêt-à-porter ” des adjectifs passe-partout.