La Carpe du Duc de Brienne
Il est amusant de médire du théâtre contemporain, au motif qu’il le mérite en effet souvent. Il convient pourtant de se souvenir aussi que cette médisance fut de toujours. Ouvrez n’importe quel recueil de chroniques théâtrales, ou de textes en tenant lieu, rédigés avant ou après J.-C. vous y trouverez toujours des lamentations du genre : jamais on n’aurait vu des choses pareilles du temps de nos pères, et même “ de mon temps ”, pour peu que le teneur de plume, voire de calame ou de stylet, soit un tantinet chenu, et incliné à ronchonner.
Ce, tout bêtement parce qu’il y aura toujours, sur la scène comme ailleurs, du bon et du mauvais, mais que seule l’excellence laisse des traces durables dans la mémoire collective, et encore pas toujours. Du théâtre comique grec par exemple, nous ne connaissons vraiment qu’une partie de l’oeuvre d’Aristophane, alors qu’à chaque concours annuel des Grandes Dionysies athéniennes trois auteurs comiques voyaient leurs textes retenus pour la représentation publique, parmi de plus nombreux candidats, qu’un seul recevait le prix et que cela dura plusieurs siècles ! Cela fait beaucoup de comédies oubliées et à jamais perdues, qui n’étaient sans doute pas toutes mauvaises.
Ne maudissons donc pas, comme par esprit de système, tout ce qui se peut écrire pour le théâtre en ce début de XXIe siècle. Dans cette petite chronique, j’avais eu l’occasion de vous dire beaucoup de bien des Directeurs, de Daniel Besse, ou de Corot, de Jacques Mougenot, deux auteurs vivants et jeunes, qui ne cherchent pas à “ surprendre ” – dans un souci de modernité dévastatrice – mais tout simplement à “ plaire ”, et qui y parviennent, chacun à sa manière.
De Jacques Mougenot justement, nous pouvions récemment voir jouer, en reprise, une autre pièce, La Carpe du Duc de Brienne, dans une petite salle toute intime, celle du Théo-théâtre, nichée dans un recoin du XVe arrondissement, au fin fond de la rue Théodore Deck, qui se termine en impasse. Trois garçons, François Mougenot le frère de Jacques, Pascal Ivancic et Stéphane Guillemin – tous élèves de Jean-Laurent Cochet – dissertaient devant nous, sans décor, du bien-fondé de se jeter à l’eau, de la meilleure manière de pêcher l’ablette, de savoir s’il convient alors d’amorcer ou pas, de l’existence du Paradis après la mort, de cent autres sujets qui les faisaient sans cesse oublier leur intention première, celle de mettre fin à leurs jours.
Après bien des tergiversations ils se décident tout de même à passer à l’acte : noir, bruit de bulles. Mais ils reparaissent, et reprennent leurs discussions, si passionnées à propos de riens qu’ils en viennent à oublier qu’ils sont morts. Ce qui conduit à d’étranges dialogues.
À propos d’urbanisme, l’un d’eux parle du travail d’un “ topologue ”. Non, on dit topographe – Tu crois ? – J’en suis sûr. La preuve, mon beau-frère était topographe – Pourquoi dis-tu “ était ” ? Il l’est toujours. C’est toi qui es mort. Tu vois bien, tu mélanges toujours tout. Tu ne sais pas ce que tu dis.
Je ne peux pas tout vous raconter, mais seulement constater qu’il n’est d’évidence pas donné à beaucoup d’accéder à une pareille combinaison d’humour et de poésie onirique, tout au long d’un spectacle d’une heure et demi environ, en soutenant l’attention amusée de l’assistance, quasiment sans action dramatique ni autre suspens que l’étrangeté de la situation et l’inattendu dans la succession des répliques.
Du grand théâtre ? Peut-être pas, au sens où l’on entend d’ordinaire le mot “ grand ”. Du théâtre infiniment original en tout cas. Presque un genre nouveau, dont la manifestation laisse à coup sûr une trace dans la mémoire, signe assuré de haute qualité.
Quand on joue du Jacques Mougenot, il faut l’aller voir, croyez-moi.