La Chimie à l’École polytechnique : un héritage pour l’avenir
Avec la révolution industrielle, la Chimie fut à l’honneur aux premiers temps de l’École. Un peu oubliée au XXe siècle, elle reprend aujourd’hui toute sa place à l’École, justifiée par son rôle fondateur pour de nombreuses applications dans tous les domaines, de l’industrie à la biologie, en passant par l’informatique et la médecine.
Le 8 mai 1794, Antoine Laurent de Lavoisier est guillotiné à Paris. Ayant demandé un sursis pour achever une expérience, il se voit répondre par Jean-Baptiste Coffinhal, président du tribunal révolutionnaire : « La République n’a pas besoin de savants ni de chimistes ; le cours de la justice ne peut être suspendu. » Le lendemain, le grand mathématicien Joseph Louis Lagrange remarqua : « Il ne leur a fallu qu’un moment pour faire tomber cette tête et cent années, peut-être, ne suffiront pas pour en reproduire une semblable. »
Des chimistes parmi les pères fondateurs
Lavoisier ne put voir la création de l’École polytechnique, qui advint quelques mois après son exécution. Cependant, quatre chimistes de ses élèves et disciples figurent parmi les pères fondateurs de l’École : Antoine François de Fourcroy (1755−1809), Claude Louis Berthollet (1748−1822), Louis Bernard Guyton de Morveau (1737- 1816) et Bertrand Pelletier (1761−1797 ; père de Pierre Joseph Pelletier, le premier, en collaboration avec Joseph Bienaimé Caventou, à avoir isolé, entre autres, la quinine, la chlorophylle, la caféine et la strychnine).
La prééminence de la chimie à cette époque tenait en grande partie à l’importance de la poudre à canon, dont la fabrication avait été grandement perfectionnée par Lavoisier et ses collaborateurs. Elle explique l’existence, jusqu’à très récemment, du corps des Poudres parmi les corps issus de l’École.
REPÈRES
La chimie se constitue véritablement en science au XVIIIe siècle, échappant aux alchimistes et apothicaires pour devenir l’une des disciplines fondatrices de la révolution industrielle. Elle connaîtra son apogée à l’X au XIXe en tant que discipline autonome, pour s’effacer quelque peu de l’enseignement au XXe alors qu’ailleurs dans le monde la chimie a connu pendant cette même période un essor incroyable à la fois académique et industriel, et a joué un rôle absolument essentiel dans les progrès technologiques du XXe siècle.
Une grande lignée de successeurs
À la suite des chimistes fondateurs, d’autres grands savants se sont succédé, qui furent soit leurs collaborateurs, soit leurs élèves. Ainsi, Jean-Antoine Chaptal (1756−1832), ami et collègue de Berthollet, a cherché à élucider le mécanisme de la fermentation et montra que l’ajout de sucre permet d’augmenter le taux d’alcool dans le vin (chaptalisation). Nicolas Louis Vauquelin (1763−1829), bras droit de Fourcroy, découvrit le chrome et le béryllium.
Louis Jacques Thenard (1777−1857) rejoignit le laboratoire de Vauquelin et devint le répétiteur de Fourcroy. Il découvrit le silicium et l’eau oxygénée, et travailla avec Gay-Lussac sur la découverte du bore et l’isolement du sodium et du potassium. Louis Joseph Gay-Lussac (1778−1850 ; X1797 et premier d’une longue lignée de polytechniciens) fut d’abord préparateur de Berthollet. Il découvrit le cyanogène, l’acide cyanhydrique, démontra que le chlore est un corps simple, et établit la loi de la dilatation des gaz et les lois volumétriques qui portent son nom.
Jean-Baptiste Dumas (1800−1884) fut d’abord l’assistant de Thenard, qu’il remplaça ensuite comme professeur. Il est l’un des fondateurs des méthodes d’analyse quantitative modernes.
Pierre Louis Dulong (1785−1838 ; X1801), élève de Berthollet et de Thenard, collabora avec le physicien Alexis Thérèse Petit (1791−1820 ; X1807, major d’entrée) sur la relation entre la chaleur massique et la masse atomique d’un corps simple (loi de Dulong et Petit).
Théophile Jules Pelouze (1807−1867), assistant de Gay-Lussac et découvreur des nitriles organiques, s’est intéressé aux explosifs et a eu Alfred Nobel comme élève dans son laboratoire pendant un an.
Edmond Fremy (1814−1894), lui aussi un protégé de Gay-Lussac, a été préparateur, puis répétiteur de Pelouze. Il lui succéda comme professeur. Fremy a trouvé, sans le savoir à l’époque, le premier radical libre persistant synthétique (le sel de Fremy). Il fut le premier à obtenir l’acide fluorhydrique anhydre. Pour donner une idée de cet exploit, il faut savoir qu’une goutte de cet acide anhydre sur la peau peut tuer un homme après une agonie atroce. Fremy a essayé sans succès d’obtenir le fluor moléculaire ; c’est son élève, Henri Moissan (1852−1907 ; prix Nobel de chimie 1906), pharmacien de formation et sans lien avec l’École polytechnique, qui finalement réussit à isoler l’élément le plus électronégatif de la table périodique et le plus terrible à manipuler. La découverte de Moissan a permis quelques décennies plus tard, un peu avant la Deuxième Guerre mondiale, la synthèse du polytétrafluoroéthylène (le Teflon) dans les laboratoires de E.I. DuPont de Nemours à Wilmington. La boucle avec Lavoisier est ainsi bouclée. On peut noter que, sans la découverte accidentelle du Teflon, la séparation des isotopes d’uranium pour la fabrication de la bombe atomique n’aurait pas été possible, et la fin de la guerre aurait été très différente.
Jacques Joseph Ebelmen (1814−1852 ; X1831, corps des Mines) n’a pas enseigné à l’École polytechnique, mais à l’École des mines. Chimiste métallurgiste et minéraliste, il mit au point une méthode simple pour fabriquer artificiellement des pierres précieuses, tels l’émeraude et le corindon.
Un spin-off notoire
Pour l’anecdote, un autre élève de Lavoisier, Éleuthère Irénée Dupont de Nemours (1771−1834), d’une famille plutôt royaliste, quitta la France pour les États-Unis, avec son père et son frère. Il remarqua, au cours d’une partie de chasse, la mauvaise qualité de la poudre utilisée outre-Atlantique, et eut l’idée de créer une fabrique locale. Il s’installa à Wilmington dans le Delaware et y fonda une poudrerie, qui devint E.I. DuPont de Nemours and Company, maintenant plus simplement DuPont, et qui reste encore à l’heure actuelle à la tête des industries chimiques les plus innovantes.
Vers la chimie moderne
Plus proche de nous, Henry Le Chatelier (1850−1936), major de sortie de sa promotion de 1869 et fils de polytechnicien, a étudié les équilibres chimiques. Il a énoncé le principe qui porte son nom, et qui a une portée considérable en chimie et en biologie. Son contemporain Joseph Achille Le Bel (1847−1930 ; X1865) relie l’activité optique avec la présence d’un carbone asymétrique, la même année que le Hollandais Jacobus Van’t Hoff, et assoit ainsi les bases de la stéréochimie moderne. Enfin, Georges Darzens (1867−1954, X1886) est licencié en mathématiques, agrégé de physique et docteur en médecine ! Mais c’est en chimie qu’il laisse son empreinte en découvrant une synthèse efficace d’esters glycidiques (réaction de Darzens).
“La République a absolument besoin
de savants, et aussi de chimistes”
Une discipline en réveil ?
Autant la chimie à l’École polytechnique a été riche au xixe siècle, autant elle s’est étiolée durant la majeure partie du XXe. Les avancées faites en Europe et aux USA ne se sont pas retrouvées dans l’enseignement de la chimie à l’École. Il faudra attendre les cours des professeurs Marcel Fétizon (X47 ; réactif de Fétizon) et Nguyên Trong Anh (X57 ; modèle de Felkin-Anh), son élève, pour que l’enseignement de la chimie reflète à nouveau l’état de la science. Cela a coïncidé avec une restructuration profonde de la recherche en chimie au début des années 1980 et la création du département de recherche et d’enseignement, le premier de son genre à l’École polytechnique. À l’heure actuelle, le département s’est consolidé et poursuit des recherches dans des domaines très variés, couvrant la catalyse, la chimie organométallique, la modélisation et la chimie théorique, les techniques d’analyse des traces, la synthèse organique, la polymérisation contrôlée, la mise au point de nouvelles réactions et de réactions à multicomposants, les matériaux nouveaux, etc.
Éloge de la chimie
D’Arcy Wentworth Thompson (1860−1948), un grand mathématicien et biologiste écossais, a dit : « Chemistry is the most cosmopolitan of sciences, the most secret of arts. » La chimie est partout dans la vie quotidienne, et l’industrie chimique irrigue toutes les autres industries. Cela va des détergents et cosmétiques aux parfums et aux médicaments, aux colorants et peintures, aux plastiques et fibres, aux matériaux ultra-performants pour la chirurgie, dans les ordinateurs et les outils de communication, dans les transports et l’industrie aérospatiale, en fait dans tout ce qui est utilisé dans notre société moderne. Pourtant, pour la majorité de la population, la chimie reste un art secret, un langage hermétique à cause de son formalisme et de sa nomenclature obscure. Aucun client ne voudrait acheter du β-D-fructofuranosyl-α-D- glucopyranoside ; pourtant c’est ce que les gens font tous les jours en achetant du sucre ! Le mot « produit chimique » éveille immédiatement les soupçons et attise la méfiance en évoquant des visions de cancer, de pollution et de marée noire, alors que nous-mêmes et tout ce qui nous entoure sommes constitués de « produits chimiques ».
Ce qui est en fait remarquable, et même magique, est que le chimiste, et seul le chimiste, soit capable de convertir ce goudron innommable qui parfois, mais heureusement rarement, se déverse sur nos plages à cause de la négligence humaine, en une essence limpide pour nos voitures, en Chanel N° 5, en Kevlar pour les skis et les gilets pare-balles, en médicament anti-sida, et en un million d’autres substances et matériaux utilisés tous les jours. Si l’espérance de vie a pratiquement doublé au XXe siècle, c’est en grande partie grâce à la chimie et aux prouesses des chimistes. Les avancées en biologie doivent beaucoup au savoir-faire des chimistes : sans chimie, pas de biologie moléculaire, de séquençage d’ADN, de structures de protéines. La biologie s’appuie sur la chimie, comme la chimie s’appuie sur la physique, et cette alliance des sciences de la nature (et des mathématiques) est le meilleur atout de l’humanité pour combattre la misère et la maladie.
La République a absolument besoin de savants, et aussi de chimistes.
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EMMANUEL GRISON (37), CHIMISTE – PROFESSEUR A L’ECOLE
En complément au dossier sur la Chimie paru dans notre n°749, deux anciens professeurs à l’Ecole : Claudine Hermann (Physique) et Pierre Laszlo (Chimie), par ailleurs précieux et fidèles collaborateurs de La Jaune et la Rouge, nous font part de leurs souvenirs sur Emmanuel Grison
C.H. : Sorti dans le corps des Poudres, Emmanuel Grison a été professeur de Chimie à l’X de 1964 à 1968, directeur de la Métallurgie au CEA de 1969 à 1975, puis directeur du Centre CEA de Saclay de 1975 à 1978. Pour moi, il a d’abord été un directeur de l’enseignement et de la recherche, de 1978 à 1984, au début de l’installation à Palaiseau, d’une honnêteté extraordinaire alliée à une grande fermeté, qui a mené des réformes importantes au niveau de l’enseignement. Une fois à la retraite, ce fut un historien de l’X en général et de la chimie à l’X en particulier, qui faisait montre d’enthousiasme, sympathie ou antipathie pour les personnages d’il y a presque deux siècles. Il a été le premier président de la SABIX.
P.L. : Je fus nommé professeur de chimie à l’Ecole en 1986 et j’y exerçais jusqu’à l’été 1999. Je rencontrai donc Monsieur Grison dès après ma venue à Palaiseau. En effet, après avoir cédé la direction des études à Maurice Bernard peu de temps auparavant (un an ou deux), il visitait fréquemment l’Ecole : par fidélité, l’une de ses attachantes caractéristiques ; sans doute pour discuter avec le nouveau DER de tel ou tel problème pendant ; mais aussi, peut-être surtout, pour rencontrer ses collègues, ceux qu’il connaissait déjà, ou les nouveaux comme moi, lors du déjeuner dans la salle à manger des cadres. J’eus donc la chance de causer souvent avec lui.
Toujours impeccablement mis, son physique restait celui d’un jeune homme, souple et rapide dans ses mouvements, d’une grande déférence envers quiconque, quel que soit son statut.
C’était un homme d’une urbanité exquise, toujours courtois, toujours bienveillant, et d’une intelligence aussi vive que reposant sur une vaste culture. Nous partagions un intérêt actif pour l’histoire de la chimie. Ainsi, pour donner un exemple de son érudition, lorsque je lui parlai du livre d’Octave de Ségur, qui reflète l’enseignement de chimie dispensé à l’Ecole au début du Premier Empire, où l’auteur use d’une notation chimique très particulière, M. Grison y reconnut immédiatement celle d’Hassenfratz, dont il était le grand spécialiste mondial.
Il me recruta plus tard pour un exposé à un colloque dans le cadre du Club d’histoire de la chimie, qu’il avait contribué à fonder. Outre sa biographie de Hassenfratz, les historiens lui doivent une édition de la correspondance Kirwan-Guyton de Morveau, dont il fut l’un des co-éditeurs.
Je citerai, pour finir, une anecdote témoignant de son grand cœur, plus encore que de sa rapidité de pensée. Il était question, dans une conversation à table, de conférenciers à faire venir à l’Ecole. Je citai le nom de France Quéré, la grande théologienne protestante, l’épouse aussi d’Yves Quéré (bien trop tôt disparue). Il s’écria, « surtout pas. Elle est déjà beaucoup trop sollicitée. Elle se sentirait obligée d’accepter. Vous ne pouvez pas lui faire ça. »
Bref, comme je l’écrivis à sa famille, c’était un Juste, que je m’honore d’avoir rencontré et dont je conserve un souvenir aussi admiratif qu’ému.
Plus sur le professeur exceptionnel que fut Emmanuel Grison :
– dans la JR : https://www.lajauneetlarouge.com/emmanuel-grison-37-la-force-de-conviction/
– et le numéro 59 de la revue de la SABIX (juin 2016)