La chimie supramoléculaire
Les racines de la chimie supramoléculaire remontent sinon explicitement, du moins implicitement, à la fin du XIXe siècle et trois noms peuvent y être rattachés. En 1893 Alfred Werner en un article volumineux et révolutionnaire jetait les bases de la chimie de coordination. Partant des nombreux complexes de type cation métallique-amine connus à l’époque il réussit à établir une classification systématique de ces produits et à partir de là de proposer une théorie de la coordination expliquant la formation et les propriétés des complexes.
La chimie supramoléculaire est la généralisation de la chimie de coordination à tous types de partenaires et d’interactions. En étudiant l’action d’enzymes sur certains sucres Emil Fischer en 1894 constata que cette réaction était hautement spécifique. Par exemple que l’action sur deux glucosides, l’un image de l’autre dans un miroir, s’exerçait sur un seul des énantiomères ce qui impliquait que l’enzyme possédait un site actif ayant une configuration uniquement adaptée à l’un des glucosides. Cette spécificité était interprétée en proposant que substrat et enzyme devaient s’ajuster comme » clef et serrure » ; c’est-à-dire qu’une complémentarité géométrique existait entre les deux partenaires. Ce principe clef-serrure purement géométrique complété maintenant par les aspects énergétiques est devenu la reconnaissance moléculaire.
Enfin en 1897 Paul Ehrlich lors de ses études sur le sérum antidiphtérique contenant l’antitoxine de la maladie proposa qu’une association toxine-antitoxine se faisait grâce à la présence sur l’antitoxine de chaînes latérales ayant une affinité pour la toxine ; peu après il a introduit le terme de récepteur qui est devenu d’un usage courant dans sa littérature dès 1901. Ainsi au début du vingtième siècle les racines profondes de ce qui allait devenir la chimie supramoléculaire étaient en place, mais environ soixante-dix années allaient se passer avant de voir le domaine naître puis exploser.
Pendant cette longue période la chimie et la biologie allaient connaître des développements prodigieux. La synthèse organique se développa rapidement, enrichissant sans cesse la panoplie de ses outils par la découverte de nouvelles réactions et la mise au point de stratégies d’obtention de substances naturelles de plus en plus compliquées. Les progrès réalisés sont tels qu’il n’est pas exagéré de dire qu’actuellement la synthèse des molécules les plus complexes de la nature est possible, la chimie moléculaire est en quelque sorte au sommet de son art.
Plus tardivement, au début des années cinquante, débuta l’ère des méthodes physiques permettant l’analyse des structures et des propriétés des composés. Les progrès incessants des appareillages placent entre les mains du chercheur actuel des outils de hautes performances (spectroscopies IR, UV, RMN fluorescence, spectrométrie de masse, diffraction des rayons X, etc.). Au vu de la complexité des systèmes vivants les progrès de la biologie sont encore plus impressionnants. Partant des constituants de la cellule, les biologistes ont su à la manière d’un zoom se rapprocher de la structure ultime des composés et découvrir peu à peu que tous les constituants étaient des substances chimiques.
Le large fossé qui séparait encore la chimie et la biologie au début du vingtième siècle se combla graduellement en même temps que naissait la biologie… moléculaire. Tous les composés vivants sont donc des entités discrètes dont la cohésion est assurée, comme pour les composés organiques, par la liaison covalente. Mais d’autres interactions, plus faibles, allaient se révéler grâce surtout aux études physicochimiques et cristallographiques. La structure de la double hélice de l’acide nucléique révéla que la force motrice de sa formation était l’appariement des bases complémentaires à l’aide de liaisons hydrogène intermoléculaires.
Les premières structures cristallines de protéines (myoglobine, hémoglobine, lysozyme) montrèrent que la forme active de ces substances résultait d’un rigoureux arrangement tridimensionnel de la molécule, cet ordre étant obtenu à l’aide de liaisons hydrogène intramoléculaires (d’autres interactions peuvent aussi être observées telles que les forces de Van der Waals, les interactions électrostatiques, hydrophobes, π‑π et d’autres) et la formation dans certains cas de ponts disulfure entre des résidus cystéine. Pour obtenir cet arrangement, il est clair que l’information nécessaire est stockée dans la molécule, chacun des quelque 20 aminoacides naturels possède des caractéristiques particulières, ce qui fait que l’agencement de la protéine est déterminé par la composition en aminoacide, la présence de certaines séquences de ces constituants entraînant la formation d’agencements caractéristiques (hélice α, feuillet plissé β).
Enfin, il fut aussi établi que la fixation d’un substrat à une enzyme fait habituellement appel à la formation de plusieurs liaisons non covalentes. Au début des années soixante les outils étaient en place et la chimie supramoléculaire pouvait naître.
La conjonction de la mise en évidence des propriétés de transfert d’ions de certains antibiotiques naturels, la découverte fortuite des propriétés complexantes d’une nouvelle classe de composés macrocycliques (les éthers couronnes) et de l’intérêt pour la conduction de l’influx nerveux (due à la présence de gradients ioniques à travers la membrane des ions Na+ et K+) allaient nous entraîner à effectuer la synthèse d’une nouvelle classe de composés, les cryptants (figure 1). Ceux-ci permettent de réaliser la réaction de reconnaissance la plus simple que l’on puisse concevoir, à savoir la capture sélective des substrats sphériques que sont les cations des métaux alcalins (par ordre croissant de taille, les ions lithium, sodium, potassium, rubidium et césium).
Les différences entre les diamètres sont très faibles, il est cependant possible d’obtenir des molécules réceptrices capables d’englober préférentiellement en leur sein l’une de ces espèces sphériques. Les cryptants sont des polyéthers macrobicycliques dont la taille de la cavité réceptrice est à chaque fois (grâce à une synthèse orientée) adaptée à la taille du cation à complexer. Les complexes obtenus sont les cryptates (figure 2) dans lesquels les cations sont maintenus dans la cavité grâce à de multiples interactions ion-dipôle. Au fil des ans, un très grand nombre de cryptants ont été synthétisés dont le champ d’application s’est étendu à une grande partie des cations de la classification périodique.
Un autre exemple de reconnaissance moléculaire concerne les composés de forme tétraédrique tel l’ion NH4+. La liaison sélective d’un tel substrat nécessite une molécule dont le site de reconnaissance soit tétraédrique. À cette fin une molécule macrotricyclique a été conçue et synthétisée, contenant quatre atomes d’azote et six atomes d’oxygène situés respectivement au sommet d’un tétraèdre et d’un octaèdre (figure 3). Cette molécule capture l’ion ammonium en formant un ensemble très stable, une espèce supramoléculaire présentant une excellente complémentarité à la fois géométrique et interactionnelle entre les deux partenaires, sa cohésion étant assurée à la fois par un arrangement tétraédrique de quatre liaisons hydrogène +N‑H…N et par des interactions électrostatiques avec les six atomes d’oxygène. La forte complexation du cation NH4+ dans la cavité a pour conséquence de rendre plus difficile sa déprotonation, son caractère acide est donc fortement diminué ; exprimé autrement on peut dire que la complexation stabilise l’ion NH4+. Ces constatations illustrent combien les propriétés d’un substrat peuvent être modifiées lorsque celui-ci est lié mettant ainsi en lumière les propriétés nouvelles d’un ensemble supramoléculaire, de la supermolécule, par rapport aux molécules qui la composent.
Le moment est opportun pour définir la chimie supramoléculaire. La chimie supramoléculaire est le domaine dans lequel règne la chimie des interactions moléculaires, des associations de deux ou plusieurs espèces chimiques et des liaisons non covalentes. Un grand nombre de récepteurs artificiels ont été synthétisés, capables de reconnaître tous les types de substrats possibles :
- cations organiques de toutes géométries,
- anions inorganiques et organiques, . molécules neutres,
- espèces chirales.
De nombreuses classes de nouveaux composés sont nées à la suite des éthers couronnes et des cryptants. Des travaux de nombreux laboratoires on peut citer les sphérants, les calixarènes, les cryptophanes. Chacune de ces familles est riche de dizaines voire de centaines de représentants. La description des synthèses et des propriétés de ces molécules laisse une littérature extrêmement vaste et dont le rythme de production est toujours croissant.
Ce qui fait le succès de la chimie supramoléculaire et qui explique l’impression d’envahissement de la littérature par ce domaine c’est son caractère interdisciplinaire. À la suite des chimistes organiciens ont contribué à l’expansion de cette discipline les chercheurs de nombreux autres domaines : chimie physique, chimie théorique et modélisation, cristallographie, biochimie. Les applications déjà réelles et celles que l’on peut imaginer de la chimie de la reconnaissance moléculaire sont innombrables : extractions sélectives des cations (y compris radioactifs), transport de cations, enrichissement isotopique, confection d’électrodes spécifiques, élimination des métaux lourds, cryptates photoactifs, formation d’alcalures et d’électrures.
Toutes ces applications concernent les cations métalliques. Pour les cations (ou anions) organiques on peut citer la reconnaissance linéaire par des ligands appropriés de sels de diammonium (ou de dicarboxylates). Les récepteurs incorporant des sites de complexation chiraux opèrent une reconnaissance de substrats chiraux (ammonium, carboxylate). Des hydrocarbures aromatiques, des dérivés halogénés d’hydrocarbures peuvent aussi être complexés sélectivement. Une autre application très utilisée est l’activation anionique qui résulte de la solubilisation en milieu organique non solvatant de nombreux sels métalliques (halogénures, carboxylates, alcoolates, etc.), la complexation du cation libère l’anion qui devient beaucoup plus réactif ; des réactions catalytiques sont aussi possibles.
L’ensemble des résultats présentés jusque-là constitue le premier volet de la chimie supramoléculaire. Cette chimie s’est fondée sur les récepteurs moléculaires synthétiques organisés de façon plus ou moins rigide pour effectuer des processus de reconnaissance moléculaire, de catalyse et de transport. L’utilisation des structures macrocycliques et macropolycycliques a été dictée par la nécessité de bien contrôler la géométrie et la rigidité des récepteurs moléculaires, en d’autres termes, de préorganiser le récepteur pour le rendre apte à remplir l’opération souhaitée. Au-delà de cette préorganisation, fondée sur la liaison covalente, on peut concevoir des systèmes subissant une auto-organisation, c’est-à-dire des systèmes capables de générer spontanément à partir de leurs composants, et dans des conditions données, une architecture bien définie et fonctionnelle.
On peut citer de nombreux exemples de structures supramoléculaires biologiques telles que la formation spontanée de la double hélice des acides nucléiques par enroulement des deux brins complémentaires, l’édification du virus de la mosaïque du tabac à partir de nombreuses briques peptidiques formant un tube autour de son acide nucléique, la formation de canaux à K+ à partir de quatre sous-unités protéiniques identiques, canal dont la structure cristallographique a été décrite récemment, la structure du centre photosynthétique de la bactérie Rhodopseudomonas viridis.
Quelques exemples permettront au lecteur d’apprécier le deuxième volet de la chimie supramoléculaire. Un premier mode d’organisation a été obtenu à l’aide des complexes de ligands acycliques poly(bipyridine) répétitifs (BP2, BP3, BP4, BP5). En présence du cation Cu(I) il se produit un assemblage spontané en hélicates à double brins contenant deux molécules de ligand et un ion Cu(I) par groupe bipyridine de chaque ligand (figure 4).
La structure en double hélice résulte de la coordination tétraédrique imposée par chaque site Cu(bipy)2 +.
Avec d’autres ligands poly(bipyridine) et en présence de cations Ni2+ de coordination octaédrique l’auto-organisation conduit à une triple hélice (figure 5).
De nombreuses autres architectures organiques ou inorganiques ont été réalisées grâce à la confection sur mesure de ligands appropriés, sont formés ainsi des cages cylindriques, des grilles (figure 6). L’édification spontanée mais contrôlée d’architectures supramoléculaires très complexes offre aussi aux nanosciences et à la nanotechnologie une voie pour la génération d’édifices fonctionnels très élaborés, autre que la nanofabrication et les nanomanipulations telles quelles sont envisagées actuellement. Signalons encore la formation de polymères supramoléculaires obtenus par auto-assemblage de composés monomériques complémentaires (figure 7).
Au terme de cet article il est important de réaliser que le fil conducteur de l’ensemble du domaine de la chimie supramoléculaire est l’information contenue dans les molécules. En effet, les propriétés d’un récepteur, l’agencement d’un vaste édifice supramoléculaire, sont inscrits, programmés lors de la synthèse des composés constitutifs. Un autre aspect de l’impact de la chimie supramoléculaire est donc la perception de la chimie non seulement comme une science mettant en œuvre matière et énergie mais aussi comme une science de l’information, celle-ci étant portée par la structure moléculaire.
Le déferlement de la littérature témoigne de l’emprise de ce nouveau domaine : des milliers de publications, des centaines de revues, des dizaines de livres, un ouvrage multi-volumes de 7 000 pages, une encyclopédie de 240 articles en préparation. Plus impressionnant encore est le fait que les développements multiples déjà réalisés ne cessent d’ouvrir la voie à de nouveaux chemins d’investigations.
Trente ans après ses débuts la chimie supramoléculaire est toujours pleine de promesses.