Vue de l’usine de traitement des combustibles usés, Orano, établissement de la Hague dans la Manche.

La circularité, une force du modèle nucléaire français

Dossier : RéindustrialisationMagazine N°799 Novembre 2024
Par Nicolas MAES (X95)
Par Pierre-Étienne GIRARDOT (X09)

Réus­sir la tran­si­tion éco­lo­gique pas­se­ra par une uti­li­sa­tion rai­son­née et opti­mi­sée de nos res­sources, ce qui ne pour­ra se faire sans com­pé­tences indus­trielles fortes. Ora­no, qui a pla­cé au cœur de sa rai­son d’être les savoir-faire de trans­for­ma­tion des matières pour un monde éco­nome en res­sources, est déjà la che­ville ouvrière du modèle fran­çais de recy­clage des com­bus­tibles nucléaires usés. Le « pro­jet indus­triel du siècle » per­met­tra de pour­suivre et d’optimiser ce modèle dans les décen­nies à venir. Le groupe apporte par ailleurs ses com­pé­tences dans le recy­clage des bat­te­ries de véhi­cules élec­triques, au ser­vice de la sou­ve­rai­ne­té européenne.

De nom­breuses tech­no­lo­gies néces­saires pour décar­bo­ner nos éco­no­mies font appel à des métaux dits cri­tiques. Ils sont néces­saires pour pro­duire de l’électricité décar­bo­née, comme le cuivre pour les réseaux élec­triques ou les terres rares dans les aimants des rotors d’éolienne. Les besoins sont éga­le­ment signi­fi­ca­tifs pour élec­tri­fier les mobi­li­tés et fabri­quer les bat­te­ries dont les chi­mies les plus per­for­mantes sont très consom­ma­trices en lithium, nickel et cobalt. La tran­si­tion vers une éco­no­mie bas car­bone sera donc for­te­ment consom­ma­trice en métaux.


Selon le rap­port Metals for Clean Ener­gy publié par l’université belge KU Leu­ven en 2022, l’Europe aura en par­ti­cu­lier besoin, pour atteindre la neu­tra­li­té car­bone en 2050, de 35 fois plus de lithium à l’horizon 2050 (près de 800 000 tonnes par an) qu’à l’heure actuelle, mais aus­si de deux fois plus de nickel (400 000 tonnes en 2050) et entre trois et cinq fois plus de cobalt (60 000 tonnes en 2050).


Une double vulnérabilité pour l’Europe

Dans ce contexte, le mar­ché euro­péen doit faire face à plu­sieurs défis. D’une part, la pro­duc­tion de ces métaux cri­tiques sur le conti­nent est loin de cou­vrir les besoins. À titre d’exemple, l’Europe pro­duit actuel­le­ment envi­ron 20 % de sa demande domes­tique en nickel, 10 % de sa demande en cobalt et seule­ment une quan­ti­té réduite de sa demande en lithium. C’est en par­ti­cu­lier le cas en France où l’activité minière a qua­si dis­pa­ru du pay­sage indus­triel, en dépit de rares pro­jets comme celui d’Imerys dans l’Allier pour extraire du lithium, ou bien sûr le nickel de Nou­velle-Calé­do­nie, dont le coût de pro­duc­tion est néan­moins plus éle­vé que ses concur­rents indonésiens. 

D’autre part, l’Europe ne dis­pose que de peu d’installations indus­trielles de raf­fi­nage ou de trans­for­ma­tion des métaux cri­tiques, l’Asie et en par­ti­cu­lier la Chine ayant construit une stra­té­gie de domi­na­tion sur toutes les étapes de trans­for­ma­tion en aval (plus de 85 % des parts de mar­ché sur le raf­fi­nage des terres rares, près de deux tiers pour le raf­fi­nage de cobalt ou 60 % pour le raf­fi­nage du lithium).

L’exploitation de la « mine urbaine »

Avec le fort déve­lop­pe­ment de la mobi­li­té élec­trique (1,5 mil­lion de véhi­cules élec­triques ou hybrides rechar­geables ven­dus en 2019 en Europe, 5,05 mil­lions en 2023 et de l’ordre de 10 mil­lions en 2030, en anti­ci­pa­tion de l’interdiction de vente des véhi­cules ther­miques à par­tir de 2035), le mar­ché de la ges­tion des bat­te­ries usa­gées fait pro­gres­si­ve­ment son appa­ri­tion. Des volumes signi­fi­ca­tifs émer­ge­ront dès 2026 avec la pro­duc­tion des giga­fac­to­ries euro­péennes, dont le pro­cess génère de 5 à 10 % de rebuts (voire beau­coup plus pour cer­taines, les pre­miers mois de pro­duc­tion) ; vers la fin de la décen­nie, les bat­te­ries des véhi­cules hors d’usage pren­dront le relai. D’ici 2030, les pro­jec­tions estiment que ces deux flux pour­raient repré­sen­ter de l’ordre de 10 à 20 % des besoins en métaux pour les batteries.

D’ici 2030, les projections estiment que les batteries usagées pourraient représenter de l’ordre de 10 à 20 % des besoins en métaux pour les batteries.

Cette dyna­mique de mar­ché reste vraie sur le long terme en dépit d’un démar­rage moins fluide que pré­vu pour cette nou­velle filière indus­trielle euro­péenne (déca­lage des giga­fac­to­ries d’ACC en Alle­magne et en Ita­lie pour cause de pré­vi­sions de ventes à court terme moins fortes qu’anticipé, retards de pro­duc­tion et pro­blèmes de qua­li­té pour Nor­th­Volt, évo­lu­tion des choix des construc­teurs, de presque 100 % NMC, concer­nant les chi­mies de bat­te­ries NMC, nickel man­ga­nèse cobalt, plus chères mais avec plus d’autonomie à un por­te­feuille plus équi­li­bré avec des bat­te­ries LFP, lithium fer phos­phate, moins chères et avec moins d’autonomie, etc.).

Pour répondre aux enjeux de ges­tion des matières de la filière, Ora­no déve­loppe depuis plu­sieurs années un pro­jet de recy­clage des bat­te­ries élec­triques. En effet, les com­pé­tences en hydro­mé­tal­lur­gie néces­saires pour exploi­ter cette « mine urbaine » sont proches de l’expertise déve­lop­pée par le Groupe dans l’exploitation des mines d’uranium. Ora­no s’appuie éga­le­ment sur son ADN d’industriel pour conce­voir et opé­rer des ins­tal­la­tions com­plexes et très régle­men­tées. Le pro­jet se com­pose de deux types d’unités indus­trielles : d’une part d’usines de pré­trai­te­ment, loca­li­sées dans les zones de col­lecte des bat­te­ries usa­gées pour en extraire la black mass, un mélange d’oxydes de métaux conte­nus dans les bat­te­ries, et d’autre part un centre d’hydrométallurgie, pré­vu à Dun­kerque, pour sépa­rer et puri­fier ces métaux.

Ligne d’extraction de solvants à l’échelle laboratoire. Orano Bessines-sur-Gartempe, batteries Orano.
Ligne d’extraction de sol­vants à l’échelle labo­ra­toire. Ora­no Bes­sines-sur-Gar­tempe, bat­te­ries Orano.

Les facteurs de succès

Dif­fé­rents fac­teurs clés de suc­cès peuvent être iden­ti­fiés pour per­mettre au modèle d’affaires du recy­clage de voir le jour.

D’abord la consti­tu­tion d’un cor­pus régle­men­taire inci­ta­tif : le règle­ment euro­péen de juillet 2023 intro­duit ain­si des objec­tifs de col­lecte des bat­te­ries usa­gées et fixe des pro­por­tions mini­males de conte­nu recyclé.

Ensuite l’accès à la matière à recy­cler : la mise en place de réseaux de col­lecte pour valo­ri­ser les bat­te­ries des véhi­cules hors d’usage sera éga­le­ment déter­mi­nante pour maxi­mi­ser les taux de récupération.

Aus­si la pré­sence d’une chaîne de valeur indus­trielle com­plète pour valo­ri­ser les métaux : c’est pour­quoi Ora­no s’est asso­cié avec le chi­nois XTC pour construire à Dun­kerque un com­plexe indus­triel visant à fabri­quer des maté­riaux actifs de cathode et leurs pré­cur­seurs ; il s’agit du maillon entre le recy­clage (ou le raf­fi­nage des pro­duits miniers) et les giga­fac­to­ries, pour lequel l’Europe est encore lar­ge­ment sous-capacitaire.

Et encore la mise en place de sou­tiens publics dédiés (sub­ven­tions, défi­ni­tion d’un réfé­rent unique pour les démarches régle­men­taires, sou­tien à la for­ma­tion et au recru­te­ment, etc.), qui sont indis­pen­sables pour déris­quer et accé­lé­rer la mise en œuvre de ces pro­jets en Europe.

Enfin l’accès à une élec­tri­ci­té décar­bo­née, fiable et com­pé­ti­tive, para­mètre essen­tiel dans le suc­cès opé­ra­tion­nel de ces usines.

L’économie circulaire est déjà au cœur de la stratégie nucléaire française

Ce modèle d’économie cir­cu­laire est d’ores et déjà à l’œuvre dans la filière nucléaire depuis plus de cin­quante ans et per­met de limi­ter l’utilisation d’uranium extrait du sous-sol. En effet, les com­bus­tibles usés pos­sèdent encore un poten­tiel éner­gé­tique impor­tant après leur séjour en réac­teur. Leur trai­te­ment-recy­clage au sein des usines d’Orano à la Hague puis Melox per­met une éco­no­mie d’uranium natu­rel d’environ 10 % grâce à l’utilisation du plu­to­nium dans les com­bus­tibles MOX (mélange d’oxydes). Cette éco­no­mie sera por­tée jusqu’à 25 % en recy­clant l’uranium de retrai­te­ment conte­nu dans le com­bus­tible usé, en plus du plu­to­nium, ce qu’EDF a recom­men­cé à faire en 2024 dans les réac­teurs de Cruas. En l’absence de mines d’uranium sur le ter­ri­toire natio­nal, ce recy­clage par­ti­cipe au ren­for­ce­ment de la sou­ve­rai­ne­té éner­gé­tique fran­çaise, dimi­nue l’empreinte car­bone de l’extraction minière et pré­serve l’environnement.

“Le recyclage participe au renforcement de la souveraineté énergétique française.”

Ce modèle pré­sente d’autres avan­tages qui en font un pilier de l’acceptabilité de l’énergie nucléaire en France, comme la réduc­tion de la radio­toxi­ci­té des déchets de haute acti­vi­té par un fac­teur 10 ou la réduc­tion du volume de déchets les plus actifs d’un fac­teur 5. Par ailleurs le pro­cé­dé de vitri­fi­ca­tion per­met de confi­ner les rési­dus ultimes dans une matrice sûre et stable, opti­mi­sée pour l’entreposage et le sto­ckage géologique.

Prélèvement de contrôle de l’extraction. Orano Bessines-sur-Gartempe, batteries Orano.
Pré­lè­ve­ment de contrôle de l’extraction. Ora­no Bes­sines-sur-Gar­tempe, bat­te­ries Orano.

Une maîtrise industrielle exceptionnelle

La France est l’une des rares nations à dis­po­ser d’une maî­trise indus­trielle de l’intégralité de la chaîne de valeur du nucléaire. Hor­mis les États-Unis, toutes les grandes puis­sances nucléaires civiles, dont le Japon, le Royaume-Uni, la Chine et la Rus­sie, ont envi­sa­gé et mis en œuvre le trai­te­ment-recy­clage, mais aucun autre pays n’a cepen­dant maî­tri­sé son déploie­ment indus­triel com­plet comme la France. Cette maî­trise indus­trielle a néces­si­té de déve­lop­per et de maî­tri­ser une excel­lence techno­logique qui peut trou­ver des appli­ca­tions dans d’autres sec­teurs : dans le spa­tial, avec la pro­duc­tion d’isotopes pour la pro­pul­sion de satel­lites, ou dans le médi­cal, avec le déve­lop­pe­ment de thé­ra­pies ciblées à radio­li­gands pour lut­ter contre le can­cer. Le coût annuel de la ges­tion des com­bus­tibles usés en France est d’environ 6 €/MWh, cor­res­pon­dant en moyenne à envi­ron 2,50 €/mois pour un foyer fran­çais consom­mant men­suel­le­ment 400 kWh.

École des métiers de Melox, usine de fabrication de combustibles MOX. Bagnols-sur-Cèze.
École des métiers de Melox, usine de fabri­ca­tion de com­bus­tibles MOX. Bagnols-sur-Cèze.

La relance du nucléaire

Ce modèle est le fruit d’une vision poli­tique trans­par­ti­sane stable dans la durée, depuis les années 1950, avec la construc­tion de l’usine UP1 à Mar­coule par le CEA, jusqu’à la mise en fonc­tion­ne­ment des usines actuelles à la Hague et Melox dans les années 1990. Sa mise en place a éga­le­ment été ren­due pos­sible grâce à un ali­gne­ment fort avec les autres acteurs de la filière nucléaire fran­çaise, aux pre­miers rangs des­quels EDF et le CEA. La relance du pro­gramme nucléaire fran­çais, avec la construc­tion de nou­veaux réac­teurs qui pro­dui­ront de l’électricité décar­bo­née jusqu’à la fin du siècle, invite à pen­ser la suite de ce modèle.

Le 26 février 2024, lors du Conseil de poli­tique nucléaire (CPN), le Pré­sident de la Répu­blique a ain­si confir­mé les grandes orien­ta­tions de la poli­tique fran­çaise sur l’aval du cycle. Divers tra­vaux vont ain­si être lan­cés : un pro­gramme visant à pro­lon­ger le fonc­tion­ne­ment des usines actuelles au-delà de 2040 ; le lan­ce­ment des études pour la réa­li­sa­tion d’une nou­velle usine de fabri­ca­tion de com­bus­tibles MOX sur le site de la Hague ; le lan­ce­ment des études pour la réa­li­sa­tion d’une nou­velle usine de trai­te­ment des com­bus­tibles usés, éga­le­ment sur le site de la Hague, avec une mise en ser­vice ciblée d’ici 2045–2050.

Téléopérateurs dans l’atelier de vitrification T7. Usine de traitement des combustibles usés Orano, établissement de la Hague. Beaumont-Hague.
Télé­opé­ra­teurs dans l’atelier de vitri­fi­ca­tion T7. Usine de trai­te­ment des com­bus­tibles usés Ora­no, éta­blis­se­ment de la Hague. Beaumont-Hague.

Fermer le cycle !

Réus­sir ce « pro­jet indus­triel du siècle » néces­si­te­ra à nou­veau de faire œuvre com­mune au sein de la filière et des dif­fé­rentes par­ties pre­nantes. Bien plus que de conso­li­der le lea­der­ship tech­no­lo­gique mon­dial de la France dans le cycle du com­bus­tible, il s’agit aus­si de déve­lop­per de nou­velles solu­tions pour pro­gres­ser vers la fer­me­ture du cycle, défi­nie comme le recy­clage des com­bus­tibles per­met­tant la com­plète valo­ri­sa­tion des matières nucléaires et ne néces­si­tant aucun nou­vel apport en ura­nium natu­rel pour pro­duire de l’énergie nucléaire. 

Une pre­mière étape consis­te­rait en la mise en œuvre du mul­ti­re­cy­clage dans les réac­teurs de tech­no­lo­gie actuelle, pour valo­ri­ser tous les types de com­bus­tible usé et accroître encore l’économie de res­source natu­relle. En lien avec les tech­no­lo­gies des start-up sou­te­nues par le pro­gramme France 2030, deux axes doivent éga­le­ment être explo­rés : le déve­lop­pe­ment des réac­teurs à neu­trons rapides (RNR) et du cycle du com­bus­tible asso­cié, qui per­met d’atteindre la fer­me­ture du cycle en uti­li­sant l’uranium 238 (plu­sieurs mil­liers d’années de visi­bi­li­té dans les stocks stra­té­giques d’uranium appau­vri) et la trans­mu­ta­tion en réac­teurs rapides à sels fon­dus des acti­nides mineurs (matières aujourd’hui conte­nues dans les rési­dus ultimes vitri­fiés), rédui­sant signi­fi­ca­ti­ve­ment la radio­toxi­ci­té à long terme des déchets de haute activité.


Les ordres de grandeur du traitement recyclage nucléaire en France

  • ~ 1 100 tonnes de com­bus­tibles usés sont déchar­gées annuel­le­ment du parc nucléaire fran­çais, 1 000 tonnes sont trai­tées tous les ans
    à la Hague et 100 tonnes de com­bus­tibles MOX sont fabri­quées tous les ans à Melox. 
  • 96 % de la matière peut être réuti­li­sée pour fabri­quer de nou­veaux com­bus­tibles qui four­ni­ront à leur tour de l’électricité. Le plutonium
    (1 % de la matière) est uti­li­sé dans des com­bus­tibles MOX. L’uranium récu­pé­ré (95 % de la matière, avec une teneur en ura­nium 235 proche de l’uranium natu­rel), appe­lé ura­nium de retrai­te­ment (URT), peut être réen­ri­chi pour fabri­quer du com­bus­tible URE.
  • Les 4 % res­tants sont condi­tion­nés dans des matrices en verre, elles-mêmes conte­nues dans un colis en acier, en vue de leur sto­ckage définitif
    au centre indus­triel de sto­ckage géo­lo­gique pro­fond de Cigéo. Ces déchets ultimes repré­sentent 5 grammes/an.habitant en France, soit l’équivalent du poids d’une pièce de 20 cen­times d’euro.

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