La coconstruction des systèmes d’information sur les interactions société-biodiversité
Du fait de la complexité et des incertitudes qui accompagnent la gestion des interactions société-biodiversité, de nombreux scientifiques et gestionnaires recommandent d’adopter des méthodes de coconstruction d’outils d’information fondées sur des dynamiques d’apprentissage collectif.Ces méthodes apparaissent aujourd’hui comme un moyen et une fin pour mieux gérer ces interactions mais elles requièrent l’intervention d’un médiateur bénéficiant d’une forte légitimité auprès des différentes parties prenantes.
De plus en plus de gestionnaires et de scientifiques, travaillant sur la question des ressources naturelles communes, en appellent à la mise en place de systèmes de cogestion adaptative (Dietz et al., 2003 ; Olsson et al., 2004).
REPÈRES
La seule différence entre la gestion adaptative et la cogestion adaptative est que le principal problème d’incertitude à traiter dans le second cas ne concerne pas les interactions écologiques mais les interactions sociales.
Communautés de pratiques et communautés d’intérêt
« Communities of practice are made-up of practitioners who work as a community in a certain domain doing the similar work. »
(Arias and Fischer, 2000, p. 567)
« Communities of interest are groups similar to communities of practice, but from different backgrounds coming together to solve a particular (design) problem of common concern. »
(Arias and Fischer, 2000, p. 568)
Cette cogestion adaptative est fondée sur l’idée que, dans un contexte de grande complexité et d’incertitude, il est nécessaire d’adopter une approche modeste d’apprentissage collectif, ancrée localement, qui permet de tester des mesures de gestion prenant en compte les conséquences économiques, écologiques et sociales. La coconstruction des outils d’information sur les interactions société-biodiversité répond à l’objectif de cogestion adaptative de celles-ci. La coconstruction apparaît ainsi souvent comme le » pendant technique » de la cogestion adaptative. L’objectif est d’intégrer différentes » communautés de pratiques » dans la mise en place d’un système d’information, qui représenterait dès lors un » objet frontière » (appelé aussi outil de médiation), en vue de faire émerger une » communauté d’intérêt » autour de la gestion de ressources communes.
Un fort enthousiasme
Cette approche qui propose » une nouvelle manière de faire de la science » est portée par un fort enthousiasme qui s’explique facilement. La coconstruction des systèmes d’information sur les interactions société-biodiversité apparaît aujourd’hui comme un moyen et une fin pour mieux gérer ces dernières.
Objets frontières
Les » objets frontières » sont des objets qui » habitent » plusieurs communautés de pratiques et satisfont les besoins informationnels de chacune d’entre elles. Ils sont ainsi assez plastiques pour s’adapter aux besoins locaux et aux contraintes des différentes parties qui les utilisent, et cependant assez robustes pour maintenir une identité commune à travers ces différents sites. Ils sont faiblement structurés pour ce qui est de leur usage commun, mais deviennent fortement structurés quand ils sont utilisés dans un site particulier. Ils peuvent être aussi bien abstraits que concrets (Bowker et Star, 1999, p. 297, cité par Desrosières, 2003, p. 6).
Un moyen car il s’agit d’une méthode qui permet de désenclaver les savoirs scientifiques et profanes, et de produire ainsi de l’information sur les interactions société-biodiversité à un faible coût. Une fin car l’objectif est aussi d’accroître la légitimité de l’information ainsi produite, de mieux répondre aux attentes des communautés de pratiques locales et finalement de permettre l’émergence d’une cogestion adaptative des interactions société-biodiversité grâce aux vertus pédagogiques de ces méthodes participatives et aux opportunités de controverses qu’elles offrent. Cette manière d’articuler les fins et les moyens s’exprime bien dans le terme de » démocratie technique » utilisé par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe (2001). La démocratie renvoie aux fins et la technique aux moyens. Il est aussi possible d’évoquer d’autres postures qui se fixent des objectifs relativement analogues, telles que la modélisation d’accompagnement (Collectif ComMod, 2005) ou la science citoyenne (Irwin, 1995).
Justice, efficacité et médiation
Pour pouvoir articuler entre eux les objectifs d’efficacité et de justice propres aux méthodes de coconstruction, trois éléments clés doivent être pris en compte : les règles constitutives, les règles régulatives et le recours à de nouveaux métiers de médiation.
La charte ComMod est un exemple de règles constitutives développées pour définir ce qui est entendu comme » modélisation d’accompagnement » (Collectif ComMod, 2005).
Les règles constitutives sont fondées sur des principes supérieurs communs qui sont relatifs, notamment, à des » principes de justice « . Ces règles peuvent être plus ou moins explicites, voire même formelles si elles prennent la forme d’un document écrit, validé collectivement.
Les règles « régulatives » doivent être simples et refléter un compromis entre les intérêts des différentes parties prenantes
Une charte peut, par exemple, permettre d’expliciter de manière claire les fondements éthiques sur lesquels reposent les processus de coconstruction et donner de la transparence. Le respect des principes de justice est à l’origine du climat de confiance nécessaire à l’émergence d’un processus de coconstruction efficace car il suppose l’existence d’un principe de réciprocité et incite ainsi les communautés de pratiques à partager leurs connaissances spécifiques. Les règles régulatives prennent la forme d’un protocole de suivi dans le cadre des observatoires de biodiversité ou celle d’une suite d’étapes de questions-discussions-réponses nécessaires à la coconstruction des indicateurs ou des modèles. Elles doivent être simples et refléter un compromis entre les intérêts des différentes parties prenantes. Les résultats obtenus sont le plus souvent formalisés à l’aide d’interfaces conviviales (représentations systémiques et spatialisées des interactions société-biodiversité) qui fournissent autant d’objets frontières autour desquels discuter. Les règles régulatives offrent par ailleurs les bases sur lesquelles repose la standardisation des données, des modèles et des indicateurs. Les nouveaux métiers de médiation – animateurs, gestionnaires de bases de données, formateurs – organisent les processus de coconstruction et participent à la création de liens entre différentes communautés de pratiques. Ils veillent au respect des règles constitutives et régulatives tout au long des processus dans un souci d’efficacité et d’équité. Ces médiateurs doivent pouvoir bénéficier d’une forte légitimité auprès des différentes parties prenantes. Cela implique notamment de pouvoir bénéficier de compétences spécifiques – savoirs transversaux, bonne connaissance technique des outils utilisés, position institutionnelle favorable, bonne connaissance des communautés de pratiques impliquées dans le processus – qui ne pourront pas, la plupart du temps, être remplies par une seule personne.
Forces et limites des méthodes de coconstruction
Sans aucune volonté d’exhaustivité, nous souhaitons lister maintenant quatre points forts et quatre limites que nous avons pu observer à partir de l’analyse des processus de coconstruction (Levrel, 2006b ; Levrel et al., 2008a, 2008b).
La construction de questions partagées par les différentes communautés de pratiques en présence favorise l’émergence de communautés d’intérêt
Tout d’abord, un certain nombre de constantes positives dans les processus de coconstruction ont pu être observées : une convergence du sens mis par les différentes parties prenantes derrière les concepts utilisés pour décrire les interactions société-biodiversité et les problématiques que ces dernières soulèvent ; l’identification des zones d’incertitudes et des paramètres structurants qui permettent de décrire les systèmes d’interactions société-biodiversité dans une perspective intégrée et dynamique ; la construction de questions partagées par les différentes communautés de pratiques en présence et donc finalement l’émergence de communautés d’intérêt ; la création de boucles d’apprentissage concernant les outils, les méthodes, ou l’organisation du travail collectif. Il faut cependant insister sur un certain nombre de limites qu’il est tout aussi important de mentionner : il est souvent difficile de composer un groupe de travail » représentatif » au regard d’un objectif d’amélioration de la gestion de la biodiversité en raison du manque d’analyse préalable des niveaux auxquels les déficits informationnels et de coordination entre communautés de pratiques sont les plus importants, du nombre de communautés concernées, de leur manque d’intérêt direct à participer au groupe en question, du côté » artificiel » des catégories de communautés de pratiques identifiées ; la culture du consensus et du compromis, la tendance à valoriser les arguments de » bon sens » aux dépens des arguments » scientifiques « , les connaissances systémiques et interdisciplinaires aux dépens des connaissances analytiques spécialisées peuvent parfois être une source d’inefficacité, voire de démagogie technique dans laquelle les fins et les moyens se trouvent inversés ; il est très difficile de pérenniser des processus de coconstruction qui sont souvent basés sur des programmes courts (trois ans le plus souvent) alors que ce type d’initiative dépend largement du capital social qui se constitue au fil des relations établies entre les parties prenantes sur le long terme ; même si le processus de coconstruction est organisé par un médiateur, la forme des outils coconstruits reste en partie fonction de rapports de force entre les participants et de nombreux paramètres » humains » tels que la maîtrise de jargons disciplinaires ou techniques, le réseau de connaissance préalable, le statut social, l’existence de » territoires » disciplinaires, les conflits passés ou la maîtrise d’outils spécifiques.
Clarifier et développer des critères
Au regard de ces différents points, il nous semble important aujourd’hui : de clarifier ce à quoi renvoient les processus de coconstruction ; de développer des critères (concernant les fins et les moyens) qui permettent d’en évaluer de manière précise la valeur ajoutée vis-à-vis des méthodes d’expertises plus conventionnelles ; de considérer pleinement les questions que soulèvent l’émergence de nouveaux réseaux de connaissance et les relations sociales qu’ils impliquent (complexité organisationnelle, confiance, pérennisation) ; de clarifier le concept de » médiateur » en définissant les fonctions qu’il doit remplir, les compétences dont il doit disposer et le statut dont il doit bénéficier.
Bibliographie
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