La coexistence du haut potentiel et des troubles psychiques n’est pas une fatalité
Comment certains sujets prometteurs se retrouvent-ils en échec, en souffrance, mal adaptés, incapables de réaliser leur potentiel ? Les cas de Rémi et Gilles illustrent la difficulté d’isoler une cause simple à ces troubles et à la souffrance psychique qu’ils induisent.
Rémi appartient à une famille d’intellectuels, de scientifiques et de hauts fonctionnaires. Il a présenté un petit retard de langage, mais maîtrise finalement correctement plusieurs langues. Sa scolarité est aisée. Rigoureux et travailleur, il fréquente des établissements stimulants au sein desquels il s’adapte parfaitement et profite pleinement des enseignements. Discret et minutieux, il s’entoure de camarades fidèles, aime la BD et le cinéma. Il est passionné par les sciences, les maths en particulier, domaine dans lequel il excelle. En terminale, il hésite sur son orientation. Il opte pour une filière originale contournant les prépas, mais lui permettant néanmoins de présenter à terme les concours. Trois années très riches nourrissent son appétit et sa curiosité. Il réussit du premier coup le concours de l’X.
REPÈRES
La définition classique (mais non consensuelle) de la précocité ou haut potentiel intellectuel est un QI élevé, tel que mesuré par la batterie ‑psychométrique des échelles de Wechsler (WISC), soit un QI homogène au-delà de +2 écarts types de la norme (97e centile ou QI > 130). Cependant, le WISC ne teste qu’une sous-catégorie de fonctions cognitives, par des tâches multifactorielles, et sans aucune vocation à l’exhaustivité. Il n’est pas toujours possible de calculer un QI global, notamment lorsque des troubles spécifiques des apprentissages scolaires, diagnostiqués ou non, sont à l’origine d’écarts entre les indices supérieurs à 20 points, introduisant la problématique des HPI hétérogènes (cf. article du professeur Habib dans ce numéro).
Les difficultés commencent
Rémi rejoint sa promotion pour faire ses classes, et semble bien s’adapter. Il n’a pas fréquenté les grandes prépas, mais retrouve quelques camarades du lycée. Attaché à sa famille, son entourage amical et à la richesse de la vie culturelle de Paris, il demande à être affecté dans les bureaux d’un ministère. Ainsi, il peut rentrer tous les soirs chez lui, et profiter de la capitale. Très vite déçu par la vacuité des tâches qui lui sont confiées, Rémi semble en souffrance, développe des troubles du sommeil à type d’insomnie, est mis en arrêt de travail. Avec le soutien de ses proches, il achève néanmoins son stage. Contrairement à ce qui était attendu, le retour à l’X n’apporte aucune amélioration à son mal-être. Il se sent en décalage, sèche les cours, ne passe pas les examens, est à nouveau arrêté. Il s’isole socialement. Sa mère, très empathique, sollicite de multiples avis médicaux et paramédicaux. Un suivi psychologique est entrepris, mais Rémi ne va pas mieux, et finit par démissionner de l’X. Par la suite, il reprendra très graduellement un cursus universitaire.
Pourquoi ces problèmes ?
Rémi est un garçon brillant, hyperadapté, toutes les portes lui sont ouvertes, et il a toutes les chances de pouvoir valoriser son potentiel. Il lui a suffi de rater son introduction dans le monde du travail pour perdre pied. Est-ce un hypersensible prenant de plein fouet une déception brutale en découvrant le carcan professionnel ? Interprétation séduisante, qui ne cadre pas avec ses difficultés à reprendre le chemin de l’X à l’issue de son passage dans un ministère.
Alors, les troubles de Rémi s’enracinent-ils plutôt dans sa difficulté à faire la jonction avec ses pairs lors de son entrée atypique à l’X, lui donnant un sentiment diffus d’imposture, l’empêchant de s’intégrer ? Pourtant, il serait difficile d’imaginer jeune homme mieux pourvu dans sa connaissance des codes de son milieu, et en particulier ceux des grandes écoles.
Rémi nous confronte donc au défi de ce paradoxe courant : comment certains sujets prometteurs se retrouvent-ils en échec et en souffrance, incapables de réaliser leur potentiel ? La tentation serait grande de renverser le paradoxe en affirmant que c’est à cause de leurs aptitudes hors normes que ces sujets se retrouveraient piégés dans une société uniforme, standardisée, qui ne peut accueillir les talents d’exception qu’elle marginalise.
Cette interprétation est probablement un raccourci simplificateur peu convaincant, qui à la fois résiste mal aux données et ne rend pas justice aux modèles riches et fondés des sciences contemporaines de l’homme.
Les données des sciences cognitives
Comme l’écrit Franck Ramus (voir article dans ce numéro) dans sa recension de la littérature scientifique sur son blog, les cohortes représentatives de la population générale ne montrent pas de surreprésentation des personnes en échec dans la queue de distribution des QI élevés.
C’est donc plutôt dans les modèles les plus à jour des sciences cognitives et sociales qu’il faut aller chercher un début d’explication à l’énigme des personnes mal adaptées et « trop intelligentes ».
Depuis plus d’un siècle désormais, la recherche sur la cognition humaine est très dynamique. Les psychologues s’interrogent sur son fonctionnement, dégageant graduellement ses fondations pour en éclairer l’architecture et ses propriétés. Des tests psychométriques ont été élaborés. De larges cohortes d’individus variés ont ainsi été évaluées. Il en ressort de vastes travaux statistiques apportant déjà un éclairage sur la distribution de ces performances selon les tâches proposées. Une analyse en composantes principales permet de dégager une dimension générale expliquant une bonne partie de la variance des résultats obtenus. Il sera interprété comme un facteur général d’intelligence, le facteur g, quel que soit le type de tâches proposées, reflétant les aptitudes générales de l’individu d’accès à la complexité. Mais au-delà de cette dimension initiale, d’autres axes se dégagent, indépendants du premier et laissant à penser que la réussite aux épreuves proposées dépend aussi d’autres fonctions cognitives plus spécifiques. Par exemple, la réussite à une épreuve verbale consistant à donner la définition de mots isolés sera expliquée, outre par le facteur g, par d’autres dimensions, qui seront interprétées ex post par le psychologue comme sollicitant par exemple la compréhension du langage, les capacités métalinguistiques ou encore l’imagerie mentale.
“Il n’y a pas de surreprésentation des personnes en échec
dans la queue de distribution des QI élevés.”
Faut-il se fier au facteur g ?
Cette approche souffre de divers défauts parmi lesquels une propension à interpréter a posteriori les différents axes ou facteurs ou une certaine tautologie des conclusions (il n’est pas étonnant que la variabilité de la réussite à une épreuve utilisant des mots s’explique, au-delà du facteur g, par des compétences… langagières). Cependant, elle renforce l’intuition primordiale d’une certaine indépendance des compétences cognitives qui ne peut pas s’expliquer uniquement par une aptitude générale qui rayonnerait uniformément dans tous les domaines. Certes, une certaine efficacité fondamentale permettrait au sujet d’accéder plus ou moins aisément à la réalisation de multiples tâches, mais des dimensions orthogonales à cette composante principale y participeraient.
Certains auteurs se mirent ainsi à douter qu’un facteur g puisse exister. En effet, à partir de modèles à deux ou trois facteurs, on se mit à détecter de plus en plus d’axes explicatifs des distributions recueillies, les diffractant sur une variété de plus de 70 axes indépendants, renonçant à considérer la notion même de dynamique intellectuelle.
L’approche de la neuropsychologie
La neuropsychologie, elle, cherche le lien entre les structures cérébrales et les processus de traitement de l’information et les comportements, tels qu’ils se manifestent. Avant que les outils d’investigation en imagerie cérébrale ne soient disponibles, ses résultats s’appuyaient sur le paradigme lésionnel, c’est-à-dire sur l’étude du déficit spécifiquement associé à un site lésionnel. La notion de double dissociation est par ailleurs essentielle pour affirmer l’indépendance de deux fonctions : si A est altérée et B préservée chez le patient 1, alors que l’inverse est observé chez le patient 2, on peut considérer que les fonctions A et B sont indépendantes. L’imagerie cérébrale confirme largement ces principes en les affinant. La massive connectivité cérébrale ajoute un niveau de complexité supplémentaire qui se dévoile encore à peine. Mais dans l’ensemble les ressorts du traitement de l’information par le cerveau et leurs liens avec les comportements commencent à être élucidés.
Dissociations cognitives chez l’enfant
On montre couramment chez l’enfant des dissociations entre dynamique intellectuelle et fonctions dites instrumentales, c’est-à-dire les fonctions cognitives au service de notre intelligence, permettant de prendre les informations, de les traiter, de préparer et donner sa réponse. Il s’agit ici d’un ensemble de fonctions fondamentales pour fonctionner en société et particulièrement à l’école telles que le langage oral, le langage écrit (lecture, orthographe), les gestes (dont le graphisme), le sens des nombres, mais aussi des fonctions plus transverses telles que les processus mnésiques, attentionnels, exécutifs ou de cognition sociale. Ce sont même précisément ces dissociations entre compétences générales (facteur g) et aptitudes instrumentales qui signalent un éventuel trouble des apprentissages appelé trouble dys : dysphasies, dyslexies, dyspraxies ou dysgraphies, dyscalculies, dysmnésies, troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité, troubles dysexécutifs ou encore troubles du spectre autistique.
Du cognitif au social : l’autisme
Nombre de « surdoués » et souvent plus encore leur entourage se plaignent d’une certaine inadéquation sociale, d’une difficulté d’entrée en relation, comme si leurs talents les coupaient de la vie banale de leurs pairs. On en vient à suspecter une difficulté fondamentale dans les aptitudes sociales, un décalage pathologique des capacités d’adaptation au monde qui les entoure, voire des traits autistiques.
Mais, longtemps cantonnés aux interprétations psychanalytiques et psychiatriques, les syndromes du spectre autistique sont désormais compris comme de véritables troubles de la cognition, spécifiques à la reconnaissance et au traitement des signaux sociaux. Au cœur de l’autisme se situerait un trouble de la « théorie de l’esprit », qui empêche le sujet de se représenter « ce qui se passe dans la tête de l’autre ». D’une sévérité très variée, allant de l’autisme sans langage au syndrome d’Asperger, il pénalise le sujet dans son entrée en relation avec l’autre, sa compréhension de l’implicite, un manque d’empathie et d’intérêt pour l’autre.
Depuis quelques décennies, la définition des troubles du spectre autistique n’a eu de cesse de s’étendre. Les diagnostics sont distribués plus libéralement, au point qu’aux États-Unis un sujet sur 56 est aujourd’hui diagnostiqué autiste. Il y a dix ans c’était un sur 76, et il y a vingt-cinq ans un sur…. 300. Dans certains cercles, le syndrome d’Asperger est presque devenu synonyme de talent extrême, et certains s’en affublent avec une certaine coquetterie. Reste que le diagnostic d’autisme est un diagnostic lourd, avec à la clé une difficulté majeure d’adaptation sociale, mettant en cause souvent jusqu’à la possibilité d’une vie indépendante.
Le cas de Gilles
On peut donner l’exemple de Gilles, chez qui une série d’investigations approfondies sur toutes les dimensions de la cognition permet finalement de diagnostiquer, alors qu’il a déjà 14 ans, un trouble du spectre autistique, avec une dysgraphie isolée sévère. Il sera en mesure de donner à voir tout son potentiel, très solide, dès lors que des aménagements adaptés lui sont accordés : des épreuves passées dans un espace qui lui sera réservé du fait de son hypersensibilité au bruit et à la lumière, un secrétaire pour qu’il puisse dicter certaines de ses productions, une attention particulière à ses atypies comportementales et les risques de violences scolaires potentiellement à craindre. Il s’engage en prépa à l’issue de sa terminale et intègre l’X. Ayant travaillé depuis plusieurs années sur ses habiletés sociales, les atypies de comportement et les bizarreries de la vie quotidienne vont s’estomper. Il parvient désormais à nettement mieux comprendre les enjeux du second degré. Il reste atypique dans sa présentation, ses centres d’intérêt, son élocution, et ses maladresses sociales restent prégnantes.
Une fragilité affective et émotionnelle
Des individus brillants et intellectuellement doués, testés ou pas, peuvent avoir des parcours chaotiques, douloureux, « atypiques ». Cependant, ramener leurs difficultés précisément à une conséquence de leur hypercompétence avec comme corollaire leur hypersensibilité est douteux. Ainsi Rémi, aussi doué soit-il dans le domaine intellectuel, n’est pas indemne d’une certaine fragilité dans des sphères plus affectives et émotionnelles. Cette anxiété sociale perturbe son fonctionnement au quotidien, en dépit de ses talents certains. Son hypersensibilité, son sentiment d’inadéquation ne sont, après tout, pas nécessairement liés à sa lucidité douloureuse quant au fonctionnement du monde du travail ordinaire. Un dysfonctionnement autonome de certains circuits de la cognition affective et émotionnelle pourrait rendre compte de ses troubles et de sa souffrance psychologique.
Le cerveau humain s’organise en circuits du traitement de l’information relativement spécialisés, inscrits anatomiquement dans des zones différenciées du cerveau. La perception intégrée que nous avons du monde est permise par la dense interconnexion entre ces cortex. Cependant, l’autonomie partielle de la plupart de ces circuits permet de penser le fonctionnement du sujet non pas comme découlant uniformément de compétences générales mais comme la conjonction de dimensions non réductibles les unes aux autres. Il ne s’agit donc pas d’une relation de cause à effet, mais de la cooccurrence mosaïque de talents et de difficultés. Si certains surdoués sont hypersensibles, tous ne le sont pas. L’inquiétude existentielle et la souffrance psychique ne sont malheureusement pas l’apanage de la seule élite intellectuelle. Elles renvoient tout un chacun à la difficulté de faire face à son destin d’être humain.
Fondation sciences cognitives, apprentissages et handicap (Foscah)
Les troubles dys (dyslexie, etc.) touchent près de 500 000 enfants en France et peuvent être un frein majeur pour l’insertion scolaire et professionnelle. Fondation unique en France, la Foscah (Fondation sciences cognitives, apprentissages et handicap), souhaite changer la donne pour ces enfants en relevant un triple défi :
- Rendre accessible aux familles les plus modestes les solutions issues des sciences cognitives pour contourner ces troubles
- Diffuser ces solutions sur tout le territoire
- Soutenir la recherche pour mieux comprendre les causes de ces troubles et développer de nouvelles solutions.
La Foscah est née en 2016 de l’expérience personnelle de Jacques de Broissia, père d’un enfant dys qui a vécu le parcours du combattant que mènent les familles pour trouver un accompagnement adapté. Après plus de 150 bourses distribuées en quatre ans, elle amplifie aujourd’hui son action au service de tous les enfants atteints de ces troubles et cherche à s’entourer de nouveaux mécènes.
Contact : contact@foscah.org