La compétitivité est un sport collectif
L’importance de l’industrie automobile dans le PIB européen lui confère un statut à part dans l’industrialisation française et européenne. Loin de se résoudre à la désindustrialisation, Renault a fait le choix de redynamiser son écosystème français et aussi d’adopter une vision holistique sur les chaînes de valeur d’importance stratégique. Pour Luca de Meo, il s’agit aujourd’hui de penser la compétitivité au niveau européen afin de rester dans la course face à la concurrence américaine et chinoise.
Si l’on redécouvre aujourd’hui en Europe l’industrie et son rôle de pilier de nos modèles sociaux et de notre prospérité, que dire alors de l’industrie automobile ? On parle ici d’un secteur qui pèse 8 % du PIB de l’Union européenne, 30 % de ses dépenses en R & D et 13 millions d’emplois. C’est simple : enlevez l’automobile et l’Europe se retrouve avec une balance commerciale en déficit structurel !
Ce moteur de notre économie connaît depuis les dernières années une forme d’essoufflement : le centre de gravité du marché mondial de l’automobile s’est déplacé vers l’Asie. 51,6 % des voitures particulières neuves sont vendues dans cette partie du monde. C’est deux fois plus que dans les Amériques du Nord et du Sud réunies (23,7 %) et qu’en Europe (19,5 %). En France, où la part de l’industrie s’est établie depuis quinze ans à un niveau qui ne dépasse pas celui de la Grèce – 10 % du PIB – le sort de l’automobile mérite tout particulièrement d’attirer l’attention.
Le pari du développement de l’activité industrielle en France
Produire en Europe et en France coûte plus cher. Une voiture électrique du segment C – compacte, polyvalente, de taille moyenne – produite en Chine bénéficie d’un avantage coût de 6 000 à 7 000 euros (environ 25 % du coût total) par rapport à un modèle européen équivalent. Les coûts de l’énergie sont deux fois plus bas en Chine et trois fois plus bas aux États-Unis qu’en Europe.
Grâce à un Inflation Reduction Act (IRA) porté par 400 milliards de dollars, l’investissement nécessaire pour un gigawattheure de batteries est passé aux États-Unis de 90 à 60 millions de dollars, c’est-à-dire au niveau de la Chine, alors qu’il reste en Europe à 80 millions de dollars. Quant aux coûts salariaux, ils sont 40 % plus élevés en Europe qu’en Chine. Je crois être bien placé autant pour souligner ce constat préoccupant que pour rappeler que la déprise industrielle française n’a rien d’une fatalité.
La situation de Renault montre que l’on peut relever le pari du développement de l’activité industrielle en France. Recentrer Renault sur son cœur français était certes pour moi une évidence première, après 30 ans d’expérience qui m’ont enseigné qu’il n’y a pas de secteur dans lequel les racines nationales et culturelles d’une entreprise comptent davantage que dans l’automobile pour assurer sa force. Acheter une voiture, c’est toujours acheter un morceau du patrimoine et de la culture du pays d’origine de son constructeur.
Un nouveau souffle pour Renault
En quatre ans, c’est ainsi la totalité des sept sites industriels français du Groupe qui a retrouvé un nouveau souffle et de nouvelles perspectives. Flins que l’on disait en fin de course ? Reconverti en un pôle pilote de l’économie circulaire pour le Groupe, dans ces activités où il vise un chiffre d’affaires de 2,3 milliards d’euros à l’horizon 2030. Les sites du nord de la France, Douai, Ruitz, Maubeuge ? Rassemblés dans le pôle ElectriCity, au sein d’un écosystème avec lequel nous faisons d’Ampere la réponse la plus convaincante de l’industrie automobile européenne au défi des nouvelles concurrences qui nous viennent de l’Est et de l’Ouest.
Nous allons construire à ElectriCity la Renault 5 en moins de 10 heures, réduire les coûts de l’électrique de 40 % d’ici 2027–2028, nous appuyer sur un écosystème de fournisseurs dont 80 % se trouvent à moins de 300 kilomètres. L’usine de Dieppe, presque vide il y a peu ? Relancée pour des années et fonctionnant aujourd’hui à pleine capacité grâce à la réinvention d’Alpine que nous lançons à l’attaque des marchés globaux. Sandouville, dont l’avenir était aussi marqué d’un point d’interrogation ? Nous venons d’y annoncer l’affectation de FlexEVan, une nouvelle génération de véhicules utilitaires ultra-connectés et modulaires, qui a le potentiel de révolutionner la mobilité professionnelle urbaine et la logistique du dernier kilomètre. Aujourd’hui, Renault est revenu en France.
Être compétitifs ensemble
Tous ces exemples sont d’abord le résultat de projets industriels et commerciaux, mais aussi celui d’un travail d’équipe, en écosystème. L’implication et le soutien constructif des pouvoirs publics ont bien sûr joué un rôle fondamental, notamment à travers le programme France 2030, mais le retour de Renault en France illustre aussi l’approche horizontale qui est désormais au cœur de la philosophie du Groupe.
“Adopter une vision holistique sur des chaînes de valeurs nouvelles.”
Il s’agit de nouer des partenariats avec les meilleurs pour partager les investissements et les risques, renforcer notre agilité stratégique et surtout combiner les expertises face à des enjeux qui défient les barrières traditionnelles entre secteurs. C’est ce que nous faisons quand nous nous associons à Volvo et CMA CGM (Compagnie maritime d’affrètement Compagnie générale maritime) autour de FlexEVan, pour nous mettre en condition de combiner nos atouts dans l’automobile, le software, la logistique. C’est ce que nous faisons encore quand nous travaillons avec la start-up Verkor pour développer et produire les cellules de batteries bas carbone et haute performance qui équiperont les véhicules électriques d’Ampere, d’Alpine ou encore les utilitaires FlexEVan. Autrement dit, il s’agit désormais d’être compétitifs ensemble. Et la capacité à le faire dépend de notre aptitude à adopter une vision holistique sur des chaînes de valeurs nouvelles.
Une approche englobante
Face à des concurrents aussi innovants que ceux que nous avons aujourd’hui devant nous, le plus grand écueil serait de tomber à propos du thème de la compétitivité dans une conversation segmentée, laquelle reviendrait à couper en tranches ces chaînes de valeur qui constituent à présent l’épine dorsale de nos économies.
Ce qui distingue aujourd’hui la Chine et les États-Unis, c’est justement leur capacité à déployer une vision holistique des défis qui sont devant nous, appréhendant ensemble objectifs environnementaux et moyens industriels. Ayons l’humilité de le reconnaître. Observons-les. Apprenons. Et repassons à l’attaque ! La compétitivité chinoise notamment repose, bien plus que sur tel avantage ponctuel ou sur tel facteur de productivité, sur une approche englobant la chaîne de valeur de la voiture électrique dans sa totalité depuis l’amont jusqu’à l’aval, y compris dans la dimension software. Car nous ferions bien d’arrêter dès maintenant de parler d’« EV » (electric vehicle) pour parler plutôt d’ « iEV » (intelligent electric vehicle), manière de reconnaître que le software n’est pas un à‑côté de l’électrique mais qu’il en est indissociable.
Orchestrer tous les acteurs
C’est une telle approche stratégique industrielle que nous devons à présent mettre au centre de notre jeu. Et, à l’heure où les grands défis comme la transition énergétique ou la révolution numérique coupent les secteurs traditionnels, cette approche stratégique implique nécessairement un rôle décisif des autorités pour orchestrer tous les acteurs, tout au long de chaînes de valeur dont la structuration a été rendue nécessaire, non seulement par le libre jeu du marché mais aussi par des décisions politiques qui ont choisi d’en fixer le rythme.
Depuis les mines, jusqu’au recyclage des batteries, en passant par le raffinage : nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre pour nous mettre en ordre de marche, collectivement. Nous devons retrouver la capacité à mettre tous les acteurs autour de la table pour tracer une feuille de route commune, qui devrait aussi se matérialiser dans de grands projets nous permettant de nous attaquer à des chaînes de valeur à l’importance stratégique majeure. Airbus ou Galileo sont bien nés en Europe !
Redonner du bon sens aux régulations
Une autre dimension du rôle crucial que les pouvoirs publics ont à jouer dans cette histoire est de réinjecter aussi dans leur manière de réguler ce sens stratégique et transversal, cette vision holistique ou, pour le dire plus simplement, un peu de bon sens. Et aussi un peu de coordination ! Par exemple, mettre en place un organisme faisant office de point de passage unique chargé d’évaluer l’impact et l’articulation de toutes régulations affectant le secteur automobile serait un premier levier.
Elle nous redonnerait la cohérence qui nous fait parfois défaut, comme lorsque nous choisissons de bannir la vente de moteurs thermiques en 2035 et que, dans le même temps, on a pu parler d’établir de nouvelles normes qui auraient potentiellement détourné des milliards d’euros d’investissement vers une technologie que l’on a décidé d’abandonner. Quand on sait que jusqu’à 25 % des ressources en R & D des constructeurs doivent être consacrées à l’étude de mise en œuvre des nouvelles réglementations, il est clair qu’il y a de ce côté un levier majeur d’amélioration de la position des acteurs européens.
Un usage stratégique de la régulation
Il peut en revanche y avoir un usage stratégique de la réglementation ! Observons là encore ce que font nos meilleurs concurrents et on verra qu’un effort massif de standardisation a le potentiel de renforcer notre performance de façon drastique. On estime ainsi que 70 % du coût d’une architecture software pourrait être mutualisé entre constructeurs.
En Chine, favoriser la définition de standards communs a permis à la fois de garantir la souveraineté (incitation à mettre à niveau des acteurs locaux pour des achats) et la compétitivité (ticket d’entrée inférieur car les constructeurs utilisent des ressources et des technologies déjà développées). Harmonisons également l’approche de la mobilité des 200 plus grandes villes européennes ! Il y a là un gisement majeur pour fournir un marché à grande échelle aux acteurs européens et lutter contre une fragmentation de fait du marché européen, qui constitue un handicap évident face aux immenses marchés domestiques sur lesquels s’appuient nos concurrents.
Des ordres de grandeur impressionnants
Adopter une vision holistique sur ce qui constitue à présent notre terrain de jeu, c’est aussi avoir une claire conscience des ordres de grandeur qui constituent la réalité à laquelle nous sommes confrontés, pas ceux d’il y a dix ans. Du côté de la sécurisation des matières premières, il faut ainsi savoir qu’à lui seul le prix du lithium contenu dans une batterie moyenne équivaut à celui d’un moteur thermique. Un lithium dont la Chine contrôle aujourd’hui 90 % de la capacité mondiale de raffinage !
“Le déploiement des infrastructures de charge devrait être huit fois plus rapide qu’actuellement.”
Du côté de la fourniture d’électricité décarbonée et abordable, ce sont 250 TWh que le parc de 40 millions de voitures électriques circulant dans l’Union européenne en 2030 nécessitera, soit 10 % de la consommation électrique totale. Du côté des infrastructures de recharge, on estime que le déploiement à l’échelle européenne devrait être huit fois plus rapide qu’il ne l’est actuellement, si l’on veut atteindre les objectifs qui soutiendront l’émergence d’un écosystème de la voiture électrique : aujourd’hui, sur cinq points de recharge dont nous aurons besoin, quatre sont encore manquants.
Reprenons la main
J’ai donné ici quelques exemples de propositions qui pourraient aider la France à reprendre la main sur sa compétitivité industrielle, dans le sillage de la Lettre à l’Europe que j’ai publiée récemment. Qu’ils soient reçus comme une invitation au débat. Car une chose est sûre : la poursuite de cette histoire de réindustralisation que nous avons commencé à écrire avec le Groupe Renault dépendra de notre capacité à inventer collectivement cette compétitivité.
Union européenne. « L’importance de l’industrie automobile dans le PIB européen. » Disponible sur : https://ec.europa.eu/growth/sectors/automotive_en
Renault Group. « Renaulution : Plan stratégique du Groupe Renault. » Renault, 2020. Disponible sur : https://media.renaultgroup.com/renaulution/
International Energy Agency (IEA). « Global EV Outlook 2022 : Securing supplies for an electric future. » IEA, 2022. Disponible sur : https://www.iea.org/reports/global-ev-outlook-2022
Commission européenne. « Programme France 2030. » Disponible sur : https://www.gouvernement.fr/france-2030
Luca de Meo. « Lettre à l’Europe. » Renault Group, 2023. Disponible sur : https://media.renaultgroup.com/lettre-a-leurope-luca-de-meo/
Association des Constructeurs Européens d’Automobiles (ACEA). « Economic and Market Report : State of the EU auto industry. » ACEA, 2022. Disponible sur : https://www.acea.auto/publication/economic-and-market-report-state-of-the-eu-auto-industry/