La conduite du système éducatif : Piloter par les résultats ?
Le pilotage par les résultats1 s’insère dans une volonté de modernisation de l’État : celle d’introduire de nouveaux modes de management, illustrée en particulier par la mise en place des projets d’établissement et d’académie et par la contractualisation ; celle d’évaluer les politiques publiques. Dans l’Éducation nationale, la manifestation la plus claire de cette volonté d’évaluer a débuté avec la création de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP, 1986) ; elle s’est traduite par la mise au point de standards d’évaluation des connaissances des élèves à différents paliers de leur scolarité et par la publication des performances des établissements scolaires (indicateurs IPES), d’un état de lieux du système éducatif (« L’état de l’école ») et de quantités d’informations et d’analyses. Elle s’est poursuivie par différentes initiatives : évaluation de l’enseignement dans les académies conduite par les inspections générales ; création du Haut Conseil de l’évaluation de l’école (HCEE)…
Or, en dépit de ces efforts remarquables, force est de constater une résistance assez générale des personnels à s’approprier ces outils, voire même à les contester dans leur principe. Paradoxe ? D’un côté, la notation des élèves est omniprésente et occupe une bonne part du travail des personnels. De l’autre, les évaluations à l’entrée en classe de CE2, sixième, seconde sont loin d’être exploitées à fond quand elles n’ont pas été abandonnées, les indicateurs IPES font rarement l’objet d’une discussion collective dans les lycées et collèges. Ne parlons pas de la mise en relation des résultats des élèves avec l’évaluation de leurs maîtres ou avec les moyens financiers mis en œuvre, quasi inexistante et généralement considérée comme illégitime… Ni la culture de l’évaluation ni l’économie des moyens n’ont été jusqu’à présent des préoccupations premières.
Une logique qui s’affirme
Toutefois, avec difficulté, une logique de résultats s’installe peu à peu, destinée à fournir aux personnels des éléments de réflexion et de progrès dans la qualité de leur travail, à les responsabiliser davantage dans la réussite de leurs élèves et à assurer une meilleure utilisation des moyens financiers. Cette tendance s’affirme sous l’effet de plusieurs facteurs :
• l’idéologie libérale : en France comme en Europe, une politique plus ou moins libérale se dessine à l’initiative des gouvernements et des usagers du service public. Celle-ci se traduit par des exigences d’efficacité et de rendement. À cet égard, l’exemple de la Grande-Bretagne et du « blairisme » en éducation est tout à fait intéressant. Les initiatives d’instances européennes telles que la fixation d’objectifs communs de performance des élèves (résolution de Copenhague) et les évaluations comparatives (enquêtes PISA) vont dans le même sens ;
• l’exigence de compte rendu : le compte rendu, l’information, le contrôle poussent aux résultats. Cette exigence, individuelle et collective, n’est pas nouvelle – elle remonte à la Révolution (art. 14 et 15 de la Déclaration des droits de l’homme) ;
• et on l’avait un peu perdue de vue… Les 1 300 000 agents de l’Éducation nationale n’ont ni tous ni souvent l’occasion de rendre compte individuellement et le premier budget de la Nation n’était guère épluché au franc près par le Parlement. Au plan collectif, cette situation tend à changer avec les enquêtes de la Cour des comptes (La gestion du système éducatif, 2003) et des chambres régionales à l’égard des établissements scolaires. Surtout la LOLF (Loi organique sur les lois de finances, 2001) va bouleverser les habitudes : présentation de programmes et d’actions, assortis d’objectifs, d’indicateurs de résultats et des moyens alloués. Une petite révolution pour le ministère, pour chaque académie et chaque établissement scolaire du second degré, conduits à élaborer des budgets de programme et à présenter des rapports annuels de performance, en contrepartie de souplesses dans la répartition des moyens ;
• la raréfaction des moyens publics : la maîtrise des dépenses publiques, en grave déséquilibre, devient une contrainte majeure qui heurte la culture de guichet, si fréquente dans l’éducation comme ailleurs. Le système éducatif est donc confronté à une nouvelle exigence : dépenser moins et mieux. La nécessité d’économies se fait jour et elle conduit naturellement à examiner les actions conduites au regard de leur efficacité (mesure du résultat par rapport aux objectifs) et de leur efficience (mesure du résultat par rapport aux moyens consommés). Ce mode de raisonnement a d’importantes incidences dans une administration où l’essentiel est constitué de dépenses de personnels (près de 90 % de l’enseignement scolaire) et où elles sont rarement incluses dans les coûts : elles sont même le plus souvent invisibles. Par exemple, lorsque l’on parle du coût du bac, curieusement, les dépenses de personnels n’y figurent jamais ; de même, le budget voté par le Conseil d’administration d’un EPLE n’est que la partie émergée d’un iceberg, la partie immergée des dépenses de personnel, qui représente 80 à 90 % des dépenses totales de fonctionnement, est passée totalement sous silence !
L’Éducation nationale s’oriente donc doucement vers de nouveaux modes de pilotage : projet, contrat et, désormais, résultats.
La question : qu’est-ce qu’un résultat en éducation ?
Améliorer les résultats, mieux utiliser les deniers publics, certes ! Mais encore faut-il disposer des outils de mesure adéquats. Les difficultés sont nombreuses et certaines sont bien connues.
Les incertitudes méthodologiques
En dépit des progrès de la recherche en éducation, bien des incertitudes continuent à planer sur la mesure des résultats. Deux questions parmi d’autres :
• la part de l’école dans les résultats des élèves : sait-on dissocier ce qui revient à l’école de ce qui vient de la famille, du monde extérieur ? On sait qu’il existe un « effet établissement » ou un « effet maître », sans pouvoir jusqu’à présent le mesurer très précisément ;
• la part des moyens matériels dans les résultats : les effectifs des classes, en baisse sensible au cours des quarante dernières années, ont-ils une influence déterminante sur les performances des élèves ? Malgré les croyances et les controverses, la recherche n’établit aucun lien certain en la matière…
Les résultats qui n’en sont pas
Dans un certain nombre de cas, ce qui est présenté comme un résultat n’a pas vraiment le sens qu’on lui prête. Par exemple :
• le diplôme national du brevet : peut-on déduire de son mode de délivrance qu’il mesure un niveau commun de connaissances ? Certainement pas ! Sa délivrance résulte en effet d’une part d’épreuves de contrôle continu, dont la notation relève de chaque professeur (très variable et sans réel contrôle collectif) et d’autre part d’épreuves terminales dont la crédibilité est meilleure sans être complète (dans chaque département, on « rachète » en dessous de la moyenne avec plus ou moins d’indulgence). La comparaison, entre collèges ou en leur sein, des notes de contrôle continu avec celles des épreuves terminales est souvent très instructive…
• les taux de redoublement et d’orientation : peut-on leur accorder une signification quant aux acquis des élèves alors que pour diverses raisons, bonnes ou mauvaises, on diminue les taux de redoublement ou on augmente les taux de passage sans que ces améliorations des « résultats » soient toujours en relation avec le niveau réel des élèves ? Au mieux, ces taux sont le fruit de politiques d’établissement, très différentes les unes des autres – phénomène bien connu. Le devenir ultérieur des élèves (par exemple, ceux que le collège a orienté en seconde générale et technologique) est là aussi souvent instructif sur ces politiques d’établissement.
Les résultats apparents, les résultats réels
Les résultats peuvent être trompeurs et ne pas refléter la qualité du travail des professeurs et des établissements. Tel est le cas, souvent cité, du baccalauréat.
Les résultats au bac peuvent être le fruit de décisions sans rapport avec le travail scolaire : sélection à l’entrée, exclusion d’élèves en cours de scolarité, non-présentation au bac… Le résultat brut n’a donc pas de signification quant à la valeur ajoutée par le lycée. C’est pourquoi des efforts ont été entrepris pour mesurer la part de l’établissement dans les performances de ses élèves. Les indicateurs IPES cernent ainsi la plus-value apportée en tenant compte des taux d’accès au bac (pourcentage d’élèves conservés et conduits au bac) et des résultats attendus compte tenu de la nature de la population scolaire accueillie. Certaines académies (Toulouse) ont perfectionné cet instrument en y ajoutant le niveau initial des élèves entrant au lycée (à partir des notes aux épreuves terminales du brevet).
D’une façon générale, il convient de se poser la question : que mesure le résultat ? Le bac, par exemple, mesure-t-il l’ensemble des compétences cognitives et sociales des élèves ? À cet égard, il faut saluer le travail effectué dans certaines disciplines pour préciser les compétences que l’examen va mesurer : tel est le cas des référentiels dans l’enseignement technique et professionnel et de l’éducation physique et sportive. Comment ne pas s’étonner d’ailleurs que ces démarches ne gagnent pas les autres disciplines ?
La dérive techniciste
Les résultats d’un collège ou d’un lycée peuvent-ils se réduire à une batterie de chiffres ? Tout est-il mesurable et réductible à des indicateurs ?
Le pilotage par les résultats doit avoir au moins une vertu : celle de s’interroger sur les missions confiées au système éducatif. Dispenser des connaissances, donner des qualifications, mais aussi former des citoyens, préparer les jeunes à une insertion sociale et professionnelle ou encore, réduire les inégalités. Les examens et concours ne correspondent donc qu’à une partie des missions du système éducatif, importante certes, mais qui peut conduire d’autant plus aisément à une dérive qu’ils sont facilement quantifiables et qu’ils répondent à une demande sociale forte. Les autres missions ne risquent-elles pas d’être gommées ? Comment mesurer les comportements, l’insertion professionnelle, etc. ? Sur ce point, les instruments sont encore frustes.
Comment partager une culture de résultats ?
Les cadres de l’éducation sont pour la plupart convaincus de l’intérêt d’une démarche fondée sur les résultats. Mais l’expérience montre que les personnels le sont moins : le « très faible usage » (HCEE, avis oct. 2001) des outils actuels en témoigne. Tout se passe comme si ceux-ci, proposés par l’administration, restaient extérieurs aux enseignants eux-mêmes. Comment donc réussir à acclimater cette culture, sinon en construisant une évaluation partagée avec la communauté éducative au niveau des établissements ? Donner toute l’information, y compris sur les coûts et dépenses de personnel, choisir et construire les indicateurs les plus pertinents, partager le diagnostic, déterminer ensemble les axes de progrès, bref s’engager dans une démarche participative, prise en charge collectivement, voilà une voie sans doute plus fructueuse que celle habituellement empruntée, descendante et bureaucratique… Alors peut-être pourra-t-on sortir du confort de l’irresponsabilité et du rejet systématique de tout « gain de productivité » ?
Restent encore à explorer deux vastes chantiers : quelles conséquences tirer des performances atteintes, notamment en termes de moyens alloués ? Comment articuler la logique de résultats avec l’évaluation des personnels – question posée depuis quelques années à propos des chefs d’établissement et qui, immanquablement, se posera pour les enseignants ?
1. Piloter par les résultats ? Administration et éducation, n° 2, 2003, et L’inspection en question, Administration et éducation, n° 4, 2005.
Jean Étienne et Roger-François Gauthier : L’évaluation des collèges et des lycées en France, bilan critique et perspectives, Rapport des Inspections générales 2004. Maurice Mazalto : Une école pour réussir : l’effet établissement, L’Harmattan 2005.
Voir aussi les avis du Haut Conseil de l’évaluation de l’école.