La conduite du système éducatif : Piloter par les résultats ?

Dossier : De l'écoleMagazine N°613 Mars 2006
Par Bernard TOUTLEMONDE

Le pilo­tage par les résul­tats1 s’in­sère dans une volon­té de moder­ni­sa­tion de l’É­tat : celle d’in­tro­duire de nou­veaux modes de mana­ge­ment, illus­trée en par­ti­cu­lier par la mise en place des pro­jets d’é­ta­blis­se­ment et d’a­ca­dé­mie et par la contrac­tua­li­sa­tion ; celle d’é­va­luer les poli­tiques publiques. Dans l’É­du­ca­tion natio­nale, la mani­fes­ta­tion la plus claire de cette volon­té d’é­va­luer a débu­té avec la créa­tion de la Direc­tion de l’é­va­lua­tion et de la pros­pec­tive (DEP, 1986) ; elle s’est tra­duite par la mise au point de stan­dards d’é­va­lua­tion des connais­sances des élèves à dif­fé­rents paliers de leur sco­la­ri­té et par la publi­ca­tion des per­for­mances des éta­blis­se­ments sco­laires (indi­ca­teurs IPES), d’un état de lieux du sys­tème édu­ca­tif (« L’é­tat de l’é­cole ») et de quan­ti­tés d’in­for­ma­tions et d’a­na­lyses. Elle s’est pour­sui­vie par dif­fé­rentes ini­tia­tives : éva­lua­tion de l’en­sei­gne­ment dans les aca­dé­mies conduite par les ins­pec­tions géné­rales ; créa­tion du Haut Conseil de l’é­va­lua­tion de l’é­cole (HCEE)…

Or, en dépit de ces efforts remar­quables, force est de consta­ter une résis­tance assez géné­rale des per­son­nels à s’ap­pro­prier ces outils, voire même à les contes­ter dans leur prin­cipe. Para­doxe ? D’un côté, la nota­tion des élèves est omni­pré­sente et occupe une bonne part du tra­vail des per­son­nels. De l’autre, les éva­lua­tions à l’en­trée en classe de CE2, sixième, seconde sont loin d’être exploi­tées à fond quand elles n’ont pas été aban­don­nées, les indi­ca­teurs IPES font rare­ment l’ob­jet d’une dis­cus­sion col­lec­tive dans les lycées et col­lèges. Ne par­lons pas de la mise en rela­tion des résul­tats des élèves avec l’é­va­lua­tion de leurs maîtres ou avec les moyens finan­ciers mis en œuvre, qua­si inexis­tante et géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme illé­gi­time… Ni la culture de l’é­va­lua­tion ni l’é­co­no­mie des moyens n’ont été jus­qu’à pré­sent des pré­oc­cu­pa­tions premières.

Une logique qui s’affirme

Tou­te­fois, avec dif­fi­cul­té, une logique de résul­tats s’ins­talle peu à peu, des­ti­née à four­nir aux per­son­nels des élé­ments de réflexion et de pro­grès dans la qua­li­té de leur tra­vail, à les res­pon­sa­bi­li­ser davan­tage dans la réus­site de leurs élèves et à assu­rer une meilleure uti­li­sa­tion des moyens finan­ciers. Cette ten­dance s’af­firme sous l’ef­fet de plu­sieurs facteurs :

l’i­déo­lo­gie libé­rale : en France comme en Europe, une poli­tique plus ou moins libé­rale se des­sine à l’i­ni­tia­tive des gou­ver­ne­ments et des usa­gers du ser­vice public. Celle-ci se tra­duit par des exi­gences d’ef­fi­ca­ci­té et de ren­de­ment. À cet égard, l’exemple de la Grande-Bre­tagne et du « blai­risme » en édu­ca­tion est tout à fait inté­res­sant. Les ini­tia­tives d’ins­tances euro­péennes telles que la fixa­tion d’ob­jec­tifs com­muns de per­for­mance des élèves (réso­lu­tion de Copen­hague) et les éva­lua­tions com­pa­ra­tives (enquêtes PISA) vont dans le même sens ;

l’exi­gence de compte ren­du : le compte ren­du, l’in­for­ma­tion, le contrôle poussent aux résul­tats. Cette exi­gence, indi­vi­duelle et col­lec­tive, n’est pas nou­velle – elle remonte à la Révo­lu­tion (art. 14 et 15 de la Décla­ra­tion des droits de l’homme) ;

• et on l’a­vait un peu per­due de vue… Les 1 300 000 agents de l’É­du­ca­tion natio­nale n’ont ni tous ni sou­vent l’oc­ca­sion de rendre compte indi­vi­duel­le­ment et le pre­mier bud­get de la Nation n’é­tait guère éplu­ché au franc près par le Par­le­ment. Au plan col­lec­tif, cette situa­tion tend à chan­ger avec les enquêtes de la Cour des comptes (La ges­tion du sys­tème édu­ca­tif, 2003) et des chambres régio­nales à l’é­gard des éta­blis­se­ments sco­laires. Sur­tout la LOLF (Loi orga­nique sur les lois de finances, 2001) va bou­le­ver­ser les habi­tudes : pré­sen­ta­tion de pro­grammes et d’ac­tions, assor­tis d’ob­jec­tifs, d’in­di­ca­teurs de résul­tats et des moyens alloués. Une petite révo­lu­tion pour le minis­tère, pour chaque aca­dé­mie et chaque éta­blis­se­ment sco­laire du second degré, conduits à éla­bo­rer des bud­gets de pro­gramme et à pré­sen­ter des rap­ports annuels de per­for­mance, en contre­par­tie de sou­plesses dans la répar­ti­tion des moyens ;

 la raré­fac­tion des moyens publics : la maî­trise des dépenses publiques, en grave dés­équi­libre, devient une contrainte majeure qui heurte la culture de gui­chet, si fré­quente dans l’é­du­ca­tion comme ailleurs. Le sys­tème édu­ca­tif est donc confron­té à une nou­velle exi­gence : dépen­ser moins et mieux. La néces­si­té d’é­co­no­mies se fait jour et elle conduit natu­rel­le­ment à exa­mi­ner les actions conduites au regard de leur effi­ca­ci­té (mesure du résul­tat par rap­port aux objec­tifs) et de leur effi­cience (mesure du résul­tat par rap­port aux moyens consom­més). Ce mode de rai­son­ne­ment a d’im­por­tantes inci­dences dans une admi­nis­tra­tion où l’es­sen­tiel est consti­tué de dépenses de per­son­nels (près de 90 % de l’en­sei­gne­ment sco­laire) et où elles sont rare­ment incluses dans les coûts : elles sont même le plus sou­vent invi­sibles. Par exemple, lorsque l’on parle du coût du bac, curieu­se­ment, les dépenses de per­son­nels n’y figurent jamais ; de même, le bud­get voté par le Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion d’un EPLE n’est que la par­tie émer­gée d’un ice­berg, la par­tie immer­gée des dépenses de per­son­nel, qui repré­sente 80 à 90 % des dépenses totales de fonc­tion­ne­ment, est pas­sée tota­le­ment sous silence !

L’É­du­ca­tion natio­nale s’o­riente donc dou­ce­ment vers de nou­veaux modes de pilo­tage : pro­jet, contrat et, désor­mais, résultats.

La question : qu’est-ce qu’un résultat en éducation ?

Amé­lio­rer les résul­tats, mieux uti­li­ser les deniers publics, certes ! Mais encore faut-il dis­po­ser des outils de mesure adé­quats. Les dif­fi­cul­tés sont nom­breuses et cer­taines sont bien connues.

Les incertitudes méthodologiques

En dépit des pro­grès de la recherche en édu­ca­tion, bien des incer­ti­tudes conti­nuent à pla­ner sur la mesure des résul­tats. Deux ques­tions par­mi d’autres :

• la part de l’é­cole dans les résul­tats des élèves : sait-on dis­so­cier ce qui revient à l’é­cole de ce qui vient de la famille, du monde exté­rieur ? On sait qu’il existe un « effet éta­blis­se­ment » ou un « effet maître », sans pou­voir jus­qu’à pré­sent le mesu­rer très précisément ;

• la part des moyens maté­riels dans les résul­tats : les effec­tifs des classes, en baisse sen­sible au cours des qua­rante der­nières années, ont-ils une influence déter­mi­nante sur les per­for­mances des élèves ? Mal­gré les croyances et les contro­verses, la recherche n’é­ta­blit aucun lien cer­tain en la matière…

Les résultats qui n’en sont pas

Dans un cer­tain nombre de cas, ce qui est pré­sen­té comme un résul­tat n’a pas vrai­ment le sens qu’on lui prête. Par exemple :

• le diplôme natio­nal du bre­vet : peut-on déduire de son mode de déli­vrance qu’il mesure un niveau com­mun de connais­sances ? Cer­tai­ne­ment pas ! Sa déli­vrance résulte en effet d’une part d’é­preuves de contrôle conti­nu, dont la nota­tion relève de chaque pro­fes­seur (très variable et sans réel contrôle col­lec­tif) et d’autre part d’é­preuves ter­mi­nales dont la cré­di­bi­li­té est meilleure sans être com­plète (dans chaque dépar­te­ment, on « rachète » en des­sous de la moyenne avec plus ou moins d’in­dul­gence). La com­pa­rai­son, entre col­lèges ou en leur sein, des notes de contrôle conti­nu avec celles des épreuves ter­mi­nales est sou­vent très instructive…

 les taux de redou­ble­ment et d’o­rien­ta­tion : peut-on leur accor­der une signi­fi­ca­tion quant aux acquis des élèves alors que pour diverses rai­sons, bonnes ou mau­vaises, on dimi­nue les taux de redou­ble­ment ou on aug­mente les taux de pas­sage sans que ces amé­lio­ra­tions des « résul­tats » soient tou­jours en rela­tion avec le niveau réel des élèves ? Au mieux, ces taux sont le fruit de poli­tiques d’é­ta­blis­se­ment, très dif­fé­rentes les unes des autres – phé­no­mène bien connu. Le deve­nir ulté­rieur des élèves (par exemple, ceux que le col­lège a orien­té en seconde géné­rale et tech­no­lo­gique) est là aus­si sou­vent ins­truc­tif sur ces poli­tiques d’établissement.

Les résultats apparents, les résultats réels

Les résul­tats peuvent être trom­peurs et ne pas reflé­ter la qua­li­té du tra­vail des pro­fes­seurs et des éta­blis­se­ments. Tel est le cas, sou­vent cité, du baccalauréat.

Les résul­tats au bac peuvent être le fruit de déci­sions sans rap­port avec le tra­vail sco­laire : sélec­tion à l’en­trée, exclu­sion d’é­lèves en cours de sco­la­ri­té, non-pré­sen­ta­tion au bac… Le résul­tat brut n’a donc pas de signi­fi­ca­tion quant à la valeur ajou­tée par le lycée. C’est pour­quoi des efforts ont été entre­pris pour mesu­rer la part de l’é­ta­blis­se­ment dans les per­for­mances de ses élèves. Les indi­ca­teurs IPES cernent ain­si la plus-value appor­tée en tenant compte des taux d’ac­cès au bac (pour­cen­tage d’é­lèves conser­vés et conduits au bac) et des résul­tats atten­dus compte tenu de la nature de la popu­la­tion sco­laire accueillie. Cer­taines aca­dé­mies (Tou­louse) ont per­fec­tion­né cet ins­tru­ment en y ajou­tant le niveau ini­tial des élèves entrant au lycée (à par­tir des notes aux épreuves ter­mi­nales du brevet).

D’une façon géné­rale, il convient de se poser la ques­tion : que mesure le résul­tat ? Le bac, par exemple, mesure-t-il l’en­semble des com­pé­tences cog­ni­tives et sociales des élèves ? À cet égard, il faut saluer le tra­vail effec­tué dans cer­taines dis­ci­plines pour pré­ci­ser les com­pé­tences que l’exa­men va mesu­rer : tel est le cas des réfé­ren­tiels dans l’en­sei­gne­ment tech­nique et pro­fes­sion­nel et de l’é­du­ca­tion phy­sique et spor­tive. Com­ment ne pas s’é­ton­ner d’ailleurs que ces démarches ne gagnent pas les autres disciplines ?

La dérive techniciste

Les résul­tats d’un col­lège ou d’un lycée peuvent-ils se réduire à une bat­te­rie de chiffres ? Tout est-il mesu­rable et réduc­tible à des indicateurs ?

Le pilo­tage par les résul­tats doit avoir au moins une ver­tu : celle de s’in­ter­ro­ger sur les mis­sions confiées au sys­tème édu­ca­tif. Dis­pen­ser des connais­sances, don­ner des qua­li­fi­ca­tions, mais aus­si for­mer des citoyens, pré­pa­rer les jeunes à une inser­tion sociale et pro­fes­sion­nelle ou encore, réduire les inéga­li­tés. Les exa­mens et concours ne cor­res­pondent donc qu’à une par­tie des mis­sions du sys­tème édu­ca­tif, impor­tante certes, mais qui peut conduire d’au­tant plus aisé­ment à une dérive qu’ils sont faci­le­ment quan­ti­fiables et qu’ils répondent à une demande sociale forte. Les autres mis­sions ne risquent-elles pas d’être gom­mées ? Com­ment mesu­rer les com­por­te­ments, l’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle, etc. ? Sur ce point, les ins­tru­ments sont encore frustes.

Comment partager une culture de résultats ?

Les cadres de l’é­du­ca­tion sont pour la plu­part convain­cus de l’in­té­rêt d’une démarche fon­dée sur les résul­tats. Mais l’ex­pé­rience montre que les per­son­nels le sont moins : le « très faible usage » (HCEE, avis oct. 2001) des outils actuels en témoigne. Tout se passe comme si ceux-ci, pro­po­sés par l’ad­mi­nis­tra­tion, res­taient exté­rieurs aux ensei­gnants eux-mêmes. Com­ment donc réus­sir à accli­ma­ter cette culture, sinon en construi­sant une éva­lua­tion par­ta­gée avec la com­mu­nau­té édu­ca­tive au niveau des éta­blis­se­ments ? Don­ner toute l’in­for­ma­tion, y com­pris sur les coûts et dépenses de per­son­nel, choi­sir et construire les indi­ca­teurs les plus per­ti­nents, par­ta­ger le diag­nos­tic, déter­mi­ner ensemble les axes de pro­grès, bref s’en­ga­ger dans une démarche par­ti­ci­pa­tive, prise en charge col­lec­ti­ve­ment, voi­là une voie sans doute plus fruc­tueuse que celle habi­tuel­le­ment emprun­tée, des­cen­dante et bureau­cra­tique… Alors peut-être pour­ra-t-on sor­tir du confort de l’ir­res­pon­sa­bi­li­té et du rejet sys­té­ma­tique de tout « gain de productivité » ?

Res­tent encore à explo­rer deux vastes chan­tiers : quelles consé­quences tirer des per­for­mances atteintes, notam­ment en termes de moyens alloués ? Com­ment arti­cu­ler la logique de résul­tats avec l’é­va­lua­tion des per­son­nels – ques­tion posée depuis quelques années à pro­pos des chefs d’é­ta­blis­se­ment et qui, imman­qua­ble­ment, se pose­ra pour les enseignants ?

1. Pilo­ter par les résul­tats ? Admi­nis­tra­tion et édu­ca­tion, n° 2, 2003, et L’ins­pec­tion en ques­tion, Admi­nis­tra­tion et édu­ca­tion, n° 4, 2005.
Jean Étienne et Roger-Fran­çois Gau­thier : L’é­va­lua­tion des col­lèges et des lycées en France, bilan cri­tique et pers­pec­tives, Rap­port des Ins­pec­tions géné­rales 2004. Mau­rice Mazal­to : Une école pour réus­sir : l’ef­fet éta­blis­se­ment, L’Har­mat­tan 2005.
Voir aus­si les avis du Haut Conseil de l’é­va­lua­tion de l’école.

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