La conformité, nouvel enjeu de gouvernance
Le cadre normatif de la conformité pour les entreprises se renforce continuellement. Mais cette évolution va bien au-delà et des modes nouveaux de gouvernance émergent. Les chefs d’entreprise sont ainsi confrontés à la nécessité d’élaborer de nouvelles stratégies.
Aujourd’hui chacun s’accorde à reconnaître l’importance de la conformité pour les entreprises et plus globalement pour toutes les organisations. Il n’est plus l’heure où des dirigeants, derrière des portes capitonnées, élaboraient en conseil d’administration des stratégies pour examiner comment détourner, en toute impunité, des législations qui s’imposaient à eux. En effet, la plupart des acteurs économiques majeurs ont cessé de croire qu’ils pouvaient « passer sous le radar » des contrôleurs et échapper à leurs sanctions. Les risk managers et les directeurs juridiques sont ainsi devenus des acteurs incontournables et respectés dans les organisations.
REPÈRES
Les mouvements de contestation et de revendication ignorent désormais les institutions syndicales et politiques, censées les représenter. Les derniers baromètres publiés (cf. le baromètre de la confiance politique du Cevipof) dévoilent que les Français n’ont plus confiance dans le système de représentation : seulement 37 % ont confiance dans les députés, 28 % dans les médias, 27 % dans les syndicats et seulement 13 % dans les partis politiques, pour ne citer que ceux-là. Il semble que les citoyens ne formulent plus leurs opinions ou leurs convictions par un bulletin de vote mais en s’exprimant à travers les réseaux sociaux ou les rassemblements au milieu de carrefours. Cette remise en question institutionnelle n’est pas sans conséquence pour les entreprises, qui sont une autre forme d’institution.
Le cadre normatif est en profonde évolution
L’évolution de ces vingt ou trente dernières années se caractérise par un arsenal réglementaire en faveur de la conformité, qui est devenu très présent et de plus en plus contraignant, et s’inscrit dans des systèmes législatifs complexes renforcés par de puissants mécanismes de contrôle. Cet environnement réglementaire ne se limite évidemment pas à l’espace national mais s’inscrit dans un vaste réseau de règlements et de conventions régionales et internationales, assorties de législations à portée extraterritoriale, notamment américaines, qui s’imposent aux grandes multinationales avec une extrême rigueur sous peine de sanctions souvent exorbitantes.
Ces mécanismes de coercition ont vu leur efficacité multipliée par un raz-de-marée de droits souples qui s’imposent dorénavant aux entreprises. Une entreprise qui souhaite être considérée comme un acteur respectable dans l’économie mondiale ne peut plus se permettre de les ignorer. Les soft laws s’imposent aussi fortement que les hard laws, à travers des mécanismes spécifiques, mais de façon tout autant contraignante. En effet, dans ce cadre, les sanctions ne sont plus pénales ou financières – sous forme d’amendes – mais affectent la réputation ou l’image de l’entreprise – avec des campagnes médiatiques relayées par les réseaux sociaux – dont les conséquences peuvent être considérables et même mortifères pour l’organisation. Des actifs immatériels essentiels peuvent être ainsi remis en question en quelques jours.
Plus encore, il est à noter que le champ d’application de ces lois et normes ne cesse de s’élargir. Les domaines pour lesquels il est nécessaire aujourd’hui de se mettre en conformité sont de plus en plus vastes et nombreux. Ce qui était plus ou moins licite hier devient inadmissible dorénavant. On peut citer ainsi les droits de l’Homme, les discriminations, le respect de la vie privée, etc. La liste ne fait que s’allonger chaque jour, en particulier sous la pression du principe de précaution, inscrit dans la Constitution française.
Enfin, cette volonté de réglementer et de sanctionner les actions et comportements des personnes physiques comme des personnes morales n’est plus seulement l’apanage des administrations répressives et des instances judiciaires ou encore d’organisations non gouvernementales militantes. Elle est portée par l’ensemble des parties prenantes. Cette demande d’intégrité émane aussi bien des actionnaires, des banquiers, des fournisseurs, des clients et des collaborateurs – et bien entendu de la société dite civile.
“Les soft laws s’imposent aussi fortement que les hard laws.”
Des modes de gouvernance inédits émergent
Cet édifice réglementaire et normatif érigé au fil des années, dont l’image symbolique voudrait s’inspirer de la beauté rigoureuse du temple grec, voit ses fondations profondément ébranlées et l’équilibre de ses structures gravement menacé. Nos États démocratiques sont en effet confrontés à une crise majeure et structurelle des institutions. La globalisation des échanges, la mondialisation des comportements et surtout la révolution numérique remettent profondément en question les instances traditionnelles édifiées sur des mécanismes de représentation. Nos sociétés passent « de la verticalité du pouvoir à l’horizontalité du savoir » et les structures de commandement, organisées en pyramides, découvrent avec effroi que ces dernières sont d’abord des tombeaux. Ce phénomène est illustré par la remise en question des leaders traditionnels qui perçoivent avec sidération qu’ils sont nus.
Dans cet environnement de la « postmodernité » émergent alors de façon irréductible de nouveaux « législateurs » sous la forme de think-tanks ou de lobbies, pudiquement nommés « représentants d’intérêts », qui s’inscrivent dans des mosaïques complexes d’organisations non gouvernementales ou de réseaux d’intérêts, parfois obscurs. De même se développent de nouveaux censeurs (investisseurs, banques, etc.) qui désignent les bons élèves et fixent les critères de respectabilité à travers une multiplicité d’agences de notation et d’indices financiers et extrafinanciers ; ces censeurs deviennent ainsi les juges de l’activité commerciale.
Il s’agit d’un changement de paradigme
Le monde de demain se caractérise par des préoccupations à dimension planétaire que, par nature, les organisations traditionnelles ne peuvent pas gérer. Au niveau national, on constate la balkanisation des États et la montée des nationalismes et populismes. Au niveau international, on est confronté à une crise structurelle du multilatéralisme et à une défaillance des organisations internationales. Face à cette situation apparaît l’idée que les entreprises, considérées comme puissantes, globales et généralement plutôt efficaces, pourraient prendre le relais des États et assurer la gestion de la planète. Émergent alors les concepts de responsabilité sociétale des entreprises ou les propositions telles que les dix-sept Objectifs du développement durable des Nations unies. Les initiatives du type « devoir de vigilance » ou « entreprises à mission » s’inscrivent dans cette tendance.
Dans une tout autre perspective, les théories économiques inspirées du libertarisme conduisent aux mêmes conclusions. Selon ces dernières, pour parvenir à l’optimum la transparence du marché néoclassique doit être restaurée afin que s’affrontent librement l’offre et la demande grâce à la main invisible d’Adam Smith. Seule la libre entreprise et la primauté des acteurs économiques peuvent atteindre cet objectif, à condition évidemment d’éliminer tous les obstacles à la fluidité du marché, en supprimant notamment États et autres organismes de normalisation. En tout état de cause, les entreprises sont bel et bien confrontées à une remise en question radicale de leurs modes de gouvernance et doivent impérativement définir de nouveaux modes d’interaction avec leur environnement et leurs écosystèmes, en intégrant de nouvelles règles et en affrontant de nouveaux législateurs ou censeurs.
N’est-il pas temps de faire appel à de nouveaux imaginaires ?
Dans cette « société liquide », selon le terme de Zygmunt Bauman, qui se caractérise par l’absence de repère et de certitude, il est d’abord nécessaire que les chefs d’entreprise élaborent de nouvelles postures et de nouvelles stratégies. Il est en effet critique de déployer des politiques d’influence offensives sur le principe neither soft nor hard power, but smart power. Par ailleurs les acteurs économiques ont dorénavant toute légitimité pour engager un dialogue à égalité non seulement avec les décideurs publics, mais aussi avec les influenceurs de la société civile. Cette démarche doit s’inscrire dans une intelligence sociétale et stratégique proactive.
Mais les organisations doivent aussi déployer de nouvelles méthodes et de nouveaux procédés pour optimiser la gouvernance au sein même de leur management. Si l’on prend pour axiome de base que la véritable richesse de l’entreprise est l’Homme (la workshare value) et qu’en même temps il est nécessaire que l’entreprise déploie une capacité accrue d’adaptation et de performance, elle doit inscrire son organisation, son mode de fonctionnement, et les concepts qui les sous-tendent, dans un nouveau référentiel. C’est à ce prix qu’elle deviendra une entreprise agile capable de croître et de se développer dans un environnement dont le rythme des mutations s’accélère. En effet, dans un monde complexe et globalisé – mais surtout en mutation rapide –, le seul respect des processus et des codes de conduite est de moins en moins pertinent pour garantir une conformité effective, car ceux-ci sont incapables de prévoir la multiplicité des situations auxquelles l’organisation et les collaborateurs seront soumis. Plus encore, la conduite du changement est trop rapide et trop complexe pour qu’on croie que les seuls processus soient encore l’unique moyen de régulation. À peine les procédures ont-elles été mises en place que l’écosystème a changé et que la carte ne dit plus le territoire…
“Passer d’une éthique subie à une éthique vécue.”
Les collaborateurs reviennent au cœur de la démarche
Face au dilemme, imposé par des risques certains confrontés à des menaces incertaines, la seule réponse pertinente est de créer des mécanismes d’appropriation chez les salariés. Le rôle du dirigeant est désormais de s’assurer que ses collaborateurs ont parfaitement compris et partagé les enjeux, et qu’en se les attribuant ils s’obligent à les gérer de façon responsable et rigoureuse. Cette attitude impose de fournir aux collaborateurs des formations adaptées, mais surtout de mettre à leur disposition des outils d’intelligence et d’assistance leur permettant de maîtriser des situations complexes et ambiguës. Dorénavant, il ne suffit plus d’obliger des cadres à cocher les cases d’un processus souvent conçu plusieurs années auparavant par un consultant nord-américain et aujourd’hui parfaitement périmé. Ce n’est pas non plus avec des process coercitifs qu’on parvient à inscrire une organisation dans une démarche d’agilité et de responsabilité. Le risque est grand de créer de nouvelles bureaucraties, sources de lourdeurs et d’obstacles structurels à l’innovation indispensable pour affronter une compétition exacerbée. Les process et réglementations sont indispensables, mais très insuffisants si l’on ne développe pas en même temps des mécanismes d’intelligence économique et stratégique capables de gérer un monde complexe et à même de résister à la concurrence. En résumé, le respect de la conformité au sein des organisations ne peut se faire sans un engagement sincère de la part des collaborateurs.
Pour ce faire, il est indispensable de rendre les salariés autonomes et responsables, grâce à des méthodes de management renouvelées. Les nouvelles formes d’organisation – s’appuyant sur les théories de l’holacratie – permettent de remettre les collaborateurs au centre des organisations afin de promouvoir des mécanismes d’appropriation et de proposer des éthiques à hauteur d’Homme. Il est nécessaire de multiplier toutes les occasions pour renverser les pyramides sclérosantes des organisations et susciter des approches bottom-up. De telles politiques, au sein des organisations, imposent à l’évidence de s’appuyer sur la confiance et le dialogue, et d’encourager l’exemplarité. En un mot, passer d’une éthique subie à une éthique vécue. En effet, les collaborateurs ont une exigence croissante pour plus de sens dans leur travail, et leur engagement ne peut exister que si le respect de la conformité est en cohérence avec les valeurs et l’éthique de l’organisation.
Cette transformation de l’écosystème des entreprises appelle à de nouvelles formes de gouvernance que résumait déjà au XVIIIe siècle Jean-Baptiste Say dans son ouvrage Olbie, ou Essai sur les moyens de réformer les mœurs d’une nation : « Si l’on veut que telle manière d’être, telle habitude de vie s’établisse, la dernière chose à faire est d’ordonner que l’on s’y conforme. Voulez-vous être obéi ? Il ne faut pas vouloir qu’on fasse : il faut faire qu’on veuille. »