La conjonction de la Résistance extérieure et de la Résistance intérieure
Il n’en fut rien, au point que l’image d’Épinal de la Libération montre, au contraire, une nation rassemblée, les forces françaises débarquées et les combattants de l’intérieur luttant de concert, tous patriotes confondus dans une unanimité patriotique qui fait du défilé du 26 août 1944 aux Champs-Élysées une des grandes journées de notre histoire, comparable peut-être à la Fête de la Fédération de 1790.
Faut-il n’y voir qu’une chance quasi paradoxale ? Ou n’est-ce pas plutôt une réussite exceptionnelle de l’intelligence et de l’énergie patriotiques ?
Le prologue, les tâtonnements, les pionniers
Comment en est-on venu là ? Et que d’obstacles à surmonter ! Car l’action résistante de la France libre et les manifestations autochtones de la Résistance en métropole sont au départ radicalement distinctes ; elles se développent pendant un an et demi séparément, avec leur dynamisme propre, à peu près sans contacts. Et leur conjonction fut le terme d’une longue marche semée d’embûches et d’épreuves. L’action du général de Gaulle en direction de la France de juin 1940 à la fin de 1941 comporte deux volets.
C’est, en premier lieu, l’action de la radio – la BBC. L’appel du 18 Juin est l’acte fondateur, il tranche par sa précocité, sa publicité, sa cohérence doctrinale et sa hauteur de ton. Les appels suivants du Général achèvent de définir un choix politique, celui du rejet des armistices et du refus à l’égard des Allemands comme du maréchal Pétain au nom de « l’honneur, de la raison et de l’intérêt supérieur de la patrie ». Par ses émissions et celles qu’il inspire, de Gaulle entend réveiller l’âme française. Les rapports que reçoit le Maréchal comme ceux qui émanent du commandant en chef allemand en France prouvent que, dès la fin de 1940, la radio française de Londres a une audience croissante et que, si elle laisse longtemps intact le prestige du chef de l’État, elle entretient l’espérance et l’hostilité envers l’occupant.
Elle est un facteur de maturation des esprits. Elle est un catalyseur avant de devenir un instrument d’action. Elle crée une zone de connivence autour des îlots de militants. Et quand les Allemands et Vichy brouillent et sanctionnent l’écoute, capter la BBC devient un acte modeste, mais certain de résistance. L’écoute de la radio est à coup sûr, dans la pensée de De Gaulle, une contribution au rassemblement qui devrait s’étendre un jour à la nation entière. Ce rassemblement national, dont il a si continûment le souci, tous les Français sont invités à y participer sans exclusive, comme sont admis dans les Forces françaises libres les volontaires de toute appartenance. Ainsi ne trouve-t-on pas, dans les émissions de Londres de 1940–1941, la moindre mise en cause des communistes ou de l’URSS, malgré les rancœurs qu’a laissées le pacte germano-soviétique.
Le deuxième volet de l’action organisée en direction de la France est militaire et occulte. Tout l’été 1940 Churchill tient à savoir où en sont les préparatifs de débarquement allemands visant l’Angleterre. Il veut disposer d’au moins 72 heures de préavis. Or, en vertu des accords d’avant-guerre entre le 2e Bureau et l’Intelligence Service, celle-ci n’avait ni activité ni agents en France : tout est à créer. C’est l’œuvre de pionniers envoyés à la découverte, pour la plupart sur des bateaux de pêche, pour la plupart débarqués en Bretagne, agents tant de l’IS que du tout jeune 2e Bureau que de Gaulle a confié à un polytechnicien, le capitaine du génie André Dewavrin (32), qui allait s’illustrer sous le pseudonyme de colonel Passy.
Ces pionniers de 1940 s’appellent Hubert Moreau, Mansion, Saint Jacques et Corvisart, d’Estienne d’Orves (21), premier martyr de la « Résistance extérieure », Rémy surtout, qui fut en mesure d’expédier un premier courrier à destination de Londres via l’Espagne avant la fin de 1940 et qui allait, en deux ans, créer le plus important des réseaux de renseignement en France, la Confrérie-Notre-Dame. Ces premiers réseaux ont la singularité de ne pas être constitués de professionnels : ils fonctionnent en requérant l’aide de patriotes locaux. Ce sont de vastes réseaux de complicités. Aussi sont-ils une partie intégrante, une partie essentielle de la Résistance. S’y ajouteront quelques opérations de coups de main, comme la destruction des turbines électriques de la centrale de Pessac, le 7 juin 1941 et la création de premiers réseaux d’évasion, qui s’associent parfois à des filières locales d’évasion spontanément constituées.
L’action résistante autochtone, en métropole, est dans ses débuts bien différente : naissance spontanée de groupes, puis de mouvements de refus patriotique principalement urbains et bourgeois, piliers d’une résistance sentimentale qui va bientôt s’exprimer par tracts et journaux clandestins. Une « résistance-représentation » dira un historien trop facilement dédaigneux. Les marques de réticence d’une fraction de l’opinion sont cependant bientôt suffisamment sensibles pour que le Maréchal dénonce, en août 1941, « le vent mauvais qui souffle sur la France ».
Parallèlement, l’agression allemande contre l’URSS le 22 juin 1941 lance massivement ce qui subsiste du parti communiste dans la lutte déclarée contre l’occupant. Quatre attentats individuels commis par ordre du parti contre des militaires allemands à Paris, Nantes, Bordeaux et Lille font figure pour la première fois d’actes de guerre. Pour la première fois aussi les Allemands ripostent par des représailles collectives : 98 otages sont exécutés à Châteaubriant et Bordeaux. Devant ces drames, le général de Gaulle réagit. Il réagit en prenant la parole à la BBC où, lui, chef des Français libres, s’affirme, pour la première fois aussi, comme le chef autoproclamé de la Résistance intérieure : « La consigne que je donne pour le territoire occupé, c’est de ne pas y tuer d’Allemands. » Et c’est apparemment là une première divergence avec une composante de la Résistance intérieure.
En réalité sur le fond, il se garde de désavouer aucun acte de guerre et son mot d’ordre d’abstention est tactique. « Il est absolument justifié que des Allemands soient tués par les Français », précise-t-il dans la même émission. Et de retour dans son cabinet, il ne mâche pas ses mots : « C’est terrible, mais ce fossé de sang est nécessaire. C’est dans ce fossé de sang que se noie la collaboration. Le monde entier saura que c’est le mécanisme de l’occupation qui joue en France et non celui de la collaboration. »
À vrai dire, jusqu’à cet automne 41, il ne s’est guère intéressé à l’action en France. Des mouvements de résistance, il ne sait d’ailleurs à peu près rien. Ce qui lui tient à cœur, c’est sa grande stratégie politique qui vise à redonner une place à la France :
– en recréant une force militaire présente au combat, pour attester que pas un seul jour la France n’est sortie de la guerre ;
– en ralliant des terres françaises comme bases de souveraineté : ces deux points sont acquis dans l’été 1941, Brazzaville est capitale de l’Empire français libre ;
– en cherchant à obtenir une reconnaissance aussi étendue que possible de la part des Alliés. C’est pour cela que le 24 septembre 1941 il a constitué un Comité national français qui jouit, en effet, d’une première reconnaissance – très limitée – des Alliés. Dans ce Comité, il a nommé un commissaire à l’Intérieur, à l’Information et au Travail, qui devrait faire pendant, pour la propagande et l’action politique en France, à son 2e Bureau et à son SR, eux-mêmes bientôt rebaptisés BCRAM, Bureau central de renseignement et d’action militaires en France. Mais le programme d’action politique que dresse le nouveau commissaire à l’Intérieur est inconsistant ; qui pis est, il ne dispose pas à cette date d’un seul agent ou correspondant en France.
Première phase : Jean Moulin et l’unification de la Résistance de zone sud. De la France libre à la France combattante
Pourtant, cet automne 1941 va ouvrir la première phase de la conjonction de la France libre et de la Résistance intérieure. Ce virage est dû à l’arrivée à Londres, le 20 octobre, venant de France, d’un personnage d’esprit clair et de fort tempérament, l’ancien préfet de Chartres Jean Moulin. Il n’est pas vraiment mandaté par les mouvements de résistance de zone sud, mais il peut faire d’eux un tableau précis ; il sait qu’eux-mêmes souhaitent être connus et reconnus à Londres. Et il propose un programme : créer en France une organisation à l’échelle nationale qui devrait réaliser l’union dans la résistance à l’ennemi et préparer, le jour voulu, un soulèvement national. De Gaulle adopte instantanément les vues de Moulin. Il inclura désormais la dimension Résistance comme facteur de sa stratégie politique. Le gouvernement britannique consulté l’approuve.
Moulin, quand il est parachuté dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942, est doté d’une double mission : l’une civile, réaliser l’unité d’action de tous les éléments de zone sud qui résistent à l’ennemi et à ses collaborateurs ; l’autre militaire : assurer la liaison avec les trois mouvements de résistance clandestins de zone sud Combat, Libération et Franc-Tireur, en vue de les amener à créer une branche militaire reliée à la France libre, la coordination et la centralisation se faisant à Londres sous les ordres du général de Gaulle.
Les résultats suivent : en moins de six mois, Moulin obtient que les trois grands mouvements de résistance de zone sud fassent obédience à de Gaulle. Le 14 juillet 1942, celui-ci change, avec l’accord de Churchill, la dénomination de la France libre en celle de France combattante, qui inclura les combattants de l’intérieur. Ce même 14 juillet, à l’instigation de Moulin, une manifestation nationale patriotique, orchestrée par les journaux clandestins et par la France libre sur les ondes de la BBC, a lieu dans plus de vingt villes de France non occupée. À Lyon et Marseille, les forces de l’ordre sont sur le point d’être débordées, les rapports des préfets en témoignent. La BBC est en mesure de rendre compte des manifestations dans un délai record, preuve de l’efficacité des réseaux de renseignement.
En août 1942, Léon Blum, de sa prison, engageant du même coup le parti socialiste clandestin, fait savoir à de Gaulle qu’il le reconnaît pour chef du futur gouvernement d’union résistante de la Libération ; en octobre 1942, les trois mouvements de zone sud acceptent de mettre en commun leurs éléments paramilitaires et, en accord avec Londres, jettent les bases d’une « Armée secrète » – encore bien fantomatique – qui aura pour chef le général Delestraint, ancien commandant de blindés ami du général de Gaulle. L’arrivée impromptue à Londres, en janvier 1943, de Fernand Grenier, délégué mandaté du parti communiste, viendra compléter l’éventail des ralliements.
Si efficace qu’ait été Jean Moulin, si précieuse que soit l’aide financière et technique qu’il apporte aux mouvements de zone non occupée, un facteur décisif a contribué à cette vague de ralliements : c’est l’inflexion dans la ligne politique de la France libre qu’a constituée la Déclaration du général de Gaulle aux mouvements de résistance d’avril 1942. La première France libre avait été résolument militaire, apolitique et méfiante envers le régime parlementaire.
Certes de Gaulle avait, dès novembre 1941, à Brazzaville, dénoncé l’inconstitutionnalité et l’illégalité du gouvernement de Vichy, mais pendant près de deux ans, il s’était abstenu de toute allusion démocratique. Il a compris que cet abstentionnisme politique n’était plus tenable, ni vis-à-vis des Alliés, car certains clans de Londres et de Washington dénoncent « son tempérament monarchique » et son entourage, qualifié de fasciste, ni vis-à-vis des émissaires, puis des chefs des mouvements de résistance qui profitent de communications clandestines plus aisées entre la France et l’Angleterre et défilent, à partir du printemps de 1942, dans cette capitale de la résistance européenne qu’est Londres : ainsi Christian Pineau, Pierre Brossolette, Emmanuel d’Astier, bientôt Frenay.
Pineau, en particulier, représentant de Libération-Nord et des principaux anciens leaders syndicaux, est arrivé en mars 1942 avec une mission précise : obtenir que de Gaulle définisse sa position politique. C’est l’objet de la fameuse Déclaration du Général, engagement démocratique et programme pour la Libération, texte aussi important que le sera en 1944 « le programme du CNR ». Pineau a remporté la Déclaration en France, les grands journaux clandestins l’ont publiée : c’est, en complément à l’appel du 18 Juin, la charte d’accord entre de Gaulle et la Résistance.
Autre facteur de concordance, la farouche volonté d’indépendance nationale que manifeste de Gaulle envers les Anglais et les Américains. Homme de caractère inflexible qui se réclame de Richelieu, de Carnot et de Clemenceau, il n’hésite pas à leur tenir tête. Car il entend non seulement lutter pour la libération de la France, mais faire respecter, même s’il n’en est que le gérant provisoire, ce qui subsiste de la souveraineté française.
Les tensions qui l’ont opposé aux Anglais en Syrie, aux Américains à propos de Saint-Pierre-et-Miquelon, puis en Nouvelle-Calédonie, le débarquement britannique à Madagascar, opéré en mai 1942 sans qu’on l’en ait avisé, plus généralement le fait que, depuis l’entrée en guerre des Américains, les grandes décisions politico-stratégiques se prennent par-dessus sa tête, tout le raidit dans un nationalisme ombrageux.
Nul doute que sa susceptibilité véhémente face à ces premières crises soit un facteur de cohésion dans ses rapports avec les chefs de la Résistance intérieure. Alors que Pétain cède tout à l’ennemi allemand, de Gaulle apparaît, face à ses alliés, comme le défenseur des intérêts nationaux. On le verra mieux encore à Alger, en 1943–1944, face au protectorat américain, aux oukases de Roosevelt, au risque, réel ou supposé, d’AMGOT, et en contraste avec la complaisance dont fera preuve le général Giraud, il tiendra ferme : les chefs des mouvements clandestins et le Conseil de la Résistance se sentiront tenus de faire bloc avec lui à chaque crise interalliée.
Mais dès le milieu de 1942, l’adhésion successive des mouvements clandestins et du parti socialiste, les encouragements de personnalités telles que Blum, Mandel ou l’ancien président du Sénat Jeanneney, les manifestations à son appel en France, au moment même où les Français libres s’illustrent à Bir Hakeim, l’ont consacré comme symbole de la France résistante.
Deuxième phase : la crise nord-africaine, la « querelle des généraux » et l’unification de la Résistance
C’est pourtant à ce moment que se prépare la crise la plus grave qui l’ait opposé aux alliés anglo-saxons, la menace la plus grave aussi pour l’union qui paraissait en voie de se constituer.
Le 22 juillet 1942, Churchill et Roosevelt décident de débarquer en Afrique du Nord alors française, et d’y débarquer sans les Français libres. Pourquoi sans eux ? Parce que l’Afrique du Nord est ultrapétainiste et l’armée d’Afrique encadrée par des chefs qui n’ont pas pardonné aux Français libres d’avoir combattu contre eux en Syrie en 1941.
C’est sur l’armée française, sur l’armée de l’armistice qu’Anglais et Américains tentent de s’appuyer. Roosevelt y est d’autant plus enclin qu’il a toujours une ambassade à Vichy et que ses représentants en Afrique du Nord sont bien placés pour y chercher des connivences. Certes, de Gaulle est maintenant incontournable en tant que symbole de la Résistance aux yeux des Français, mais « Y a‑t-il en France 30 000 Français prêts à mourir pour lui ? » demande Morton, l’homme de confiance de Churchill.
Le corps de bataille terrestre de la France libre en Afrique ne dépasse guère 10 000 hommes et ce n’est pas lui qui détient les clefs de l’Afrique du Nord.
Les événements de novembre 1942 sont connus : les Alliés qui débarquent sont reçus à coups de canon. Ils ne prennent pied le premier jour qu’à Alger. Pour en finir au plus vite, le général Eisenhower, chef de l’opération traite avec l’amiral Darlan, dauphin du maréchal Pétain, qui, par un hasard imprévisible, se trouve à Alger. Darlan, contraint et forcé, rallie l’Afrique du Nord puis l’Afrique occidentale française au camp allié ; moyennant quoi il est reconnu par les Américains comme haut-commissaire en Afrique, agissant, prétend-il, au nom du maréchal Pétain en interprète de sa pensée intime.
Novembre et décembre 1942 marquent le point extrême de dislocation de la souveraineté française : la métropole, maintenant totalement occupée et où Laval tient les rênes, est à la botte des Allemands ; l’Afrique du Nord est sous protectorat américain par l’entremise de Darlan qui persiste à se réclamer de Pétain et y maintient le régime de la Révolution nationale ; la Martinique et la Guadeloupe sont gouvernées par un féodal à poigne, l’amiral Robert, qui se réclame lui aussi de Pétain, mais qui, par fidélité à ses ordres, refuse de rentrer dans la guerre ; c’est également le cas d’une flotte française immobilisée depuis juin 1940 à Alexandrie.
Cependant, de Gaulle avec sa petite force armée et ses parcelles d’Empire, dénonce « le scandale Darlan » et se réclame « des justes lois de la légitime République ». Le meurtre de Darlan simplifie la situation, mais ne la règle pas : si le général Giraud lui succède, c’est toujours au nom du Maréchal et toujours sous protectorat américain. Roosevelt, qui ne veut connaître que lui, tentera par deux fois de briser de Gaulle, en qui il voit « un fanatique », un « esprit fasciste » et un diviseur de l’entente anglo-américaine.
Dans cette conjoncture, la Résistance intérieure sera le principal atout de De Gaulle. Dès novembre 1942, entraînée par Moulin, elle a soutenu de Gaulle et dénoncé l’intronisation de Darlan par les Alliés ; la presse clandestine a été unanime. Aussi, en février 1943, de Gaulle en vient à l’idée de susciter la création en France d’un Conseil de la Résistance, expression du pays résistant, et qui le cautionnerait.
Et il décide, contre l’avis de Brossolette, mais en accord avec Moulin, que ce conseil devrait comprendre des représentants des mouvements de résistance, des centrales syndicales et aussi des anciens partis politiques. Brossolette n’a pas tort de faire valoir que seuls les partis socialiste et communiste ont encore une réalité ; il est vrai aussi qu’aux yeux de Roosevelt seuls les parlementaires, issus de libres élections, incarnent la légitimité française.
La mission Passy-Brossolette (« Arquebuse-Brumaire »), de février à avril 1943, révèle à la France libre l’ampleur de la Résistance de zone nord et réalise une première étape vers l’unification en créant un Comité de coordination de la Résistance de zone nord. En juin 1943, Moulin opère l’unification à l’échelon national en constituant, suivant ses instructions, le Conseil de la Résistance. Il préside la première séance le 27 mai 1943 et fait voter par lui une motion recommandant que les pouvoirs de la République soient confiés au général de Gaulle, le général Giraud assumant le commandement en chef des armées de la Libération.
Dès lors si Giraud tenait l’armée d’Afrique, de Gaulle pouvait se prévaloir de l’investiture de la Résistance. Cinq jours plus tard, les deux généraux constituaient à Alger le Comité français de la libération nationale, organe directeur de la France en guerre ayant autorité sur toutes les forces et terres françaises hors de France. L’union entre la France intérieure et la Résistance extérieure sous l’égide du général de Gaulle semblait en même temps accomplie
Troisième phase, la République française d’Alger : la conjonction des résistances pour la Libération
La dernière phase s’ouvre, celle qui, de Londres et d’Alger, capitale provisoire de la France en 1943–1944, va préparer la Libération. Très vite, on le sait, le général de Gaulle en assumera la direction, écartant le général Giraud.
Jamais la conjonction Résistance intérieure-France libre n’aura été plus étroite, ni l’influence de la Résistance intérieure plus forte qu’à partir de l’automne 1943. L’Assemblée consultative réunie à Alger en est le symbole : les délégués venus de la métropole et désignés par les mouvements et par le Conseil de la Résistance siègent aux côtés des représentants de la France libre.
Des chefs de mouvements, d’Astier, Frenay, Menthon, participent au Comité français de la libération nationale aux côtés des parlementaires Queuille, Philip, Giacobbi, Grenier, tous venus de France occupée. Vincent Auriol, ancien ministre des Finances du gouvernement du Front populaire, fait voter le 15 mai 1944 une motion demandant que le Comité de la libération nationale se constitue en Gouvernement provisoire de la République française. À Londres la propagande en français de la BBC est désormais animée par un Comité qui comprend tous les représentants de la Résistance présents à Londres.
Au BCRA, des postes de responsabilité de plus en plus nombreux sont occupés par des hommes venus de France, non plus seulement Pierre-Bloch, Brossolette, Vallon (21), mais aussi Jacques Robert, les ingénieurs des télécommunications Fleury (21) ou Combaux (24), auxquels se joindra le futur ingénieur général Ziegler (26), qui sera le chef d’état-major du commandement des Forces Françaises de l’Intérieur pendant la phase de la Libération.
Cependant, tout ne va pas sans divergences et sans opposition. Et dans la perspective qui est la nôtre, cette période, qui est la plus mal connue, est peut-être la plus remarquable. Car de Gaulle et Moulin, en créant le Conseil de la Résistance, ont donné naissance à un pouvoir nouveau. Or ce pouvoir leur échappe, sitôt créé. La mort de Jean Moulin trois semaines plus tard laisse, en effet, un vide qui ne sera pas comblé. Le CNR a sa propre légitimité ou peut la revendiquer. Il ne cesse de rendre hommage à de Gaulle, mais il n’est en aucun cas aux ordres. Il l’est moins encore au printemps 1944, lorsque les communistes prennent à son bureau, puis au Comité d’action militaire de la Résistance, une influence parfois dominante, en tout cas difficile à équilibrer.
Il y a bien en France une Délégation générale clandestine du Comité d’Alger avec, en outre, un délégué zone nord et un délégué zone sud, mais cette délégation traverse plusieurs mois de crise grave avant d’être reprise en main par Bingen, puis Parodi.
Des deux pouvoirs centraux, celui d’Alger sous de Gaulle, ou celui de Paris, qui est lui-même bicéphale – CNR et Délégation générale – lequel donnera les ordres de combat le moment venu ? Qui investira à la Libération les maires et présidera localement, puis à Paris, à la prise de pouvoir ? Non que le CNR ou les communistes contestent ouvertement l’autorité d’Alger : mais ils sont sur le terrain, ils revendiquent leur autonomie, ils se tiennent pour les plus aptes à juger des initiatives à prendre.
Les conditions dans lesquelles cette dualité fut surmontée et la coordination de l’autorité gouvernementale fut assurée sont un chef-d’œuvre d’intelligence et d’énergie. Elles combinent dans la clandestinité la centralisation des décisions politiques majeures et la décentralisation de l’action. Pour ce qui est des responsabilités militaires, la solution conçue dans l’été 1943 par le colonel Passy et son cadet à Polytechnique Bourgès-Maunoury (35), alors présent à Londres, est de créer, dans chaque région militaire, un délégué militaire régional (parfois départemental).
Les DMR n’ont pas une fonction de commandement, mais de liaison : en communication radio avec Londres ou Alger, ils doivent être les dispensateurs d’argent et d’armes entre les différentes formations militaires. Ils doivent assurer dans la phase de libération, où les communications intérieures seront sans doute rompues, la coordination de l’action résistante avec les ordres de l’état-major interallié. Plusieurs polytechniciens parmi eux, tels que Jacques Maillet (32), Bourgès-Maunoury (35), Boulloche (34) ou Rondenay (33).
Sur le plan civil sont de même mis en place les cadres d’un État clandestin, commissaires de la République et préfets désignés d’avance (tout comme les secrétaires généraux) devant faire fonction de ministres, pour assumer les pouvoirs de l’État à la Libération. Les artisans des nominations sont Henri Laffon et Michel Debré, les désignations devant être avalisées par le Conseil de la Résistance et officialisées par le Comité d’Alger. Ce plan fut une étonnante réussite. Était-ce assez pour que la conjonction fût parfaite ? Il est clair que le parachutage des Délégués militaires régionaux créa des frictions sur le plan local.
Fait plus grave, une différence de conception tactique oppose une fraction des résistants de l’intérieur à leurs partenaires de l’extérieur : faut-il ou non passer à l’action immédiate ? Et si oui, à quel moment peut-on passer d’opérations très localisées de guérilla à une insurrection ouverte, sans exposer la population civile à d’effroyables représailles ? Le choix est politique, le dilemme angoissant. Peut-on laisser les maquis, alors de plus en plus nombreux, dans l’inaction et sans moyens de défense ? Mais peut-on les pousser à l’action alors que les Anglais refusent jusqu’à février 1944 de les armer vraiment ? Le dynamisme de la Résistance intérieure aura entraîné la France libre et les Britanniques à accepter, puis à encourager l’action immédiate.
Mais le problème rebondit à l’approche du débarquement allié. Je suis témoin qu’il fallut, à Londres, huit jours pour faire admettre par le délégué du parti communiste Waldeck Rochet que le jour J du débarquement en Normandie ne coïncide pas avec le signal de l’insurrection nationale, qu’il voulait lancer ou faire lancer par la BBC. Durant les mois de juin et de juillet, la pression qu’exercèrent de Paris le Comité militaire de la Résistance et son plus ardent animateur, le communiste Villon, en faveur du déclenchement d’insurrections généralisées fut de plus en plus vive.
Et il est clair que ce furent les activistes, principalement communistes, qui forcèrent la main aux Alliés en déclenchant l’insurrection parisienne. Cahin-caha, la conjonction militaire a fonctionné ; partout, de même, les préfets et commissaires de la République désignés ont pu prendre sans heurt le pouvoir. L’unanimité nationale est éclatante, à l’heure de la libération de Paris, retrouvailles d’un peuple et de son armée, œuvre commune de la 2e DB et des FFI, avec – enfin ! – l’accord et l’appui américains.
Si grand qu’ait été le rôle militaire de la Résistance dans la libération de la Bretagne, du Massif central, des Alpes et du Sud-Est, où un polytechnicien de 24 ans, Serge Asher-Ravanel (39), est investi du commandement des FFI, la contribution stratégique majeure de la Résistance aura été son apport au succès du débarquement de Normandie : à la fois par les renseignements d’une étonnante précision qu’elle aura communiqués aux Alliés, via le BCRA, et par l’exécution des sabotages des voies ferrées et des transmissions ou par les actions de guérilla qui, conformément aux plans préparés de concert entre le BCRA et ses relais en France, auront retardé d’un minimum de trois jours – décisifs – l’afflux des renforts allemands vers la tête de pont. Conjonction militaire si efficace qu’elle étonna les Alliés. Conjonction politique qui épargna à la France les plus graves troubles civils.
N’oublions ni les martyrs de cette cause, ni ceux que j’appellerai, dans un sens plus précis que Brossolette, « les soutiers de la gloire » : tous ceux qui, obscurément, dangereusement, ont permis que fonctionnent les liaisons, communications et transmissions entre l’extérieur et l’intérieur. Car, sans les moyens de l’électronique, sans les parachutages, sans les atterrissages clandestins opérés – avec quels risques – par les Britanniques, sans les liaisons navales occultes, qu’aurait été cette conjonction des deux résistances ? La France libre dispose en 1944 en France de 50 centres d’antenne avec quelque 200 opérateurs qui auront expédié à Londres et Alger en juillet 1944 5 255 télégrammes.
Depuis 1940, 819 agents ont été parachutés d’Angleterre. De 1942 à 1944, les Lysander et les Hudson de la RAF auront déposé en France 443 passagers et en auront ramené 635. 77 opérations navales réussies par les Britanniques sur les côtes de Bretagne y ont débarqué 88 hommes et en ont embarqué 218. À quoi s’ajoutent, en Méditerranée occidentale, 100 opérations navales réussies vers le territoire français par les felouques polonaises, les Britanniques ou les sous-marins français qui y auront débarqué 211 personnes et en auront évacué 665. Que de courage, de drames, de sacrifices pour assurer ces liaisons vitales !
Union pour la Libération et la reconstruction, conjonctions fragiles
La conjonction des deux résistances s’achève-t-elle avec le défilé des Champs-Élysées ? Il n’y a pas lieu de dissimuler que la Libération a ranimé et même exacerbé certains griefs mutuels.
Griefs plus spécifiques à l’encontre du BCRA, intermédiaire technique entre les deux résistances. La recherche historique permet d’affirmer qu’ils ont été démesurément amplifiés par les clans ou les minorités hostiles à de Gaulle. Certains étaient d’ailleurs inévitables : ainsi les reproches des hommes de l’avant à l’égard des hommes des bureaux, la rancœur parfois tenace provoquée par les messages sans réponse, les avions ou les vedettes absents au rendez-vous -, multiples malentendus ou fausses manœuvres inhérentes à l’improvisation et à l’inévitable désordre dans lequel s’était débattue l’organisation londonienne. Le BCRA n’a sans doute pas été exempt d’erreurs. Mais ayant appartenu deux ans au commissariat national à l’Intérieur qui vivait en coexistence amicale et souvent conflictuelle avec le BCRA, ayant en outre ces dernières années procédé à l’étude critique des faits, je partage sans réserve la conclusion de l’un des grands missi dominici de De Gaulle en France, Louis Closon : « Le BCRA fut une grande maison. »
Plus important que les polémiques personnelles ou les rancunes, le fait que la conjonction réussie de la Résistance extérieure et de la Résistance intérieure est politiquement fragile. D’une part, la gauche résistante reprochera vite à de Gaulle de noyer la Résistance dans la nation qu’il veut rassembler. D’autre part, on pressent que l’alliance entre de Gaulle et le parti communiste est, pour l’un comme pour l’autre, d’opportunité tactique et sans illusion de part et d’autre. De Gaulle est convaincu, à tort, semble-t-il, que les communistes ont voulu en août prendre le pouvoir à Paris ; il voit, en tout cas en eux et non sans raison, la seule force concurrente aspirant à un gouvernement révolutionnaire de la France.
Dès le lendemain de la Libération, dans sa volonté d’assurer envers et contre tous l’autorité de l’État, il dissout les états-majors FFI puis, à l’automne, les milices patriotiques que contrôle le PCF. Ce dernier, tout en participant, depuis avril 1944, au gouvernement provisoire, était décidé dès Alger à saper de Gaulle ; les instructions que Staline donna à Thorez à Moscou en novembre 1944, à la veille du retour en France du leader communiste français, sont claires : « Jouer le jeu de l’union nationale et rester dans la voie de la légalité, tout en cachant les armes détenues par les milices du parti. »
Ces griefs et ces méfiances seront bientôt d’un autre siècle, mais nous voyons mieux, en revanche, avec le recul du temps, que Résistance extérieure et Résistance intérieure sont un tout solidaire. Les héros de Bir Hakeim sont tombés pour la même cause que les martyrs du mont Valérien. La chance de la France fut d’avoir trouvé en de Gaulle, à l’heure même du pire désastre, le chef de guerre qui lui manquait et qui sut, entre autres mérites, présider à cette espèce de miracle français que fut la conjonction réussie de la France libre et de la Résistance. Et qui légua aux Français, pour l’avoir voulu et en avoir proclamé la réalité, le mythe bénéfique d’une France tout entière résistante.