La construction européenne prise entre visions antinomiques du citoyen
Après l’échec du référendum sur le projet de Constitution européenne, l’Europe paraît dans l’impasse. Au-delà de tel ou tel élément circonstanciel, tel l’effet produit par la fameuse « directive Bolkenstein », des divergences plus profondes paraissent séparer les Européens sur ce que doit être l’Europe. Quelle forme de vie en société doit-elle y prévaloir ? Jusqu’où le marché doit-il régner en maître ? Ces divergences ne doivent rien au hasard. Si tous les pays européens se référent aux mêmes grandes valeurs, la liberté, l’égalité, ils sont loin de s’accorder sur ce que celles-ci signifient en pratique, et donc sur ce à quoi une société de citoyens doit ressembler concrètement. Une source fondamentale de divergences concerne les visions de la liberté, et donc la vision d’une société ordonnée, qui prévalent dans les pays concernés. On le voit bien en comparant les univers anglo-saxons, germanique et français1.
Le monde anglo-saxon et la figure du propriétaire
Propriétaire de ses droits
La conception qu’a Locke de ce que veut dire être libre, le lien qu’il fait entre liberté et propriété, ne lui sont pas personnels. Ils traduisent une vision qui marque profondément l’Angleterre et que l’on retrouve associée aux positions politiques les plus diverses, plus radicales ou plus conservatrices (comme chez Burke). Cette conception de la liberté, et du citoyen libre, se retrouve de l’autre côté de l’Atlantique. Au cours de l’histoire des États-Unis, de nombreux débats, souvent passionnés, ont porté sur la manière de traduire en actes l’attachement proclamé à la liberté. Ils se sont tous situés à l’intérieur d’une conception de la liberté la regardant comme une forme de propriété. « Un homme », déclarait ainsi Madison à la Convention constitutionnelle de 1787, « a la propriété de ses opinions et peut les communiquer librement, il a la propriété […] de la sûreté et de la liberté de sa personne. » Quelques années plus tard il parlera de « la propriété qu’un citoyen a de ses droits »3.
En Angleterre (comme aux États-Unis), il existe un lien intime entre l’image du citoyen libre d’une société démocratique et l’idée de propriété. Ce n’est pas seulement que la propriété, au sens où on l’entend en français, comme propriété des biens, soit défendue plus qu’ailleurs au nom de la liberté. C’est que, plus généralement, la liberté dans toutes ses dimensions, qu’il s’agisse de rapport aux autres ou au pouvoir, est une liberté de propriétaire, maître chez lui, protégé par la loi contre tout empiétement auquel il n’aurait pas personnellement consenti.
Ce propriétaire peut à son gré garder l’usage de son bien, le confier ou l’aliéner dans les limites qu’il lui appartient de fixer souverainement. Il est en relation avec d’autres propriétaires, détenteurs des mêmes droits et susceptibles de consentir dans les mêmes conditions à aliéner leur propriété.
Locke, bien sûr, est un témoin privilégié d’une telle vision2. Pour lui, la liberté est incluse dans la propriété. « Chacun a, par la nature, le pouvoir (…) de conserver ses biens propres (his Property), c’est-à-dire, sa vie, sa liberté et ses richesses, contre toutes les entreprises, toutes les injures et tous les attentats des autres » (§ 87). Quand les hommes forment une société, « pour la conservation mutuelle de leurs vies, de leurs libertés et de leurs biens » (§123), ils consentent à transférer à un « corps politique » ceux des droits attachés à leur propriété dont l’exercice permet d’assurer la protection de celle-ci (§ 88, 129), mais conservent rigoureusement ceux qu’ils n’ont pas transférés (§ 248). Les détenteurs d’un pouvoir se voient, en quelque sorte, confier, en bons trustees, la tâche d’administrer au mieux les biens de leurs mandants, conformément aux intérêts de ces derniers.
Le monde germanique : avoir voix au chapitre dans une communauté
Dans la conception germanique, l’homme libre, et donc le citoyen, est celui qui, au sein d’une communauté, a voix au chapitre dans des décisions collectives auxquelles il est prêt à se soumettre : « La liberté de l’Allemand est discipline voulue, avancement et développement du moi propre dans un tout et pour un tout »4.
La volonté du peuple
Quand Kant évoque l’accord que chacun a donné aux lois qui le régissent, il ne s’agit pas d’une série d’accords d’individus confiant à l’ensemble qu’ils forment la défense de ce qu’il a en propre. Il s’agit d’un accord d’un tout uni, du souverain collectif formé par un ensemble d’individus transformés, civilisés, par cette intégration dans un tout, et dont chacun agit dès lors en tant qu’élément de ce tout. “ Il n’y a que la volonté concordante et unifiée de tous, pour autant que chacun pour tous et tous pour chacun décident la même chose, il n’y a par conséquent que la volonté du peuple universellement unifiée qui puisse être législatrice ”8.
Kant est un bon témoin de cette façon de voir. Pour lui, ce n’est qu’à travers une forme de soumission à la société que l’on peut devenir un homme accompli. Dans l’ordre politique, « l’homme (…) a besoin d’un maître qui brise sa volonté particulière et le force d’obéir à une volonté universellement valable »5. C’est ainsi qu’il accédera à la plénitude de son humanité : « Ainsi, dans une forêt, les arbres, justement parce que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, se contraignent réciproquement à chercher l’un et l’autre au-dessus d’eux, et par suite ils poussent beaux et droits, tandis que ceux qui lancent à leur gré leurs branches en liberté et à l’écart des autres poussent rabougris, tordus et courbés »6. Il s’agit, par un tel processus de civilisation, de « former un peuple » de ce qui n’était qu’une « horde de sauvages »7.
Une telle vision de la liberté, et donc du citoyen, est certes compatible avec des conceptions fort diverses de ce que peut être concrètement la communauté au sein de laquelle l’individu est appelé à être libre. Cette communauté peut être une principauté restreinte, ou s’étendre à l’humanité dans son ensemble. Ce qui est, avec constance, une caractéristique de la pensée allemande, est la place qu’y occupe la référence à une forme de communauté. Ainsi, on trouve cette place aussi bien chez ceux qui, tel Fichte, ont le culte de la singularité allemande, de l’identité allemande, que chez ceux qui, tel Habermas, verraient volontiers les Allemands comme des humains en général que rien ne distingue de leurs congénères.
Le désir français de noblesse
L’attachement au statut
Une telle vision se rencontre jusque chez ceux qui, tels Tocqueville ou Constant, se proclament les plus « libéraux ». Il nourrit l’attachement au « statut » qui marque la France d’aujourd’hui. Si le statut de chacun, si modeste soit-il, est pleinement respecté on obtient une sorte d’égalité relative de dignité au sein même d’une société de rangs. Cette condition est réalisée, en particulier, dans l’univers du travail, si chacun se sent pleinement considéré dans sa conscience professionnelle et dans son apport à l’oeuvre commune, n’est pas contraint d’accomplir des tâches indignes de son rang, bénéficie d’une position claire dont il ne peut être délogé sans son consentement. Cette égalité symbolique est analogue à celle que l’on trouvait dans l’ancienne France, au sein d’une noblesse dont les membres étaient pourtant aussi différents par leur richesse et leur pouvoir que par l’éclat et l’ancienneté de leur titre .
Il existe certes en France une tradition libérale qui, de Benjamin Constant aux thuriféraires contemporains de la liberté d’entreprendre, a largement puisé ses sources d’inspiration dans le monde anglo-saxon. Mais, si la conversion de la France à un libéralisme authentique est toujours matière à projet, c’est qu’elle ne s’est jamais accomplie. « On aurait donc bien tort de croire, écrit Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution, que l’Ancien Régime fût un temps de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de liberté que de nos jours ; mais c’était une espèce de liberté irrégulière et intermittente […], toujours liée à l’idée d’exception et de privilège9. » Officiellement rejetée par la France révolutionnaire, une telle liberté ne fonde en apparence aucune vision moderne de l’organisation politique et sociale. Sa place n’en est pas moins essentielle, dans la France révolutionnaire comme dans celle d’aujourd’hui.
Le brûlot de Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ?, dont le succès a été immense en 1789, témoigne bien de cette continuité10. Qu’il dénonce, la servitude où, estime-t-il, le tiers se trouve réduit, ou qu’il dépeigne ce que doit être son état futur, Sieyès est animé par une même vision : un homme pleinement libre possède les traits qui étaient jusqu’alors l’apanage de la noblesse ; traité avec les égards dus à son rang, jamais contraint de s’abaisser devant quiconque, il n’est pas prêt à le faire pour satisfaire quelque bas intérêt. Si le tiers « languit dans les mœurs tristes et lâches de l’ancienne servitude » (p. 78), c’est que ses membres sont traités par les privilégiés comme s’ils relevaient d’une espèce inférieure. « On a prononcé au tiers l’exclusion la plus déshonorante de tous les postes, de toutes les places un peu distinguées » (p. 97).
De plus, victime de la nécessité, il est poussé à adopter un comportement de valet : « Cette malheureuse partie de la nation en est venue à former comme une grande antichambre, où sans cesse occupée à ce que disent ou font ses maîtres, elle est toujours prête à tout sacrifier aux fruits qu’elle se promet du bonheur de plaire » (p. 56). Pour échapper enfin à la servitude, une voie serait certes de ramener la noblesse au niveau du commun. Mais mieux vaut encore anoblir le tiers, lui permettre d’endosser l’habit des anciens maîtres et de prendre leur place. Le tiers est « aussi sensible à son honneur » que les privilégiés (p. 100). Il « redeviendra noble en étant conquérant à son tour » (p. 44). Et un jour viendra peut-être où les privilégiés solliciteront « leur réhabilitation » dans son ordre (p. 45).
Un impossible accord sur la place à donner au marché
Ces différences de conception de ce qu’est d’accéder à une condition d’homme libre, et donc vivre ensemble dans une société de citoyens, influencent tous les aspects du fonctionnement des sociétés : la vie des entreprises, l’organisation de l’enseignement, la place donnée aux immigrés, la conception des services publics, la forme que prend le débat politique, etc.11. Un point particulièrement sensible dans la construction européenne est la place qu’il convient de donner au marché.
Dans le traité de Rome, la « concurrence est libre et non faussée » constitue un sacré fondateur. Innombrables sont les situations où les instances européennes, Commission et Cour européenne de justice, font d’un tel idéal l’ultima ratio de leurs actions, et condamnent, ou menacent de leurs foudres, les États récalcitrants, sans trop se préoccuper des raisons, tenant au premier chef à l’équilibre social, qu’ils peuvent avoir à « transgresser » quelque chose d’aussi saint. Les réactions des divers pays européens face à cet imperium du marché sont loin de converger, les Britanniques et les Français paraissant les plus extrêmes, d’un côté dans l’adhésion et de l’autre dans le rejet. Ces divergences s’expliquent par les visions de la société qui prévalent dans les divers pays.
Dans le monde anglo-saxon, la place qu’il paraît bon de donner au marché est en harmonie avec la vision spécifique de la vie sociale qui prévaut. Quand chacun est conçu à l’image du propriétaire libre de négocier sa participation à des œuvres communes, la vie économique fait la part belle à une succession de rapports contractuels plus ou moins transitoires. Le marché est largement perçu comme une sorte de juge de paix permettant à chacun de montrer, en toute impartialité, de quoi il est capable dans une compétition loyale, à l’abri du favoritisme, du népotisme et de l’intrigue. Les imperfections du marché sont regardées comme associées à ce qui sépare les marchés réels d’un marché théorique où la concurrence serait parfaite, et c’est celle-ci qu’il faut s’employer à organiser.
En France, au contraire, il faut, pour être « quelqu’un », avoir une place bien établie dans la société, un statut, et être traité avec les égards correspondants. Un emploi « précaire », qui ne fournit pas une « situation » stable, n’est pas considéré comme un véritable emploi. Être « à vendre » est regardé comme la pire des conditions. Pendant longtemps la réticence à voir les hommes traités comme des marchandises a paru compatible avec une acceptation sans restriction du règne du marché pour ce qui relève des biens et services.
On a cru en effet qu’une politique sociale appropriée (et en particulier un strict contrôle des licenciements), était de nature à permettre d’offrir une certaine stabilité aux salariés au sein d’une économie hautement turbulente. La plupart des Français ne le croient plus. Ils voient bien que la pression de la concurrence conduit les entreprises à développer la place d’une logique marchande dans leurs rapports à leur personnel : à se montrer de plus en plus sélectives dans leurs embauches, de plus en plus réticentes à offrir un emploi autre que précaire, de plus en plus prêtes à se débarrasser de ceux qui ne font pas l’affaire. Ils aimeraient compter sur l’Europe pour les protéger d’un tel destin, mais celle-ci leur paraît n’en avoir cure. On a là une source sans doute essentielle de la place, surprenante pour beaucoup, que continuent à tenir en France des forces politiques résolument hostiles à l’économie de marché. Et on peut comprendre dans cette perspective le vote français au référendum sur le projet de Constitution européenne.
Construire une forme de vie commune
Comment, dès lors, sortir de l’impasse européenne ? Il serait illusoire de croire que les uns ou les autres vont se convertir à des conceptions qui lui sont fondamentalement étrangères et que, du coup, les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Jusqu’ici l’Europe n’a pas voulu s’intéresser à ce type de questions et a préféré faire l’autruche.
Il paraît temps de se demander clairement quelle forme de vie commune peuvent construire ensemble, dans la durée, des peuples qui ne partagent pas la même vision de ce qu’est une vie commune. On voit mal, en tout cas, comment y aboutir sans faire un usage plus large du fameux principe de subsidiarité qui actuellement ne concerne pas la gestion de l’économie. Moduler quelque peu la place donnée au marché ne pourrait-il devenir matière à option pour les pays membres, au même titre que l’organisation des politiques sociales ? Chaque pays serait alors plus libre de trouver une cohérence propre entre sa gestion de l’économie et sa politique sociale, en accord avec la conception de la vie en société qui y prévaut.
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1. Ces différences entre conceptions de la liberté sont analysées plus en détail dans : Philippe d’Iribarne, « Trois figures de la liberté », Annales, septembre-octobre 2003.
2. Locke Two treatises of Government (1690), edited by Peter Laslett, Cambridge university press, 1960 ; traduction française, limitée au deuxième traité, Traité du gouvernement civil (1728), Garnier-Flammarion, 1992.
3. Éric Fonner, The story of American freedom, Norton, 1998, p. 17.
4. Ernst Troeltsch, » Die deutsche Idee der Freiheit » (1916), Traduit par Louis Dumont dans L’idéologie allemande, Gallimard, 1991, p. 61.
5. E. Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784), in Œuvres philosophiques, t. II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, p. 195.
6. Ibid., p. 194.
7. E. Kant, Projet de paix perpétuelle, (1795), in Œuvres philosophiques, op. cit., t. III, p. 366.
8. Métaphysique des mœurs (1796), in Œuvres philosophiques, op. cit. t. III, p. 578.
9. Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Gallimard, 1952, p 176–177.
10. Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le tiers état ? (1789), Champs Flammarion, 1988.
11. J’ai développé ces divers points dans L’étrangeté française, Seuil, 2006.