La Convention pour l’avenir de l’Europe mise en perspective

Dossier : L'EuropeMagazine N°586 Juin/Juillet 2003Par Dickran INDJOUDJIAN (41)

» Il est remar­quable que l’homme d’Eu­rope n’est pas défi­ni par la race, ni par la langue, ni par les cou­tumes, mais par les dési­rs et par l’am­pli­tude de la volon­té ! »

Paul Valé­ry
(dis­cours de 1922
à l’u­ni­ver­si­té de Zurich)

À Lae­ken, le 15 décembre 2001, le Conseil euro­péen a déci­dé de convo­quer une Conven­tion char­gée de pré­pa­rer les réformes de l’U­nion élar­gie. Celle-ci a com­men­cé ses tra­vaux à Bruxelles le 28 février 2002 sous la pré­si­dence de M. Valé­ry Gis­card d’Estaing.

Il serait dif­fi­cile de par­ler uti­le­ment de cette Conven­tion sans bros­ser à grands traits l’é­vo­lu­tion his­to­rique qui a abou­ti à la situa­tion actuelle. Ni les objec­tifs de la Conven­tion, ni la dif­fi­cul­té de sa tâche, ni les incer­ti­tudes de ses résul­tats ne seraient intel­li­gibles. Même si ce rap­pel his­to­rique laisse moins de place à l’exa­men des tra­vaux de la Conven­tion jus­qu’à ce jour, il semble indispensable.

La pré­his­toire : la Décla­ra­tion Schu­man (9 mai 1950) et le trai­té de Paris (18 avril 1951) ont don­né nais­sance à la pre­mière Com­mu­nau­té euro­péenne, celle du char­bon et de l’a­cier ; puis on a lon­gue­ment pâti de l’é­chec de la Com­mu­nau­té euro­péenne de défense (CED), reje­tée par l’As­sem­blée natio­nale fran­çaise le 30 août 1954.

L’his­toire de ce qui devien­dra l’U­nion euro­péenne com­mence par les trai­tés de Rome (25 mars 1957) dont le prin­ci­pal crée la Com­mu­nau­té éco­no­mique euro­péenne. Entre les six membres d’o­ri­gine (Alle­magne, Bel­gique, France, Ita­lie, Luxem­bourg, Pays-Bas) s’é­ta­blissent en outre une cer­taine coopé­ra­tion poli­tique et une mise en place pro­gres­sive d’ins­ti­tu­tions euro­péennes. Trois membres nou­veaux entrent le 1er jan­vier 1973 : le Royaume-Uni, le Dane­mark et l’Ir­lande. Deux évé­ne­ments majeurs sur­viennent en 1974 : la déci­sion d’é­lire (à par­tir de 1978) le Par­le­ment euro­péen au suf­frage uni­ver­sel et la créa­tion du Conseil euro­péen des chefs d’É­tat et de gouvernement.

À Stutt­gart (19 juin 1983) le rôle de ce Conseil euro­péen est précisé :

  • don­ner à la construc­tion euro­péenne une impul­sion poli­tique générale ;
  • défi­nir les orien­ta­tions favo­ri­sant la construc­tion euro­péenne et les lignes direc­trices d’ordre politique ;
  • déli­bé­rer des ques­tions rela­tives à l’U­nion euro­péenne en veillant à leur cohérence ;
  • sus­ci­ter la coopé­ra­tion dans de nou­veaux sec­teurs d’activité ;
  • expri­mer de manière solen­nelle la posi­tion com­mune dans les ques­tions de rela­tions extérieures.

Après l’en­trée de la Grèce au début de 1981, de l’Es­pagne et du Por­tu­gal au début de 1986, un énorme effort de syn­thèse et d’ef­fi­ca­ci­té a été accom­pli pour réa­li­ser un mar­ché unique sans fron­tières inté­rieures et dans lequel la libre cir­cu­la­tion des mar­chan­dises, mais aus­si des per­sonnes, des ser­vices et des capi­taux doit deve­nir effec­tive. C’est l’Acte unique (février 1986) qui doit beau­coup au talent et à la per­sé­vé­rance du pré­sident de la Com­mis­sion qu’é­tait Jacques Delors. Cet Acte dépasse le champ com­mu­nau­taire et élar­git le domaine des déci­sions prises à la majo­ri­té. Il a été une étape impor­tante vers le trai­té de Maas­tricht (7 février 1992) qui a consa­cré un « cadre ins­ti­tu­tion­nel » unique dans lequel, selon les domaines, les pou­voirs et les pro­cé­dures sont dif­fé­rents. La struc­ture défi­nie par ce trai­té est extrê­me­ment com­plexe, avec ses « trois piliers » :

  • le pre­mier pilier ou pilier com­mu­nau­taire (poli­tique et admi­nis­tra­tif), avec des com­pé­tences éten­dues à de nou­veaux domaines, prin­ci­pa­le­ment en matière éco­no­mique et moné­taire, et une démo­cra­ti­sa­tion par­tielle des institutions ;
  • le deuxième pilier, ins­tau­rant une coopé­ra­tion inter­gou­ver­ne­men­tale en matière de Poli­tique exté­rieure et de sécu­ri­té com­mune (PESC), avec la pos­si­bi­li­té d’une exten­sion à la Poli­tique euro­péenne de défense (PED) en coopé­ra­tion avec l’U­nion de l’Eu­rope occi­den­tale (UEO)1 ;
  • le troi­sième pilier, éga­le­ment de nature inter­gou­ver­ne­men­tale, celui de la jus­tice et des affaires intérieures.

À peine ce trai­té éla­bo­ré, les par­tis ont pris conscience du carac­tère quelque peu impro­vi­sé de tout ce qui ne concerne pas l’U­nion éco­no­mique et moné­taire, ain­si que de la dif­fi­cul­té de mettre en œuvre trois sys­tèmes dif­fé­rents (sin­gu­liè­re­ment à l’in­ter­sec­tion de la poli­tique exté­rieure com­mune et de la poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té, inter­gou­ver­ne­men­tale) ; ils ont donc inclus dans le trai­té l’ar­ticle N qui pré­voyait une Confé­rence inter­gou­ver­ne­men­tale en 1996.

Celle-ci a abou­ti au trai­té d’Am­ster­dam (2 octobre 1997) qui se situait dans la pers­pec­tive d’un élar­gis­se­ment à 25 États membres ou davan­tage. Tou­te­fois, les ques­tions posées par cet élar­gis­se­ment, faute d’une volon­té poli­tique, ont été élu­dées et ren­voyées à une nou­velle CIG devant se tenir un an avant le pas­sage à plus de 20 États membres ; le rôle de cette nou­velle Confé­rence étant d’é­la­bo­rer de nou­velles dis­po­si­tions concer­nant le nombre des com­mis­saires et une meilleure pon­dé­ra­tion des voix au Conseil2.

Quant aux pro­grès appor­tés par le trai­té d’Am­ster­dam, ils portent sur une réfé­rence plus expli­cite à divers prin­cipes (liber­té, démo­cra­tie, droits de l’homme, État de droit) ; sur la coor­di­na­tion des poli­tiques favo­rables à l’emploi et sur des dis­po­si­tions sociales ; sur la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion à terme d’une par­tie impor­tante des dis­po­si­tions du troi­sième pilier ; sur le ren­for­ce­ment de la coopé­ra­tion judi­ciaire et poli­cière en matière pénale, main­te­nue, celle-là, dans le troi­sième pilier (inter­gou­ver­ne­men­tal) ; sur une amé­lio­ra­tion (de prin­cipe) de la poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune (et notam­ment la créa­tion d’un poste de haut repré­sen­tant pour la Poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune3) ; sur le recours par­tiel dans ce der­nier domaine à la majo­ri­té qua­li­fiée ; enfin sur l’ex­ten­sion du pou­voir de codé­ci­sion du Par­le­ment euro­péen et le ren­for­ce­ment de l’au­to­ri­té du pré­sident de la Commission.

Le carac­tère insuf­fi­sant de la réforme des ins­ti­tu­tions intro­duite par le trai­té d’Am­ster­dam a conduit à éla­bo­rer, dans les mêmes condi­tions d’o­pa­ci­té vis-à-vis des citoyens, un nou­veau trai­té, le trai­té de Nice (26 février 2001), assor­ti de la simple pro­cla­ma­tion d’une Charte des droits fon­da­men­taux, sans que la por­tée juri­dique de celle-ci en soit aucu­ne­ment définie.

Le trai­té de Nice avait pour­tant un objec­tif ini­tial qui répon­dait à l’at­tente de l’o­pi­nion : esquis­sée à Maas­tricht, ébau­chée à Amster­dam, la réforme des ins­ti­tu­tions devait par­ve­nir à Nice, comme préa­lable à l’é­lar­gis­se­ment de l’U­nion euro­péenne vers l’Est, à rendre l’U­nion plus effi­cace. Or, après Nice, il est deve­nu plus dif­fi­cile de déci­der qu’au­pa­ra­vant… même à quinze. Le trai­té devait rap­pro­cher l’Eu­rope des citoyens ; mais le nou­veau texte est encore plus ésotérique.

Il devait ren­for­cer les ins­ti­tu­tions com­mu­nau­taires pour qu’elles per­mettent la direc­tion effi­cace d’une Union élar­gie à 20, 25 ou davan­tage ; mais les trois ins­ti­tu­tions majeures (« le tri­angle ins­ti­tu­tion­nel ») en sont sor­ties affai­blies : la capa­ci­té de déci­sion du Conseil est dimi­nuée ; la com­po­si­tion de la Com­mis­sion reflète après Nice pure­ment et sim­ple­ment l’in­té­rêt des États membres, alors que le rôle abso­lu­ment essen­tiel de la Com­mis­sion est d’i­den­ti­fier et de défendre l’in­té­rêt com­mun. Quant au Par­le­ment euro­péen, son effec­tif appro­che­ra le chiffre ridi­cule de 800 dépu­tés et son fonc­tion­ne­ment sera alour­di et ren­du incom­pré­hen­sible à l’o­pi­nion, tant les pro­cé­dures de son inter­ven­tion sont mul­tiples et complexes.

Pour­quoi cet échec ? Et pour­quoi, non­obs­tant cet échec, les gou­ver­ne­ments des États membres se sont-ils décla­rés satis­faits ? Pour une rai­son fort simple, mais lamen­table : cha­cun a deman­dé et obte­nu la pos­si­bi­li­té de conser­ver un droit de veto dans les domaines qui lui tiennent le plus à cœur, le régime d’im­mi­gra­tion pour l’Al­le­magne, les fonds régio­naux de sou­tien pour l’Es­pagne, l’ex­cep­tion cultu­relle pour la France, la fis­ca­li­té pour le Luxem­bourg, la poli­tique sociale pour le Royaume-Uni.

Vic­toires indi­vi­duelles ! Défaite pour l’Europe !

Il était deve­nu clair que la méthode uti­li­sée jusque-là (accord entre gou­ver­ne­ments après négo­cia­tion entre leurs experts et leurs diplo­mates) avait épui­sé ses possibilités.

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L’i­dée est donc appa­rue, puis mise en appli­ca­tion au Conseil euro­péen de Lae­ken (décembre 2001), d’as­so­cier enfin à la recherche d’a­mé­lio­ra­tions ins­ti­tu­tion­nelles les citoyens ou leurs repré­sen­tants élus. Le fait que la Charte des droits fon­da­men­taux avait été éta­blie de manière non-inter­gou­ver­ne­men­tale par une « Conven­tion » explique peut-être et la méthode et le nom de l’as­sem­blée ad hoc créée à Lae­ken. En véri­té l’é­la­bo­ra­tion de la Charte des droits fon­da­men­taux était un exer­cice d’une nature incom­pa­ra­ble­ment moins dif­fi­cile que la mis­sion de la « Conven­tion pour l’a­ve­nir de l’Eu­rope ». L’ap­pel­la­tion est plu­tôt, semble-t-il, une réfé­rence impli­cite à la Conven­tion de Phi­la­del­phie (1787) dont il est inté­res­sant de rap­pe­ler qu’elle avait pour objet « de rendre la consti­tu­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral adé­quate aux exi­gences de l’Union ».

Le Conseil euro­péen de Lae­ken a dési­gné M. Valé­ry Gis­card d’Es­taing comme pré­sident de la Conven­tion et MM. Giu­lia­no Ama­to et Jean-Luc Dehaene comme vice-pré­si­dents. Ces trois per­son­na­li­tés et neuf autres consti­tuent le « prae­si­dium ». Celui-ci dirige les tra­vaux des 105 membres de la Conven­tion : 15 repré­sen­tants des gou­ver­ne­ments4, 50 membres des par­le­ments natio­naux, 2 repré­sen­tants de la Com­mis­sion euro­péenne5, 39 repré­sen­tants des États can­di­dats et 16 dépu­tés euro­péens. Siègent aus­si un cer­tain nombre d’ob­ser­va­teurs. La publi­ci­té des débats est assurée.

Les tra­vaux de la Conven­tion se suc­cèdent en trois périodes :

  • une période d’écoute pour faire appa­raître les attentes des citoyens telles que les per­çoivent les conventionnels ;
  • une période d’ana­lyse pour déga­ger les diverses pro­po­si­tions et en com­pa­rer les avan­tages et les inconvénients ;
  • une période de syn­thèse entre ces pro­po­si­tions et d’éla­bo­ra­tion du docu­ment final qui doit ser­vir de base aux déci­sions de la Confé­rence intergouvernementale.

Le prae­si­dium fait tous ses efforts pour que ce rap­port final fasse l’ob­jet d’un large consen­sus et ne com­porte pas de variantes (ou qu’il en com­porte peu), car c’est dans ces condi­tions que la CIG pré­vue pour 2003 (cf. infra) pour­rait dif­fi­ci­le­ment déna­tu­rer le pro­jet. La Conven­tion avait pour objec­tif d’a­che­ver ses tra­vaux à la mi-juin 2003, afin que son pré­sident puisse remettre fin juin le docu­ment final au Conseil euro­péen qui mar­que­ra la fin de la pré­si­dence semes­trielle grecque. Nous ver­rons plus loin que ce calen­drier ne sera pro­ba­ble­ment pas tenu, du fait des graves évé­ne­ments inter­na­tio­naux actuels.

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Quelle a été la mis­sion ini­tia­le­ment confiée à la Conven­tion par le Conseil euro­péen de Lae­ken ? Éla­bo­rer des pro­po­si­tions concernant :

  • le par­tage des com­pé­tences entre l’U­nion et les États ;
  • le sta­tut de la Charte des droits fondamentaux ;
  • la sim­pli­fi­ca­tion des trai­tés et le rôle des par­le­ments natio­naux.

Une telle mis­sion ne peut être accom­plie de façon satis­fai­sante qu’en impli­quant une vision d’en­semble des fina­li­tés poli­tiques de l’U­nion euro­péenne. Elle inci­tait donc la Conven­tion à étendre d’elle-même sa mis­sion en se don­nant pour objec­tif l’é­la­bo­ra­tion d’une Consti­tu­tion ou d’un Trai­té consti­tu­tion­nel, en y incluant, tant le besoin en est deve­nu mani­feste, des pro­po­si­tions ins­ti­tu­tion­nelles concer­nant la « Poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune » (PESC) et la « Poli­tique euro­péenne de défense » (PED).

La Conven­tion, avant même la fin de la phase d’é­coute, a créé 11 groupes de tra­vail dont les tra­vaux sont ache­vés depuis la fin février :
1. Subsidiarité
2. Charte des droits fondamentaux
3. Per­son­na­li­té juridique
4. Par­le­ments nationaux
5. Com­pé­tences complémentaires
6. « Gou­ver­nance » éco­no­mique6
7. Action extérieure
8. Défense
9. Sim­pli­fi­ca­tion des procédures
10. Liber­té, sécu­ri­té et justice
11. Ques­tions sociales.

Ces groupes de tra­vail, pré­si­dés cha­cun par un membre du prae­si­dium, ont abou­ti à un rap­port qui, bien sûr, est plus ou moins construc­tif et reflète des degrés divers de consen­sus. Voi­ci quelques-unes des conclu­sions qui se sont dégagées :

  • doter l’U­nion euro­péenne d’une per­son­na­li­té juri­dique unique ;
  • créer un contrôle public de la sub­si­dia­ri­té (avec, en prin­cipe, l’in­ter­ven­tion des par­le­ments nationaux) ;
  • sim­pli­fier les trai­tés en sub­sti­tuant aux quatre exis­tants un seul trai­té consti­tu­tion­nel… et lisible, com­plé­té par quelques pro­to­coles annexes ;
  • donner force consti­tu­tion­nelle à la Charte des droits fon­da­men­taux ;
  • main­te­nir aux États membres leurs com­pé­tences éco­no­miques, mais avec des dis­po­si­tions de nature à assu­rer une meilleure cohérence.

Quant au Trai­té consti­tu­tion­nel lui-même, son archi­tec­ture, puis un pro­jet par­tiel d’ar­ticles ont été pré­sen­tés à la Conven­tion qui en a débattu.

Un cer­tain nombre de ques­tions impor­tantes n’ont pas jus­qu’à pré­sent fait l’ob­jet d’un large consen­sus et notam­ment les suivantes :

  • degré du mode fédé­ral en matière de fis­ca­li­té et de police ;
  • dési­gna­tion et degré de sta­bi­li­té du pré­sident de l’Union ;
  • dési­gna­tion du pré­sident de la Commission ;
  • com­po­si­tion de la Commission ;
  • domaines des déci­sions prises à la majo­ri­té qua­li­fiée et pon­dé­ra­tion des voix ;
  • poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune, même si des pro­grès à cet égard sont sou­hai­tés par une large majorité ;
  • meilleure effi­ca­ci­té des coopé­ra­tions renforcées.

Comme on l’a déjà men­tion­né, la guerre d’I­rak a per­tur­bé l’a­van­ce­ment des tra­vaux, même si – à quelque chose mal­heur est bon ! – elle a mieux mis au jour le grave défi­cit de poli­tique étran­gère com­mune. La Conven­tion doit-elle remettre au Conseil euro­péen un texte final ache­vé ou un pro­jet très impar­fait ? Le plus vrai­sem­blable est que les tra­vaux de la Conven­tion seront pour­sui­vis jus­qu’à la fin octobre 2003 dans l’es­poir de par­ve­nir à un docu­ment solide. En outre, il se pour­rait que le début de la CIG soit lui-même repor­té à 2004. À prio­ri ces modi­fi­ca­tions de calen­drier ne sont pas de très bon augure.

Reste une ques­tion majeure, celle de la rati­fi­ca­tion du trai­té auquel abou­ti­ra la CIG. Dans l’é­tat actuel du droit euro­péen, il suf­fi­rait qu’un seul État membre – par exemple l’un de ceux, par­mi les dix admis, qui auront déci­dé d’en­trer effec­ti­ve­ment dans l’U­nion euro­péenne – ne le rati­fiât pas pour que cet énorme effort soit sans effet !

Il est donc hau­te­ment sou­hai­table que conven­tion­nels, juristes et gou­ver­nants s’in­gé­nient à trou­ver le moyen, au mieux, de faire en sorte que suf­fise à la rati­fi­ca­tion une majo­ri­té (à défi­nir) des États membres repré­sen­tant une majo­ri­té (à défi­nir) des popu­la­tions ; et, au pire, de rendre pos­sible une bonne par­tie des amé­lio­ra­tions incluses dans le traité.

Il importe aus­si que des dis­po­si­tions soient prises pour qu’à l’a­ve­nir seules les modi­fi­ca­tions majeures du trai­té requièrent l’unanimité.

Enfin, on peut craindre que les gou­ver­nants et autres res­pon­sables poli­tiques n’at­tachent pas une impor­tance suf­fi­sante à l’in­for­ma­tion des citoyens – et ce suf­fi­sam­ment long­temps avant la rati­fi­ca­tion, sin­gu­liè­re­ment là où elle sera sou­mise à réfé­ren­dum7. Une infor­ma­tion sérieuse ne devrait pas mettre la char­rue devant les bœufs : elle ne devrait pas por­ter d’emblée sur les ins­ti­tu­tions. Certes, celles-ci sont d’une très grande impor­tance, mais il faut d’a­bord beau­coup mieux éclai­rer l’o­pi­nion sur les acquis et les fina­li­tés de l’U­nion euro­péenne et aus­si sur les pro­blèmes majeurs que seule pour­ra résoudre, patiem­ment, une Europe plus inté­grée ou, du moins, plus effi­cace, ces pro­blèmes étant véri­ta­ble­ment inso­lubles indi­vi­duel­le­ment par chaque pays.

La tech­ni­ci­té des débats de la Conven­tion ne doit faire oublier ni à ses membres ni aux gou­ver­ne­ments (qui pren­dront les déci­sions consé­quentes), ni aux citoyens que, dans une ving­taine d’an­nées :

  • il y aura 16 pays au monde de plus de 100 mil­lions d’ha­bi­tants, mais aucun dans l’U­nion euro­péenne, si tou­te­fois celle-ci n’ac­quiert pas d’i­ci là les attri­buts d’un véri­table acteur sur la scène mondiale ;
  • l’U­nion euro­péenne de 15 membres (ou de 25) comp­te­ra alors 370 mil­lions d’ha­bi­tants (ou 440) contre 1 440 mil­lions d’ha­bi­tants en Chine, dont le taux d’aug­men­ta­tion du reve­nu annuel par tête semble ins­tal­lé au niveau de 6 %, contre moins de 2 % pour les pays « riches » ; de sorte que l’on doit se deman­der quels grands par­te­naires auront en 2025 sur la scène inter­na­tio­nale les États-Unis d’A­mé­rique, aujourd’­hui seule » hyperpuissance « .

Les gou­ver­nants de l’U­nion euro­péenne sau­ront-ils cor­ri­ger leur myo­pie et faire prendre aux citoyens la mesure des enjeux ?

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Quelles qu’en soient les imper­fec­tions, le pro­jet euro­péen a eu depuis cin­quante ans des résul­tats majeurs que l’on a ten­dance à oublier – bien qu’ils ne soient pas « natu­rels ». Ces résul­tats méri­te­raient, dans la pre­mière étape d’une infor­ma­tion sérieuse des citoyens, d’être rap­pe­lés avec quelque détail :

  • la paix, la sta­bi­li­té des rap­ports poli­tiques au sein de l’U­nion européenne ;
  • un mar­ché com­mun, puis unique ;
  • des règles com­munes pour les entre­prises et pour les consommateurs ;
  • enfin une mon­naie unique pour 12 des 15 États membres actuels.

Impar­faites, les ins­ti­tu­tions actuelles ont per­mis ces pro­grès incon­tes­tables parce qu’elles pro­cèdent d’une triple audace :

  • elles assurent un équi­libre entre grands et petits États,
  • elles opèrent un par­tage rai­son­nable des pouvoirs ;
  • elles confient à la Com­mis­sion euro­péenne, ins­ti­tu­tion indé­pen­dante, com­po­sée de membres de natio­na­li­tés diverses et prê­tant ser­ment, le rôle d’un « Pre­mier ministre » char­gé exclu­si­ve­ment d’œu­vrer dans le sens de l’in­té­rêt géné­ral ; cette méthode com­mu­nau­taire, dans son champ d’ap­pli­ca­tion, fai­sant inter­ve­nir dans le même esprit le Conseil des ministres de l’U­nion et le Par­le­ment euro­péen (dans les cas nom­breux de codécision).


Ces ins­ti­tu­tions sont un outil pour ser­vir un projet.

Leur modi­fi­ca­tion est hau­te­ment sou­hai­table, mais elle n’est pas une fin en soi. Il importe avant tout qu’elle serve un pro­jet réno­vé, clair, réa­liste, mais plus ambitieux.

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Après que le texte ci-des­sus a été rédi­gé, des faits impor­tants se sont produits.

a) Dans un rap­port oral au Conseil euro­péen d’A­thènes (16 avril), le pré­sident Gis­card d’Es­taing, en résu­mant le bilan des tra­vaux de la Conven­tion, a confir­mé ce qui a été dit plus haut et a appe­lé les gou­ver­ne­ments à se mani­fes­ter sur les deux der­niers sujets à trai­ter par la Conven­tion : la Poli­tique exté­rieure et de sécu­ri­té com­mune (PESC) et la mise à jour des ins­ti­tu­tions de l’U­nion euro­péenne. Et plus pré­ci­sé­ment sur :

  • « les moyens per­met­tant de garan­tir une plus grande conti­nui­té dans les tra­vaux du Conseil euro­péen et des autres for­ma­tions de ce Conseil ;
  • la taille et la com­po­si­tion de la Com­mis­sion euro­péenne après l’é­lar­gis­se­ment de l’Union ;
  • la dési­gna­tion et les pou­voirs d’un éven­tuel “ministre des Affaires étrangères” ;
  • le rôle éven­tuel d’une enceinte (convention/congrès) com­po­sée de repré­sen­tants des par­le­ments natio­naux et du Par­le­ment européen. »

Le pré­sident a confir­mé qu’il vien­drait pré­sen­ter « le pro­duit final » du tra­vail de la Conven­tion au Conseil euro­péen de Thes­sa­lo­nique le 20 juin 2003 ; mais il a sou­li­gné que « le res­pect de ce calen­drier strict aura des consé­quences sur le degré de fini­tion du projet ».

b) C’est peut-être l’in­con­vé­nient grave que repré­sente ce délai strict qui a conduit M. Gis­card d’Es­taing à sor­tir de son pur rôle de pré­sident de la Conven­tion et à rendre publiques le 22 avril des pro­po­si­tions per­son­nelles sans en avoir réfé­ré au préa­lable au prae­si­dium. Ce der­nier a réagi vive­ment – à la fois pour des ques­tions de fond et des ques­tions de forme – et a expri­mé dès le 24 avril ses propres pro­po­si­tions. Le tableau com­pa­ra­tif ci-des­sous, qui les résume, montre que, de manière quelque peu inat­ten­due, M. Gis­card d’Es­taing tend à ren­for­cer le Conseil euro­péen (et donc l’in­ter­gou­ver­ne­men­tal) au détri­ment de la Com­mis­sion (et donc du com­mu­nau­taire). En outre il renonce à l’é­lec­tion du pré­sident de la Com­mis­sion par le Par­le­ment euro­péen. Voi­ci ce tableau.

Ces pro­po­si­tions, quoi qu’on en pense, auront peut-être le mérite de « faire sor­tir les loups du bois ». En effet, les gou­ver­ne­ments sont hési­tants sur bien des points, mais il n’y a rien à gagner à ter­gi­ver­ser beau­coup plus longtemps.

En par­ti­cu­lier – et c’est fort regret­table – il est clair que, si les gou­ver­ne­ments sont si indé­cis et fluc­tuants en matière de poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune, c’est qu’ils ne savent pas vrai­ment ce qu’ils attendent de l’U­nion européenne.

Le mets robo­ra­tif du pré­sident de la Conven­tion les pous­se­ra-t-il, notam­ment à la lueur de la crise de l’I­rak, à se poser les ques­tions fon­da­men­tales et à y répondre enfin dans le cadre d’un véri­table pro­jet pour l’U­nion européenne ?

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1.
Union de l’Eu­rope occi­den­tale, absor­bée depuis par l’U­nion européenne.
2. Il s’a­git, non du Conseil euro­péen, mais du Conseil de l’U­nion euro­péenne, ou Conseil de ministres (pas tou­jours les mêmes), dont le rôle est essen­tiel­le­ment législatif.
3. Fami­liè­re­ment appe­lé Mon­sieur PESC !
4. Dont Domi­nique de VILLEPIN et Josch­ka FISCHER, ministres des Affaires étran­gères de France et d’Allemagne.
5. Dont Michel BARNIER, ancien ministre fran­çais des Affaires européennes.
6. Ce néo­lo­gisme a une signi­fi­ca­tion très vague. Il est, à mes yeux, plus nui­sible qu’utile.
7. Un réfé­ren­dum est obli­ga­toire ou pos­sible dans 22 États membres sur 25. Récapitulation

PROPOSITIONS DE M. GISCARD D’ESTAING PROPOSITIONS DU PRAESIDIUM
CONSEIL EUROPÉEN

pré­sident

bureau

Auto­ri­té suprême de l’U­nion européenne.
Coor­di­na­tion géné­rale de l’U­nion européenne.Deux ans et demi renou­ve­lables (au lieu de six mois).
À temps plein. Et poste de vice-président.

Direc­toire : pré­sident + vice-pré­sident + présidents
des for­ma­tions spé­cia­li­sées du Conseil des ministres.

Com­mis­sion exclue de la pré­pa­ra­tion des Conseils.

Sup­pri­mé.
Main­te­nu, sauf vice-président
Seule­ment trois chefs de gou­ver­ne­ment, avec rotation.Commission associée.
COMMISSION

pré­sident

com­mis­saires

Défi­ni­tion res­treinte de ses missions.
Dési­gné par le Conseil européen.Le Par­le­ment euro­péen s’ex­prime à la majo­ri­té des deux tiers.

Double res­pon­sa­bi­li­té, 11 membres au maxi­mum choi­sis par le pré­sident de la Com­mis­sion sur liste (pro­po­si­tion de trois membres par État membre). Plus des « conseillers ».

Adjonc­tion d’une fonc­tion exé­cu­tive et d’une fonc­tion de coordination

Pro­po­sé par le Conseil euro­péen, compte tenu des élec­tions ; élu par le Par­le­ment à la majo­ri­té de ses membres.

Res­pon­sables devant le seul Par­le­ment européen ;
15 com­mis­saires et 15 “ com­mis­saires délégués ”.

MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES Dési­gné par le seul Conseil euro­péen, dont il dépend. Codé­si­gné par le Conseil et par le pré­sident de la Com­mis­sion ; inves­ti par le Par­le­ment européen.
VOTE AU CONSEIL Sup­pres­sion du sys­tème de Nice. Double majo­ri­té des États membres repré­sen­tant les deux tiers de la population. Double majo­ri­té des États et des 35 de la population.
CONGRÈS Deux tiers de par­le­men­taires natio­naux, un tiers de par­le­men­taires européens.
Entend des rap­ports sur l’é­tat de l’Union.
Inter­vient dans la révi­sion de la Consti­tu­tion.( À terme élit le pré­sident du Conseil européen.)
Char­gé seule­ment de rap­ports sur l’é­tat de l’Union.

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