La couverture médicale obligatoire au Maroc
Le récit d’une avancée sociale majeure : l’institution du régime d’assurance-maladie au Maroc, résultat d’un long processus de concertation entre partenaires sociaux, puis les effets de la nouvelle loi ; le paradoxe du financement de la couverture sociale, pour concilier solidarité et maintien des droits acquis, enfin le panier de soins, pour une priorité à la couverture de l’enfant et des pathologies lourdes.
Cinquante ans presque après son indépendance, le Maroc se dote enfin d’une couverture médicale obligatoire. Il était temps car en plus du fait d’être le dernier pays du sud de la Méditerranée à ne pas disposer de couverture obligatoire des soins de santé, les indicateurs de santé dénotent un déficit social important. Jugez-en : d’après les comptes nationaux de la santé, le Marocain dépense pour sa santé en moyenne 56 $ US annuellement. C’est deux fois moins que ce que dépense un Tunisien par exemple, c’est… quinze fois moins qu’un Français. L’explication est toute trouvée, les ménages supportent directement 60 % du financement du système de santé dans un pays où le PIB annuel par habitant est estimé à environ 1 200 euros.
Concrètement, la loi relative à la couverture médicale obligatoire a été publiée au Bulletin Officiel en octobre 2002. Son entrée en vigueur est prévue pour le premier trimestre 2005. Elle met en place deux mécanismes :
- une assurance-maladie obligatoire pour ceux qui ont un revenu : les salariés du secteur privé et public aujourd’hui et les indépendants prochainement ;
- une assistance médicale pour les faibles revenus ou les plus démunis.
D’après les engagements du gouvernement marocain, chaque mécanisme prendra en charge 50 % de la population.
Au-delà de l’avancée sociale que représente la couverture médicale obligatoire pour mon pays, ce qui me semble intéressant dans l’expérience marocaine pour un observateur externe, c’est la démarche adoptée par le Maroc pour mettre en place une couverture médicale en phase avec ses moyens et soutenable à moyen et long terme. J’essaierai d’illustrer le cas marocain à travers la couverture médicale nouvelle des salariés du secteur privé.
Institution du régime d’assurance-maladie, résultat d’un long processus de concertation entre partenaires sociaux
L’institution d’un système de soins de santé des travailleurs assujettis au régime de Sécurité sociale fait l’objet depuis 1970 de plusieurs études et réflexions. En effet, à la fin de 1970, le Bureau international du travail a mis son expertise à la disposition du gouvernement du Maroc. La mission avait, pour but, l’étude de la possibilité d’introduire, en application de la convention 102, un régime de soins de santé pour les travailleurs et leurs familles. D’autres études se sont succédé vainement sans donner lieu à une possibilité de mise en œuvre.
Ce n’est qu’en 1999 qu’un cabinet canadien a réalisé au profit de la Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS), qui assure la couverture des salariés du secteur privé pour les branches retraite et allocations familiales, une étude relative à la mise en place d’un régime d’assurance-maladie qui concernerait dans un premier temps l’ensemble de la population active assurée à la CNSS, et qui intégrerait dans une phase ultérieure les indépendants par une loi spécifique.
Selon cette étude, pour prendre en charge la totalité de la population des salariés et pensionnés du secteur privé, le taux de cotisation varierait selon l’assiette entre 4,73 % et 6,13 % de la masse salariale réelle. En limitant la couverture aux populations non encore assurées par les polices d’assurances privées, le taux varierait entre 8,05 % et 10,21 % de la masse salariale réelle. Sur la base de cette étude, et malgré les réticences des employeurs face à cette nouvelle charge et l’incertitude qu’elle représente en termes d’évolution, le gouvernement introduit en 2000 le projet de loi portant code de la couverture médicale de base, et qui sera promulgué en 2002.
La loi sur la couverture médicale a en réalité défini le cadre de la couverture et a renvoyé aux textes d’application les problématiques de financement et de panier de soins couverts. Tous les aspects médicaux, conventionnement, contrôle médical, médicaments remboursables ont également été renvoyés aux textes d’application.
La nouvelle loi a tranché avec pragmatisme le devenir des couvertures médicales existantes et le choix du gestionnaire de l’assurance-maladie
Une des grandes difficultés de la loi de la couverture médicale était de préserver les droits des assurés qui bénéficiaient d’une couverture à l’entrée en vigueur de la loi. À la demande des partenaires sociaux, la loi a admis de ne pas perturber les populations et les entreprises déjà assurées.
En effet, la loi a tranché la question en permettant à ces derniers de conserver la couverture maladie existante auprès de leur assureur pendant cinq ans renouvelables. Le cas échéant, ils pouvaient intégrer la couverture publique et souscrire éventuellement une couverture complémentaire.
Cet arbitrage a évidemment satisfait les entreprises concernées mais a posé un grand problème de solidarité entre les salariés. Car ceux qui ont une couverture représentent 20 % de l’ensemble des salariés mais 60 % de l’assiette des cotisations. Cette « désolidarisation » qui consiste à couvrir 80 % de la population avec 40 % de l’assiette a constitué une des difficultés de démarrage.
Par ailleurs, la loi a tranché un autre problème de discorde avec le secteur privé en particulier les compagnies d’assurances privées : le choix du gestionnaire de l’assurance-maladie. Créer une caisse autonome dédiée à la gestion de l’assurance-maladie est un des schémas qui a été présent dans les esprits des décideurs tout au long des études commandées au sujet de l’AMO, au détriment d’une couverture auprès des assurances privées, et cela afin d’éviter l’antisélection qu’aurait fait peser l’adhésion auprès des assurances privées.
La situation de la Caisse nationale de Sécurité sociale, au moment de la préparation de la loi, a beaucoup fait hésiter le gouvernement avant de lui confier la gestion de l’assurance-maladie. En effet, la caisse des salariés du secteur privé connaissait depuis 1992 une vacance de ses organes de délibération (Conseil d’administration). De plus, la CNSS était confrontée à la médiatisation des conclusions d’une enquête parlementaire qui a retracé toutes les défaillances de gestion depuis 1969…
Ce n’est qu’à partir de l’an 2000 et avec la reprise des réunions du Conseil d’administration de la Caisse que sa situation commence à s’améliorer et notamment pendant l’année 2001 qui a été celle de la mise en œuvre d’un plan stratégique axé essentiellement sur l’amélioration de la couverture sociale, la qualité de service aux assurés et aux affiliés, la professionnalisation des services du contrôle des déclarations et du recouvrement des cotisations ainsi que la certification des comptes de bilan après plusieurs années de gestion approximative et l’assainissement financier. La mise en œuvre de ce plan stratégique a permis au 31 décembre 2003 d’améliorer l’ensemble des indicateurs de gestion de la Caisse notamment le nombre des salariés déclarés qui a atteint 1 631 755 marquant ainsi une hausse de 10 % par rapport à 2002, le nombre des entreprises affiliées a lui aussi connu une évolution de 17 % par rapport à 2002 en s’établissant à 121 423 affiliés de même que la masse salariale réelle déclarée au titre de l’exercice 2003 qui s’est fixée à 42,8 milliards de dirhams réalisant ainsi une hausse de 4 % par rapport à 2002.
Nonobstant ces réalisations, la Caisse nationale de Sécurité sociale disposait d’autres atouts nécessaires à la réussite de l’assurance-maladie obligatoire, à savoir le système de déclarations de salaires, le système de contrôle et inspection, le système de recouvrement, le système de contrôle de droit, et l’implantation des agences de la CNSS à travers tout le territoire national. S’ajoutant à cela, une longue expérience en matière de gestion des indemnités journalières de maladie et de maternité avec, à la clé, un réseau de médecins contrôleurs ayant acquis une connaissance des branches maladie et invalidité. Et enfin la CNSS dispose également d’un observatoire social qui gère une base de données riche en informations utiles et qui n’est autre que le fichier des familles.
L’ensemble de ces éléments a fait que les pouvoirs publics ont décidé avec l’assentiment des partenaires sociaux de confier à la Caisse nationale de Sécurité sociale la gestion de l’assurance-maladie obligatoire au détriment de la création d’une caisse dédiée.
Dès que la décision a été prise, la CNSS a été sommée d’accélérer la réforme de sa gestion. C’est ainsi que, depuis l’année 2003, les entreprises au Maroc peuvent télédéclarer les salaires et télépayer les cotisations sociales via un portail Internet. En 2004, la CNSS acquiert une solution clé en main pour gérer le système d’assurance-maladie qui permet d’entrevoir dès à présent une gestion inédite des soins de santé au Maroc à travers la gestion médicale des assurés, le suivi par pathologie ou le remboursement en fonction des médicaments. Par ailleurs, la CNSS a annoncé comme objectif à moyen terme la mise en place d’une carte santé aux assurés ou la dématérialisation des ordonnances médicales, des prises en charge ou encore des échanges de décomptes avec les assurances complémentaires.
Le paradoxe du financement de la couverture, ou comment concilier solidarité et maintien des droits acquis
Le financement de la couverture maladie a buté sur le niveau de charges sociales pesant sur le tissu économique qui commençait selon les chefs d’entreprises à être préjudiciable à la compétitivité de l’entreprise mais également à l’emploi. D’autant plus que les entreprises ont dû subir en 2003 le coût de l’obligation de contracter une assurance contre les accidents de travail et que les entreprises craignent le contrecoup de la réforme des régimes de retraite lancée par le gouvernement.
Aussi, très vite, les accords avec les partenaires sociaux ont convergé sur le fait que le taux de départ au titre de l’assurance-maladie obligatoire ne devait pas dépasser 4 % sur la masse salariale et que ce taux devait être garanti au moins jusqu’en 2025. Autre exigence : les entreprises disposant déjà d’une couverture ne devaient pas subir de conséquence sur leurs charges si elles maintenaient leur couverture.
Autant dire que le problème devenait insurmontable. Les pouvoirs publics étaient confrontés moyennant ces contraintes de financement soit à restreindre drastiquement le panier de soins couvert, soit introduire des conditions d’ouverture des droits indexées sur les revenus, par exemple n’ouvrir le droit qu’à ceux qui disposent d’un salaire minimum mensuel garanti. Mais la nature même du travail dans le secteur privé, en particulier dans les secteurs connaissant une grande discontinuité dans le travail, comme le secteur agricole ou le secteur du bâtiment a amené les partenaires sociaux à refuser l’option de condition de revenu pour les salariés.
Prenant acte que la mise en place d’un système viable économiquement ne pouvant être possible sans la prise en compte de l’intégralité des salariés, abstraction faite de leur bénéfice ou non d’une couverture médicale, les partenaires sociaux ont admis l’introduction d’une contribution supplémentaire dite de solidarité, qui permet de faire face au phénomène de « désolidarisation » de la part des personnes bénéficiant de couverture médicale facultative et partant assurer la couverture de tous les salariés à revenu faible (y compris les salaires inférieurs au SMIG). Cette contribution de solidarité est assise sur l’assiette salariale déplafonnée et prise en charge exclusivement par l’employeur. Pour ne pas déroger au principe de la maîtrise des charges sociales, cette contribution patronale a été totalement financée par la baisse des charges patronales au titre de la branche allocations familiales qui connaissait un excédent financier du fait du ralentissement démographique qu’a connu le Maroc ces dernières années.
Le panier de soins : priorité à la couverture de l’enfant et des pathologies lourdes et coûteuses
La négociation sur le financement ayant été bouclée, il restait les derniers arbitrages sur le panier de soins à couvrir. À ce niveau-là, il s’agissait bien entendu de revenir aux problématiques de santé publique.
À la lumière des données publiées par l’OMS au titre de 2001 à savoir le niveau de mortalité au Maroc qui est forte chez l’enfant et chez l’adulte et les décès attribuables à 16 grandes causes de mortalité dans les pays en voie de développement dont le Maroc composées notamment des maladies cardiovasculaires suivies des tumeurs malignes, des infections respiratoires… Et compte tenu des données médicales caractérisées par une forte demande des soins coûteux et de la faiblesse des revenus, notamment dans le secteur privé, il a été convenu de mettre en œuvre l’assurance-maladie obligatoire dans le cadre d’un élargissement progressif du périmètre de soins. Le panier de soins devant être couvert en priorité comprend la prise en charge de l’hospitalisation et tous les soins liés aux affections longue durée et toutes les affections longues et coûteuses (41 pathologies). Dans le cadre de l’approche santé publique, le panier de soins a intégré le suivi de la maternité et de ses complications ainsi que celui de l’enfant jusqu’à l’âge de douze ans.
Ainsi, le taux de remboursement est fixé à 90 % de la tarification nationale de référence pour les hospitalisations, les affections de longue durée et les affections coûteuses effectuées dans les structures publiques de soins, et en cas de recours aux cliniques privées, le taux de remboursement est ramené à 70 % de la tarification nationale de référence.
Ce panier de soins a bien entendu été validé par les partenaires sociaux après d’âpres négociations.
Comme on peut le voir, le Maroc se dote d’un système spécifique de couverture médicale, soutenable à long terme, tenant compte à la fois de ses moyens et de la situation initiale des couvertures existantes. Ce qui est également remarquable, c’est que les décisions, malgré leur complexité, ont été prises dans le cadre d’un consensus social. Ce consensus a été symbolisé, en ce début d’année, par la signature entre le gouvernement et les partenaires sociaux d’une charte pour la mise en place de la couverture maladie obligatoire, et cela en présence de la plus haute autorité de l’État. Ce qui est aussi une première sociale…