La couverture médicale obligatoire au Maroc

Dossier : Le MarocMagazine N°605 Mai 2005
Par Mounir CHRAÏBI-HASSEINI (82)

Le récit d’une avan­cée sociale majeure : l’ins­ti­tu­tion du régime d’as­su­rance-mala­die au Maroc, résul­tat d’un long pro­ces­sus de concer­ta­tion entre par­te­naires sociaux, puis les effets de la nou­velle loi ; le para­doxe du finan­ce­ment de la cou­ver­ture sociale, pour conci­lier soli­da­ri­té et main­tien des droits acquis, enfin le panier de soins, pour une prio­ri­té à la cou­ver­ture de l’en­fant et des patho­lo­gies lourdes.

Cinquante ans presque après son indé­pen­dance, le Maroc se dote enfin d’une cou­ver­ture médi­cale obli­ga­toire. Il était temps car en plus du fait d’être le der­nier pays du sud de la Médi­ter­ra­née à ne pas dis­po­ser de cou­ver­ture obli­ga­toire des soins de san­té, les indi­ca­teurs de san­té dénotent un défi­cit social impor­tant. Jugez-en : d’a­près les comptes natio­naux de la san­té, le Maro­cain dépense pour sa san­té en moyenne 56 $ US annuel­le­ment. C’est deux fois moins que ce que dépense un Tuni­sien par exemple, c’est… quinze fois moins qu’un Fran­çais. L’ex­pli­ca­tion est toute trou­vée, les ménages sup­portent direc­te­ment 60 % du finan­ce­ment du sys­tème de san­té dans un pays où le PIB annuel par habi­tant est esti­mé à envi­ron 1 200 euros.

Concrè­te­ment, la loi rela­tive à la cou­ver­ture médi­cale obli­ga­toire a été publiée au Bul­le­tin Offi­ciel en octobre 2002. Son entrée en vigueur est pré­vue pour le pre­mier tri­mestre 2005. Elle met en place deux mécanismes :

  • une assu­rance-mala­die obli­ga­toire pour ceux qui ont un reve­nu : les sala­riés du sec­teur pri­vé et public aujourd’­hui et les indé­pen­dants prochainement ;
  • une assis­tance médi­cale pour les faibles reve­nus ou les plus démunis.

D’a­près les enga­ge­ments du gou­ver­ne­ment maro­cain, chaque méca­nisme pren­dra en charge 50 % de la population.

Au-delà de l’a­van­cée sociale que repré­sente la cou­ver­ture médi­cale obli­ga­toire pour mon pays, ce qui me semble inté­res­sant dans l’ex­pé­rience maro­caine pour un obser­va­teur externe, c’est la démarche adop­tée par le Maroc pour mettre en place une cou­ver­ture médi­cale en phase avec ses moyens et sou­te­nable à moyen et long terme. J’es­saie­rai d’illus­trer le cas maro­cain à tra­vers la cou­ver­ture médi­cale nou­velle des sala­riés du sec­teur privé.

Institution du régime d’assurance-maladie, résultat d’un long processus de concertation entre partenaires sociaux

L’ins­ti­tu­tion d’un sys­tème de soins de san­té des tra­vailleurs assu­jet­tis au régime de Sécu­ri­té sociale fait l’ob­jet depuis 1970 de plu­sieurs études et réflexions. En effet, à la fin de 1970, le Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail a mis son exper­tise à la dis­po­si­tion du gou­ver­ne­ment du Maroc. La mis­sion avait, pour but, l’é­tude de la pos­si­bi­li­té d’in­tro­duire, en appli­ca­tion de la conven­tion 102, un régime de soins de san­té pour les tra­vailleurs et leurs familles. D’autres études se sont suc­cé­dé vai­ne­ment sans don­ner lieu à une pos­si­bi­li­té de mise en œuvre.

Ce n’est qu’en 1999 qu’un cabi­net cana­dien a réa­li­sé au pro­fit de la Caisse natio­nale de Sécu­ri­té sociale (CNSS), qui assure la cou­ver­ture des sala­riés du sec­teur pri­vé pour les branches retraite et allo­ca­tions fami­liales, une étude rela­tive à la mise en place d’un régime d’as­su­rance-mala­die qui concer­ne­rait dans un pre­mier temps l’en­semble de la popu­la­tion active assu­rée à la CNSS, et qui inté­gre­rait dans une phase ulté­rieure les indé­pen­dants par une loi spécifique.

Selon cette étude, pour prendre en charge la tota­li­té de la popu­la­tion des sala­riés et pen­sion­nés du sec­teur pri­vé, le taux de coti­sa­tion varie­rait selon l’as­siette entre 4,73 % et 6,13 % de la masse sala­riale réelle. En limi­tant la cou­ver­ture aux popu­la­tions non encore assu­rées par les polices d’as­su­rances pri­vées, le taux varie­rait entre 8,05 % et 10,21 % de la masse sala­riale réelle. Sur la base de cette étude, et mal­gré les réti­cences des employeurs face à cette nou­velle charge et l’in­cer­ti­tude qu’elle repré­sente en termes d’é­vo­lu­tion, le gou­ver­ne­ment intro­duit en 2000 le pro­jet de loi por­tant code de la cou­ver­ture médi­cale de base, et qui sera pro­mul­gué en 2002.

La loi sur la cou­ver­ture médi­cale a en réa­li­té défi­ni le cadre de la cou­ver­ture et a ren­voyé aux textes d’ap­pli­ca­tion les pro­blé­ma­tiques de finan­ce­ment et de panier de soins cou­verts. Tous les aspects médi­caux, conven­tion­ne­ment, contrôle médi­cal, médi­ca­ments rem­bour­sables ont éga­le­ment été ren­voyés aux textes d’application.

La nouvelle loi a tranché avec pragmatisme le devenir des couvertures médicales existantes et le choix du gestionnaire de l’assurance-maladie

Une des grandes dif­fi­cul­tés de la loi de la cou­ver­ture médi­cale était de pré­ser­ver les droits des assu­rés qui béné­fi­ciaient d’une cou­ver­ture à l’en­trée en vigueur de la loi. À la demande des par­te­naires sociaux, la loi a admis de ne pas per­tur­ber les popu­la­tions et les entre­prises déjà assurées.

En effet, la loi a tran­ché la ques­tion en per­met­tant à ces der­niers de conser­ver la cou­ver­ture mala­die exis­tante auprès de leur assu­reur pen­dant cinq ans renou­ve­lables. Le cas échéant, ils pou­vaient inté­grer la cou­ver­ture publique et sous­crire éven­tuel­le­ment une cou­ver­ture complémentaire.

Cet arbi­trage a évi­dem­ment satis­fait les entre­prises concer­nées mais a posé un grand pro­blème de soli­da­ri­té entre les sala­riés. Car ceux qui ont une cou­ver­ture repré­sentent 20 % de l’en­semble des sala­riés mais 60 % de l’as­siette des coti­sa­tions. Cette « déso­li­da­ri­sa­tion » qui consiste à cou­vrir 80 % de la popu­la­tion avec 40 % de l’as­siette a consti­tué une des dif­fi­cul­tés de démarrage.

Par ailleurs, la loi a tran­ché un autre pro­blème de dis­corde avec le sec­teur pri­vé en par­ti­cu­lier les com­pa­gnies d’as­su­rances pri­vées : le choix du ges­tion­naire de l’as­su­rance-mala­die. Créer une caisse auto­nome dédiée à la ges­tion de l’as­su­rance-mala­die est un des sché­mas qui a été pré­sent dans les esprits des déci­deurs tout au long des études com­man­dées au sujet de l’A­MO, au détri­ment d’une cou­ver­ture auprès des assu­rances pri­vées, et cela afin d’é­vi­ter l’an­ti­sé­lec­tion qu’au­rait fait peser l’adhé­sion auprès des assu­rances privées.

La situa­tion de la Caisse natio­nale de Sécu­ri­té sociale, au moment de la pré­pa­ra­tion de la loi, a beau­coup fait hési­ter le gou­ver­ne­ment avant de lui confier la ges­tion de l’as­su­rance-mala­die. En effet, la caisse des sala­riés du sec­teur pri­vé connais­sait depuis 1992 une vacance de ses organes de déli­bé­ra­tion (Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion). De plus, la CNSS était confron­tée à la média­ti­sa­tion des conclu­sions d’une enquête par­le­men­taire qui a retra­cé toutes les défaillances de ges­tion depuis 1969…

Ce n’est qu’à par­tir de l’an 2000 et avec la reprise des réunions du Conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de la Caisse que sa situa­tion com­mence à s’a­mé­lio­rer et notam­ment pen­dant l’an­née 2001 qui a été celle de la mise en œuvre d’un plan stra­té­gique axé essen­tiel­le­ment sur l’a­mé­lio­ra­tion de la cou­ver­ture sociale, la qua­li­té de ser­vice aux assu­rés et aux affi­liés, la pro­fes­sion­na­li­sa­tion des ser­vices du contrôle des décla­ra­tions et du recou­vre­ment des coti­sa­tions ain­si que la cer­ti­fi­ca­tion des comptes de bilan après plu­sieurs années de ges­tion approxi­ma­tive et l’as­sai­nis­se­ment finan­cier. La mise en œuvre de ce plan stra­té­gique a per­mis au 31 décembre 2003 d’a­mé­lio­rer l’en­semble des indi­ca­teurs de ges­tion de la Caisse notam­ment le nombre des sala­riés décla­rés qui a atteint 1 631 755 mar­quant ain­si une hausse de 10 % par rap­port à 2002, le nombre des entre­prises affi­liées a lui aus­si connu une évo­lu­tion de 17 % par rap­port à 2002 en s’é­ta­blis­sant à 121 423 affi­liés de même que la masse sala­riale réelle décla­rée au titre de l’exer­cice 2003 qui s’est fixée à 42,8 mil­liards de dirhams réa­li­sant ain­si une hausse de 4 % par rap­port à 2002.

Non­obs­tant ces réa­li­sa­tions, la Caisse natio­nale de Sécu­ri­té sociale dis­po­sait d’autres atouts néces­saires à la réus­site de l’as­su­rance-mala­die obli­ga­toire, à savoir le sys­tème de décla­ra­tions de salaires, le sys­tème de contrôle et ins­pec­tion, le sys­tème de recou­vre­ment, le sys­tème de contrôle de droit, et l’im­plan­ta­tion des agences de la CNSS à tra­vers tout le ter­ri­toire natio­nal. S’a­jou­tant à cela, une longue expé­rience en matière de ges­tion des indem­ni­tés jour­na­lières de mala­die et de mater­ni­té avec, à la clé, un réseau de méde­cins contrô­leurs ayant acquis une connais­sance des branches mala­die et inva­li­di­té. Et enfin la CNSS dis­pose éga­le­ment d’un obser­va­toire social qui gère une base de don­nées riche en infor­ma­tions utiles et qui n’est autre que le fichier des familles.

L’en­semble de ces élé­ments a fait que les pou­voirs publics ont déci­dé avec l’as­sen­ti­ment des par­te­naires sociaux de confier à la Caisse natio­nale de Sécu­ri­té sociale la ges­tion de l’as­su­rance-mala­die obli­ga­toire au détri­ment de la créa­tion d’une caisse dédiée.

Dès que la déci­sion a été prise, la CNSS a été som­mée d’ac­cé­lé­rer la réforme de sa ges­tion. C’est ain­si que, depuis l’an­née 2003, les entre­prises au Maroc peuvent télé­dé­cla­rer les salaires et télé­payer les coti­sa­tions sociales via un por­tail Inter­net. En 2004, la CNSS acquiert une solu­tion clé en main pour gérer le sys­tème d’as­su­rance-mala­die qui per­met d’en­tre­voir dès à pré­sent une ges­tion inédite des soins de san­té au Maroc à tra­vers la ges­tion médi­cale des assu­rés, le sui­vi par patho­lo­gie ou le rem­bour­se­ment en fonc­tion des médi­ca­ments. Par ailleurs, la CNSS a annon­cé comme objec­tif à moyen terme la mise en place d’une carte san­té aux assu­rés ou la déma­té­ria­li­sa­tion des ordon­nances médi­cales, des prises en charge ou encore des échanges de décomptes avec les assu­rances complémentaires.

Le paradoxe du financement de la couverture, ou comment concilier solidarité et maintien des droits acquis

Le finan­ce­ment de la cou­ver­ture mala­die a buté sur le niveau de charges sociales pesant sur le tis­su éco­no­mique qui com­men­çait selon les chefs d’en­tre­prises à être pré­ju­di­ciable à la com­pé­ti­ti­vi­té de l’en­tre­prise mais éga­le­ment à l’emploi. D’au­tant plus que les entre­prises ont dû subir en 2003 le coût de l’o­bli­ga­tion de contrac­ter une assu­rance contre les acci­dents de tra­vail et que les entre­prises craignent le contre­coup de la réforme des régimes de retraite lan­cée par le gouvernement.

Aus­si, très vite, les accords avec les par­te­naires sociaux ont conver­gé sur le fait que le taux de départ au titre de l’as­su­rance-mala­die obli­ga­toire ne devait pas dépas­ser 4 % sur la masse sala­riale et que ce taux devait être garan­ti au moins jus­qu’en 2025. Autre exi­gence : les entre­prises dis­po­sant déjà d’une cou­ver­ture ne devaient pas subir de consé­quence sur leurs charges si elles main­te­naient leur couverture.

Autant dire que le pro­blème deve­nait insur­mon­table. Les pou­voirs publics étaient confron­tés moyen­nant ces contraintes de finan­ce­ment soit à res­treindre dras­ti­que­ment le panier de soins cou­vert, soit intro­duire des condi­tions d’ou­ver­ture des droits indexées sur les reve­nus, par exemple n’ou­vrir le droit qu’à ceux qui dis­posent d’un salaire mini­mum men­suel garan­ti. Mais la nature même du tra­vail dans le sec­teur pri­vé, en par­ti­cu­lier dans les sec­teurs connais­sant une grande dis­con­ti­nui­té dans le tra­vail, comme le sec­teur agri­cole ou le sec­teur du bâti­ment a ame­né les par­te­naires sociaux à refu­ser l’op­tion de condi­tion de reve­nu pour les salariés.

Pre­nant acte que la mise en place d’un sys­tème viable éco­no­mi­que­ment ne pou­vant être pos­sible sans la prise en compte de l’in­té­gra­li­té des sala­riés, abs­trac­tion faite de leur béné­fice ou non d’une cou­ver­ture médi­cale, les par­te­naires sociaux ont admis l’in­tro­duc­tion d’une contri­bu­tion sup­plé­men­taire dite de soli­da­ri­té, qui per­met de faire face au phé­no­mène de « déso­li­da­ri­sa­tion » de la part des per­sonnes béné­fi­ciant de cou­ver­ture médi­cale facul­ta­tive et par­tant assu­rer la cou­ver­ture de tous les sala­riés à reve­nu faible (y com­pris les salaires infé­rieurs au SMIG). Cette contri­bu­tion de soli­da­ri­té est assise sur l’as­siette sala­riale dépla­fon­née et prise en charge exclu­si­ve­ment par l’employeur. Pour ne pas déro­ger au prin­cipe de la maî­trise des charges sociales, cette contri­bu­tion patro­nale a été tota­le­ment finan­cée par la baisse des charges patro­nales au titre de la branche allo­ca­tions fami­liales qui connais­sait un excé­dent finan­cier du fait du ralen­tis­se­ment démo­gra­phique qu’a connu le Maroc ces der­nières années.

Le panier de soins : priorité à la couverture de l’enfant et des pathologies lourdes et coûteuses

La négo­cia­tion sur le finan­ce­ment ayant été bou­clée, il res­tait les der­niers arbi­trages sur le panier de soins à cou­vrir. À ce niveau-là, il s’a­gis­sait bien enten­du de reve­nir aux pro­blé­ma­tiques de san­té publique.

À la lumière des don­nées publiées par l’OMS au titre de 2001 à savoir le niveau de mor­ta­li­té au Maroc qui est forte chez l’en­fant et chez l’a­dulte et les décès attri­buables à 16 grandes causes de mor­ta­li­té dans les pays en voie de déve­lop­pe­ment dont le Maroc com­po­sées notam­ment des mala­dies car­dio­vas­cu­laires sui­vies des tumeurs malignes, des infec­tions res­pi­ra­toires… Et compte tenu des don­nées médi­cales carac­té­ri­sées par une forte demande des soins coû­teux et de la fai­blesse des reve­nus, notam­ment dans le sec­teur pri­vé, il a été conve­nu de mettre en œuvre l’as­su­rance-mala­die obli­ga­toire dans le cadre d’un élar­gis­se­ment pro­gres­sif du péri­mètre de soins. Le panier de soins devant être cou­vert en prio­ri­té com­prend la prise en charge de l’hos­pi­ta­li­sa­tion et tous les soins liés aux affec­tions longue durée et toutes les affec­tions longues et coû­teuses (41 patho­lo­gies). Dans le cadre de l’ap­proche san­té publique, le panier de soins a inté­gré le sui­vi de la mater­ni­té et de ses com­pli­ca­tions ain­si que celui de l’en­fant jus­qu’à l’âge de douze ans.

Ain­si, le taux de rem­bour­se­ment est fixé à 90 % de la tari­fi­ca­tion natio­nale de réfé­rence pour les hos­pi­ta­li­sa­tions, les affec­tions de longue durée et les affec­tions coû­teuses effec­tuées dans les struc­tures publiques de soins, et en cas de recours aux cli­niques pri­vées, le taux de rem­bour­se­ment est rame­né à 70 % de la tari­fi­ca­tion natio­nale de référence.

Ce panier de soins a bien enten­du été vali­dé par les par­te­naires sociaux après d’âpres négociations.

Comme on peut le voir, le Maroc se dote d’un sys­tème spé­ci­fique de cou­ver­ture médi­cale, sou­te­nable à long terme, tenant compte à la fois de ses moyens et de la situa­tion ini­tiale des cou­ver­tures exis­tantes. Ce qui est éga­le­ment remar­quable, c’est que les déci­sions, mal­gré leur com­plexi­té, ont été prises dans le cadre d’un consen­sus social. Ce consen­sus a été sym­bo­li­sé, en ce début d’an­née, par la signa­ture entre le gou­ver­ne­ment et les par­te­naires sociaux d’une charte pour la mise en place de la cou­ver­ture mala­die obli­ga­toire, et cela en pré­sence de la plus haute auto­ri­té de l’É­tat. Ce qui est aus­si une pre­mière sociale…

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