La crème du cinéma russe en Normandie
On connaît le festival du cinéma américain de Deauville. On connaît peu, sauf à faire partie de la diaspora russe parisienne, le festival de cinéma russe de Honfleur, qui en est à sa 27e édition et se tient fin novembre chaque année dans ce qui a été surnommé « le XXIe arrondissement de la capitale ». Le cinéma russe actuel mérite pourtant d’être connu.
Difficile de parler d’un tel festival sans replacer le cinéma russe dans le cadre de la soi-disant « âme russe ». Pour régler cette question, il faut se référer à la meilleure synthèse que je connaisse : Spirou à Moscou dans ses premières pages, lorsque Spirou et Fantasio font l’objet d’une acculturation accélérée par les services secrets français en vue de leur imminente et périlleuse mission moscovite, album paru en 1990. Sinon on peut lire tout Dostoïevski, mais c’est moins amusant et rares sont ceux qui en sont sortis psychiquement indemnes.
Une petite histoire du cinéma russe
Difficile aussi de parler de ce festival sans le replacer dans l’histoire du cinéma russe : suit ici un résumé qui n’engage que moi mais qui a le mérite de la simplicité. La Russie a raté la première génération du cinéma, comme elle a raté la première génération d’à peu près tout. Mais elle s’est rattrapée dans les années 20, à un moment d’équilibre précaire entre soutien politique (« le cinéma est pour nous, de tous les arts, le plus important », dixit Lénine) et liberté de création. Eisenstein et Poudovkine restent au panthéon des cinéphiles ; cela étant, on peut trouver Vertov très ennuyeux et La Nouvelle Babylone mal fichue ; ces jeunes gens finiront mal, soit qu’ils se soient rangés au Réalisme soviétique et aient perdu leur âme (russe), soit qu’ils aient résisté et aient été marginalisés, voire pire.
À partir de 1930, la nullité s’installe, notamment dans les scénarios qui se perdent entre pesanteur idéologique et insignifiance comique (cf. les Joyeux Garçons de 1934, paraît-il film préféré de Staline) ; la technique est médiocre sinon fautive ; le dégel des années 50 n’améliore pas vraiment les choses, même si Quand passent les cigognes obtient la palme d’or à Cannes en 1958 : à le revoir, c’est un gentil film, rien de plus. L’imposture majeure des années 60 est le Guerre et Paix de Bondartchouk : le mérite principal du film est de confirmer que l’abondance des moyens n’arrive pas à suppléer au manque de génie du créateur.
Le tournant des années 70
L’étape suivante lie cinéma et politique actuelle en Russie. On sent dans les années 70 un frémissement de création et émergent de nouveaux plus ou moins jeunes gens qui profiteront de la déliquescence soviétique des années 80 et de la réelle et éphémère période de liberté des années 90 pour développer une véritable œuvre : Tarkovski est l’aîné ; Mikhalkov (Soleil trompeur 1993) est sans doute le plus connu de cette nouvelle génération née après ladite Grande Guerre patriotique et il a excellé tant dans la réalisation que dans le jeu d’acteur ; mais dans cette génération on connaît aussi en France Lounguine (L’île 2006), Sokourov (L’Arche russe 2002 financé par la France) ou encore Kontchalovski (frère aîné de Mikhalkov). Le pouvoir actuel entretient avec l’art une relation d’intérêt qui tolère un certain mauvais esprit tant qu’il ne l’attaque pas trop frontalement.
La musique, qui n’est pas un langage et donc ne porte aucun message précis, peut faire ce qu’elle veut ; la télévision, outil de contrôle populaire, est en revanche étroitement asservie ; le cinéma se situe dans un état intermédiaire et le ministère de la Culture finance des films plutôt critiques, mais la diffusion de Léviathan réalisé par Zviaguintsev (2014) a été entravée sous des prétextes médiocres, parce qu’au fond il jetait une lumière trop vive sur la corruption endémique, et Serebrennikov (Leto 2018) est persécuté sous le prétexte d’un détournement de fonds. C’est sous cet éclairage qu’il faut voir les films russes à Honfleur.
Deux leçons tirées du festival de Honfleur
La première leçon que je tire non seulement de l’édition de cette année, mais aussi des treize éditions précédentes auxquelles j’ai assisté, est celle de la bonne qualité de la production contemporaine. Il est vraisemblable que l’échantillon ne soit pas totalement représentatif du cinéma russe actuel ; mais les organisateurs dégottent chaque année une vingtaine de longs métrages, complétés par des courts métrages, des documentaires, des films pour enfant et des films « classiques », pour offrir des produits de qualité, ce qui n’est pas mal pour un cinéma provincial.
Ce fut une surprise pour moi, lors de ma première participation, de ne pas retrouver le médiocre cinéma soviétique auquel j’avais été habitué dans les ciné-clubs ; d’ailleurs les classiques présentés par le festival ne démentent pas le jugement avec lequel j’étais arrivé : ainsi cette année nous a‑t-on projeté Oncle Vania de Kontchalovski (1970), production académique de la période dite de la grande stagnation, qui rate complètement ce théâtre de Tchékhov pourtant infiniment charmant et profond. Les films actuels ont des scénarios solides, leur technique est irréprochable et parfois virtuose, les décors sont crédibles et les sujets d’une vérité émouvante. Je ne sais pas où les équipes ont été formées et où elles trouvent les moyens nécessaires, mais elles font honneur à leur public.
Désespoir et humour russes
La seconde leçon que je tire, c’est que ces films transmettent une vision assez désespérée : la vie dans les campagnes comme celle des banlieues est un combat perdu d’avance contre la pauvreté et l’asservissement ; l’alcool, la drogue, la violence et la dépression sont omniprésents ; les familles se déchirent, les hommes sont absents ou lâches et violents, les femmes luttent en vain ou se prostituent ; la corruption règne du bas de l’échelle du pouvoir aux cercles les plus élevés ; la police est au mieux impuissante et le plus souvent abusive ; la Justice est aux ordres ; l’immigration crée un Lumpenproletariat exploité jusqu’aux limites humaines.
La seule chose qui sauve cette humanité désolée, c’est un humour souvent réellement amusant et une chaleur humaine instinctive qui certes peinent à compenser la brutalité de la société. Les films projetés à Honfleur ne sont sans doute pas l’alpha et l’oméga de la russitude actuelle, mais tout ça donne envie de se saouler ou de se jeter à l’eau en sortant de la projection.
Et ça tombe bien, car Honfleur est dotée d’un vieux bassin assez profond pour ce projet et d’une multitude d’estaminets qui ne demandent qu’à vous désaltérer moyennant finances. Les rues et les brasseries s’animent à la sortie des séances du délicieux accent russe. Quand le ciel est dégagé en journée ou quand le soir les lumières éclairent les façades sur le port, on se croirait dans un tableau de Boudin, on oublie le masochisme slave et on jouit à plein de vivre dans un pays plutôt civilisé ! Rendez-vous lors du dernier week-end de novembre 2020 pour le 28e festival de cinéma russe de Honfleur : sortez des sentiers battus, prenez un antidépresseur et ouvrez-vous à la malheureuse Russie !