La crise et au-delà
La crise est un révélateur terrible de l’absence de croissance en Occident. La croissance mondiale va probablement se poursuivre au même rythme mais elle ne sera plus dans les géographies ou les métiers actuels. Les grands groupes occidentaux focalisés sur les marchés matures devront donc redéployer fortement et rapidement leurs portefeuilles d’activités s’ils veulent réellement créer de la valeur.
Un révélateur
Ne croyons pas que la finance américaine soit responsable de tout. Une crise économique aurait eu lieu à un moment ou à un autre entre 2008 et 2012.
La crise actuelle n’est pas le seul éclatement d’une bulle financière, même si elle a été déclenchée et amplifiée par celle-ci. C’est l’atterrissage très brutal d’une croissance qui dans les pays mûrs était artificielle depuis 2002. Plusieurs grandes industries qui tiraient l’économie occidentale depuis plusieurs années, l’automobile, la construction, la finance (en tant qu’industrie), sont en fin de cycle. Il faudra qu’il y en ait d’autres qui assurent ces rôles moteurs ou que celles-ci repartent. Cela prendra du temps.
Repères
La crise est un révélateur terrible de l’absence de croissance réelle en Europe et aux États-Unis. On croyait que les pays occidentaux croissaient de 2 ou 3 % par an (vision 2002–2007). En fait, sur un cycle économique complet (2002−2010), ils seront probablement de 1 à 1,5 % de croissance annuelle sur la période – au mieux. Les économies occidentales décrochent donc nettement face à la croissance de l’Asie émergente. La Chine, avec une hypothèse de 6 à 8 % de croissance annuelle sur 2009–2010, fera en moyenne 9 à 10 % de croissance annuelle sur la période 2002–2010. On peut relancer l’automobile autant que l’on veut (ou que l’on peut) en Europe et aux États-Unis. La croissance de celle-ci est terminée en Occident. En revanche, le marché potentiel est gigantesque en Asie pour les vingt prochaines années. Qui en bénéficiera ? General Motors ou SAIC (Shanghai Automotive Industry Corporation) ?
Croître plus vite que la moyenne
Il y a et il y aura une contradiction majeure pour les grands groupes occidentaux, dont 80 % du portefeuille d’activités est dans les cœurs de marchés occidentaux qui croissent de 1 à 1,5 % par an, à prétendre » créer de la valeur « . Une entreprise ne peut réellement en créer – significativement et sur longue durée – que si elle croît beaucoup plus vite que la moyenne de l’économie et sans dilution de rentabilité.
La crise est l’atterrissage brutal d’une croissance artificielle depuis plusieurs années dans les pays occidentaux
La course aux véritables sources de croissance longues (marchés des pays émergents ou niches en forte croissance dans les pays occidentaux) va être féroce.
En tout juste dix années, les grands groupes occidentaux ont laissé se constituer de véritables concurrents chinois ou indiens, qui non seulement se laisseront difficilement concurrencer sur leurs marchés locaux, mais vont partir à la conquête des marchés occidentaux sur la base des effets d’échelle que leur présentent des marchés intérieurs gigantesques.
Se focaliser sur la croissance
La crise actuelle ne change rien aux métiers et régions du monde qui sont en forte croissance pour les dix prochaines années, et à ceux qui sont à maturité.
En forte croissance : toutes les industries (matières premières, services) tirées par la croissance longue et forte de l’Asie émergente. On reverra bientôt les tensions sur l’amont des filières, la hausse des prix du pétrole, la croissance des biens d’équipement, le développement des biens de grande consommation et d’équipement des ménages en Chine, etc.
Mais sont en croissance également tous les métiers liés au développement de la numérisation et d’Internet, au vieillissement de la population, ou à de nombreuses niches de technologies, de services, ou de consommation en Occident.
Il faut donc d’ores et déjà se repositionner si l’on veut bénéficier de ces croissances. La question est : le veut-on ? Nombre de grands groupes pensent qu’ils doivent limiter leurs stratégies à leurs métiers de base et que les diversifications par métier ou par géographie sont risquées. Elles le sont. Mais la crise actuelle montre à quel point les performances des entreprises, économiques autant que boursières, sont liées non seulement à leur compétitivité mais également à leur choix de métiers et de géographies.
Des leaders qui restent performants
Malgré l’effondrement récent des marchés financiers, les grands leaders de l’Internet, de l’énergie et des services associés, de la production d’équipement, de la production de certaines matières premières, ou de secteurs en forte croissance dans les pays émergents ont des performances boursières sur 2002–2008 en hausse de 10 à 40 % par an.
On leurre les actionnaires lorsque l’on prétend que l’on va créer de la valeur, alors que l’on continue à investir exclusivement dans des mix de métiers et de géographies qui ne peuvent plus en créer (plus de croissance, faible valeur à la part de marché, capture de la valeur par les grands clients, disparition des barrières à l’entrée, concurrence des pays à bas coûts de facteurs, etc.) et ce, quelles que soient la part de marché et l’excellence des performances opérationnelles.
Nombre de grands groupes qui ne parviennent pas à s’échapper de leurs métiers ou de leurs géographies d’origine s’évanouiront comme les grands groupes textiles occidentaux avant eux. Avec leurs stocks de savoir-faire uniques.
Combiner » cash » et croissance
La crise actuelle rappelle que l’économie de marché est indissociable des cycles. Belle découverte. Cela sera la 14e crise depuis 1945, et certainement une des plus fortes. Cela n’a pas empêché l’économie mondiale de croître de 4 % par an en moyenne (hors inflation).
Elle met en évidence de façon caricaturale les deux enjeux majeurs pour toute entreprise sur une longue période : la survie (c’est-à-dire la génération de cash-flow) et la création de valeur (c’est-à-dire la croissance). Les entreprises qui traversent les crises s’appuient sur des positions concurrentielles solides, génératrices de cash-flows en interne. Ces » vaches à lait » permettent de survivre à travers les crises. Mais elles ne créent pas de valeur. Celle-ci est créée par les activités en forte croissance, bien au-delà de la moyenne de l’économie.
À l’inverse, les pure players en forte croissance sans sources de cash suffisantes en interne et se finançant uniquement par les marchés sont vulnérables aux grandes crises (Alcatel ou Marconi en 2001–2003, Lehman Brothers en 2008). C’est la combinaison des deux (génération de cash et croissance) qui fait les grands groupes à la fois résilients et créateurs de valeur dans la durée.
Redéployer les portefeuilles d’activités
Deux enjeux majeurs sur longue période : la survie et la création de valeur
Les deux années qui viennent vont forcer à restructurer fortement les portefeuilles d’activités en fonction de ces deux enjeux. Restructurer les coûts et les investissements pour maximiser les sources de cash ; on ne pourra le faire, hors améliorations marginales et sans commune mesure avec la gravité de la crise, sans remettre en cause fondamentalement certaines activités et sans se refocaliser fortement.
Restructurer les activités pour se focaliser sur quelques sources de croissance majeures : on ne peut pas courir tous les lièvres à la fois. Les deux enjeux sont convergents. Parmi les métiers et les géographies, il faudra nettement distinguer ceux où il faudra continuer à investir pour se positionner pour la reprise, ceux qu’il conviendra de gérer pour le cash et ceux qu’il faudra abandonner.
Vers de nouvelles crises
Quelles acquisitions ?
Les crises sont génératrices d’opportunités pour faire des acquisitions à bon compte. Mais vaut-il mieux consolider ses positions et gagner encore des parts de marché dans des marchés mûrs ou en profiter pour acquérir des plateformes de développement dans des marchés en croissance ? À rentabilité identique, la deuxième stratégie vaut deux à trois fois plus que la première. C’est ce qui fera la différence à la sortie de la crise.
La divergence croissante entre les économies des pays mûrs et celles des pays émergents produira nécessairement une prochaine crise (2015−2016 ?) peut-être aussi violente que la crise actuelle, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
L’irruption brutale de 1,2 milliard d’individus (et plus si l’on inclut à terme l’Inde) dans l’économie moderne ne peut en effet s’effectuer sans chocs violents (relocalisation d’industries, tensions sur les matières premières, pression sur les prix et les marges, émergence de nouveaux concurrents).
Par ailleurs, l’absence de croissance structurelle dans les pays mûrs entraîne nécessairement des politiques de taux, des leviers d’endettement ou des politiques d’intervention des pouvoirs publics visant à doper » artificiellement » l’économie et donc non soutenables sur le long terme. Chaque crise n’est que l’éclatement d’une bulle.
Il ne sert à rien de participer, il faut gagner
Quels sont les groupes dont le mix d’activités et de positions concurrentielles permettra de survivre et de croître à travers les cycles d’une économie de plus en plus volatile ? Comment combiner la stratégie (avec un mix d’activités, de géographies, de positionnements concurrentiels plus résilients ou s’ajustant plus rapidement aux vagues de valeur de l’économie), le modèle d’activité (avec des coûts plus variabilisés ou un désossage plus fin des chaînes de valeur) et le mode de gestion (avec plus d’anticipation et de réactivité) ?
Une seule certitude à ce stade : plus de volatilité veut dire plus de risques, plus d’écarts entre les concurrents et moins de gagnants à moyen terme. Survivre à cette crise ne sera pas suffisant. L’essentiel n’est plus de participer.
Estin & Co est un cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Londres, Genève et Shanghai. Le cabinet assiste les directions générales de grands groupes européens et nord-américains dans leurs stratégies de croissance, ainsi que les fonds de private equity dans l’analyse et la valorisation de leurs investissements.