La défaillance, problème de gouvernance ou de volonté
Les puissants d’Europe se réunissent périodiquement en sommet. Chacun accepte la comparaison : il s’agit de faire jouer en harmonie les exécutants du concert européen.
REPÈRES
L’architecture institutionnelle européenne comprend deux piliers.
Les compétences communautaires sont exercées selon le modèle fédéral. Proposée par la branche exécutive, ici la Commission, la loi européenne est adoptée par un vote conforme d’une chambre basse, le Parlement, élu directement par les citoyens, et d’une chambre haute, le Conseil des ministres européens, dont la composition dépend du sujet traité : ministres de l’Agriculture, de l’Industrie, du Budget, etc.
Les compétences nationales sont coordonnées par des institutions et des procédures qui relèvent, elles, du modèle confédéral.
Les deux piliers ont un chapeau commun : le Conseil européen.
Sommet des chefs d’État et de gouvernement, il donne à l’Union ses grandes orientations et il procède aux grands arbitrages politiques. En même temps, il assure la responsabilité ultime du « concert » diplomatique et économique : le traitement de la crise des dettes souveraines a exigé vingt-quatre « sommets de la dernière chance ».
L’étrange concert européen
Mais voilà un étrange opéra.
Les chanteurs et les chœurs sont installés dans la fosse d’orchestre, qui est aménagée en chambre sourde : invisibles et inaudibles. Vous l’avez compris : il s’agit du Parlement européen et de la Commission.
Chaque sommet européen est un concert qui n’a pas eu lieu
Les musiciens montent fièrement sur la scène. Vingt-huit solistes. Mieux : vingt-huit chefs. Chefs d’État et de gouvernement. Ils exposent leurs augustes personnes à l’admiration des caméras. Derrière eux se cache le chef d’orchestre, le chef des chefs. Ils l’ont choisi à la condition expresse de ne pas lui obéir. Puis, tous tournent le dos au public. Et le rideau tombe.
Un rideau de fer : nul son n’en sort pendant tout le spectacle. Quand le rideau se lève, les vingt-huit solistes en sortent éblouis d’eux-mêmes. Ils viennent l’un après l’autre à l’avant-scène. Chacun interprète deux ou trois mesures de ce qu’il prétend avoir fait jouer à tous les autres pendant vingt-quatre heures : le violon hongrois une csardas déchirante, la guitare espagnole un sombre flamenco andalou, l’orgueilleux orgue allemand une austère messe de Bach, l’accordéon français une valse musette, à la jambe plus leste. Le Britannique se réjouit d’avoir infligé à tous les stridences dissonantes d’une cornemuse inaccordable.
Chacun se fait applaudir par son seul public. Quand les projecteurs sont éteints, le chef des chefs vient parler à des micros absents. Les chanteurs ? Ils continuent de vocaliser dans leur chambre sourde. Une dépêche d’agence nous apprend qu’ils entonnent l’Hymne à la joie. Pour eux-mêmes. Ainsi, chaque sommet européen est un concert qui n’a pas eu lieu. Faut-il s’étonner si les spectateurs se lassent ? Et si chacun réclame, à cors, à cris et à tweets, qui sa mandoline napolitaine, qui sa lyre celtique, qui son la-la-la-itou tyrolien ?
Une originalité historique
Avant de préciser tout diagnostic sur la gouvernance européenne, il faut prendre la peine d’en comprendre l’originalité. Elle s’explique par l’histoire. L’union politique de l’Europe est encore en chantier. C’est un projet qui a commencé il y a soixante ans, et qui exigera encore une ou deux générations. L’objectif initial était une chimère : rendre la paix perpétuelle entre des ennemis héréditaires. Nous l’avons fait.
Mais du coup, il nous faut traiter les problèmes, radicalement nouveaux, de la vie en commun de voisins désormais réconciliés. Avec ou sans traité, impossible d’empêcher les touristes, les étudiants, les salariés, les retraités, de voyager dans les pays voisins, les capitaux de s’y investir, les usines de s’y construire, les maladies, les pollutions et les crises de s’y propager. C’est fait : la communauté de destin est irréversible.
Combiner l’unité et la diversité
Il nous faut donc combiner l’unité et la diversité. L’unité des règles de vie en commun et l’unité d’action à l’égard de l’extérieur, tout le reste relevant de la compétence nationale. Ce faisant, et au stade actuel de la construction toujours en cours, nous avons conservé au niveau national des compétences majeures, que nous ne sommes pas encore prêts à transférer à l’Union, mais que nous ne pouvons plus exercer séparément sans tenir compte de ce que font nos partenaires.
Un modèle inapplicable
Le modèle fédéral classique, américain ou allemand, ne peut pas s’appliquer tel quel à l’Europe. Nous sommes abusés par le mot « État » quand nous parlons des États-Unis d’Amérique. Les USA sont une seule nation, dont l’unité a été forgée dans la guerre d’Indépendance.
L’Arkansas n’est pas l’Espagne, ni le Dakota du Nord la Lituanie. L’Union européenne se compose de plus de deux douzaines de nations, toutes également attachées à leur indépendance, les unes parce que celle-ci est ancienne, les autres, au contraire, parce qu’elle est toute récente.
C’est le cas évident pour la politique étrangère et la défense : chacun reste libre de son vote à l’ONU et de l’engagement de ses troupes, mais l’efficacité des décisions prises dépend largement de l’existence d’un consensus européen – ou de son absence.
Il en va de même pour la politique économique. Les États membres ont conservé à leur niveau 98 % des moyens budgétaires – le budget propre à l’Union représente un quarantième des budgets nationaux additionnés.
La fièvre quarte qui frappe l’Europe depuis la faillite de Lehman Brothers a amplement montré qu’après un demi-siècle de marché commun et quinze ans de monnaie commune, le mariage de nos économies est consommé : toute mesure, tout événement qui frappe l’un affecte les autres.
Et surtout, si nous voulons optimiser la croissance de notre économie désormais une, il faut harmoniser les politiques économiques, donc budgétaires et fiscales, des uns et des autres : organiser, en effet, le concert économique européen.
L’absence de volonté politique
Il y a deux manières de pédaler dans le vide en croyant ou en prétendant faire avancer l’Europe : réinventer la roue, ou « taper à suivre », comme disent les rugbymen en lançant le ballon vers l’avant sans être sûrs de pouvoir le rattraper. Arrêtons de demander un « gouvernement économique » ou, ce qui revient au même, un renforcement de la gouvernance de la zone euro.
Le traité de Lisbonne est une boîte à outils extrêmement riche
Il y avait déjà l’Eurogroupe, avec son président propre, et les sommets informels de la zone. Cela est apparu comme insuffisant. On a fini par formaliser l’un et les autres dans les traités. Apparemment, cela ne suffit toujours pas : de tous les partis politiques français s’élèvent des propositions qui se disent nouvelles, et qui ne changent que la couleur des rayons ou du moyeu de la même roue. Dont on feint de croire qu’elle n’existe pas encore, de peur d’être contraint de s’en servir.
Car le vrai problème de l’Europe économique, comme de l’Europe diplomatique, et finalement de l’Europe tout court, n’est pas un problème de gouvernance, c’est l’absence de vraie volonté politique. Si le « concert » donne toujours l’image que nous venons de caricaturer à peine, c’est par la volonté des concertistes – ou plutôt du fait de leur aboulie.
Une fuite en avant
De même, le taper à suivre, la fuite en avant institutionnelle, n’est qu’un moyen de cacher une incapacité à utiliser les institutions actuelles. Le traité de Lisbonne a bien des défauts. Mais c’est une boîte à outils extrêmement riche, dont le potentiel est resté largement sous-exploité.
Mener une politique énergétique commune, une politique européenne de l’asile et de l’immigration, créer un impôt européen, harmoniser les bases des impôts nationaux, jeter les fondations d’une Europe de la défense : le traité permet désormais de le faire, si nécessaire en commençant à quelques-uns dans le cadre d’une coopération renforcée.
Jouer en harmonie, c’est pourtant possible
Entre le Conseil européen de Laeken, qui a lancé la mise en œuvre de son élaboration, et l’entrée en vigueur de toutes les dispositions du traité de Lisbonne, à la fin 2014, douze ans se seront écoulés : ceux qui demandent aujourd’hui un nouveau traité allant plus loin dans l’intégration renvoient littéralement tout progrès aux calendes grecques.
Qu’ils commencent plutôt à utiliser toutes les ressources qui sont déjà à leur disposition. Sans changer les traités, sans imaginer de nouvelles usines à gaz, trois progrès sont possibles.
Un président élu
Le premier est à portée de nos mains. Toutes nos mains : celles des 500 millions de citoyens européens. Selon le traité de Lisbonne, le chef de l’exécutif européen, le président de la Commission européenne, ne sera plus nommé par les gouvernements, comme l’est un haut fonctionnaire international. Il sera désormais élu par le Parlement, au lendemain de l’élection de celui-ci.
À la condition impérative que les partis politiques européens s’organisent pour que chacun choisisse et annonce son candidat à l’avance, et conduise une campagne à l’échelle de l’Union, l’Europe disposera alors d’une personnalité forte de la légitimité donnée par le vote de 500 millions de citoyens. Elle aura un visage. Un responsable. Un chef. Le vrai chef d’orchestre. Qui, à la fin des Conseils européens, pourra rendre compte au Journal télévisé de 20 heures à tous les Européens en même temps.
Des outils comptables et scientifiques
Le second progrès n’exige pas une volonté surhumaine. Il s’agit de doter les responsables de l’économie européenne des outils qui leur manquent.
L’urgence de politiques européennes communes
Outils comptables et scientifiques. Pas de coordination des politiques budgétaires possible tant que nous n’avons pas consolidé nos budgets publics dans l’Union : faute d’avoir harmonisé nos concepts de comptabilité publique, nous ne pouvons dire qu’au doigt mouillé si l’addition algébrique des 28 budgets nationaux et du petit budget communautaire a aujourd’hui un effet procyclique ou contracyclique.
De même, comment les gouvernements pourraient-ils ajuster leurs partitions respectives pour parvenir à l’harmonie souhaitée, tant que l’expertise économique restera si balbutiante ?
La réhabilitation de l’investissement public à gauche, la baisse de la pression fiscale à droite, et l’encouragement au laxisme monétaire des deux côtés : le monde des experts ne brille pas par la rénovation du vieux logiciel libéral ou keynésien à la lumière des multiples révolutions de l’économie mondialisée.
L’Europe a besoin d’un Keynes du XXIe siècle, qui montre comment optimiser, du point de vue scientifique, le policy-mix monétaire et budgétaire, les politiques macro et microéconomiques, dans un ensemble constitué par vingt-huit pays qui partagent une même monnaie et un même marché, lui-même ouvert sur une économie mondialisée.
Trop rares sont ceux qui, tel Philippe Herzog, se sont essayés à cet exercice. Or, c’est ici aux économistes européens de jouer : les Anglo-Saxons en sont encore à comprendre comment la zone euro a pu survivre à leurs malédictions nobélisées.
Une volonté politique
Enfin, l’élément déterminant sera évidemment la volonté politique. Crises de la dette, Syrie, Lampedusa : jamais les événements n’ont autant démontré l’urgence de politiques européennes communes.
Et pourtant, jamais les peuples et leurs gouvernants n’ont été aussi tentés de se replier sur le pré carré national. C’est tout l’enjeu des prochaines élections européennes : voulons-nous, ou ne voulons-nous pas ? En sortir, gagner, réussir. Ensemble. La gouvernance suivra.