La défense européenne en panne de volonté politique
L’année passée a rappelé à l’Union européenne la nécessité d’assurer sa sécurité, avec un écart croissant entre l’intensité des menaces et l’absence de volonté politique. Avec le désengagement des américains une relance des initiatives européenne est indispensable.
La faiblesse de la défense européenne face à la situation géopolitique actuelle a rendu la question brûlante, l’année 2015 ayant brutalement servi de révélateur des menaces communes. Le terrorisme militarisé doublé d’une virulence idéologique sans équivalent a frappé partout.
L’afflux de réfugiés aux frontières de l’Europe a suscité compréhension et soutien, mais également des inquiétudes quant à la capacité des États à assurer sécurité, stabilité et préservation des modes de vie.
Les enjeux sont devenus plus complexes, la frontière entre défense et sécurité intérieure devenant de moins en moins perceptible et entraînant, pour notre pays, un engagement des forces armées « de Bagdad à Belleville ».
REPÈRES
La construction d’une défense européenne a souvent été débattue : pratiquement tout le monde s’accorde à dire, et les sondages auprès des citoyens le confirment, qu’il est légitime qu’une entité politique de 500 millions d’habitants, première puissance commerciale mondiale, puisse disposer d’une défense commune efficace protégeant ses intérêts et ses citoyens.
Le traité de Lisbonne en prévoit du reste tous les instruments. L’Otan procure une défense collective mais assortie d’une dépendance forte aux Américains, qui s’impatientent de fournir une part toujours croissante de l’effort.
Sa crédibilité passe aussi par une défense mieux assumée par ses membres européens.
MENACES À L’EST
Aux frontières orientales, l’annexion de la Crimée par la Russie a claqué comme un coup de tonnerre et l’Ukraine est déstabilisée par une guerre civile attisée par cette même Russie. Plus loin à l’est, la Corée du Nord multiplie dangereusement les provocations, tandis que les tensions s’exacerbent en mer de Chine.
Plus près de nous, le Proche-Orient réunit tous les ingrédients d’un mélange explosif, entre conflits ouverts, course aux armements (à titre d’exemple, les dépenses militaires saoudiennes ont doublé en cinq ans), et rivalités et jeux d’alliance entre puissances régionales.
“ La frontière entre défense et sécurité intérieure devient de moins en moins perceptible ”
Face à ces menaces, combien de divisions compte la défense européenne ? Ce terme volontairement ambigu rend compte d’une double réalité : des outils sont là pour construire une défense commune, mais la volonté politique de s’en servir manque.
Depuis l’échec de la tentative de Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la défense européenne a progressé à petits pas. L’Union européenne s’est dotée des bases juridiques permettant l’établissement d’une Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) et les Européens ont conduit en autonomie une trentaine d’opérations extérieures dont quatorze durent toujours.
UNE DÉFENSE EUROPÉENNE EN PANNE
Dans le domaine du partage de capacités et compétences militaires, on relève de premières expériences comme le transport interthéâtre assuré par le commandement européen du transport aérien (l’EATC, basé à Eindhoven). Les efforts de rapprochement et de mutualisation se multiplient sur une base bilatérale ou multilatérale, mais ils restent de portée limitée.
Ainsi, les tankistes néerlandais s’entraînent avec des blindés allemands. Des pilotes de chasse français sont aux commandes de F‑16 belges, tandis qu’un officier général britannique va devenir commandant adjoint d’une division dans l’armée française et réciproquement.
Des programmes d’armement communs tels que l’A400M, les hélicoptères Tigre ou les frégates FREMM, à la suite de nombreux autres, ont conduit à des avancées concrètes. Mais ils ont aussi montré les difficultés et les lourdeurs de telles coopérations, faute d’une organisation adéquate, tant du côté des clients que des fournisseurs.
INITIATIVES INDUSTRIELLES
Comparativement aux partages de capacités, restés limités, et aux programmes en coopération, au succès mitigé, l’industrie de défense est allée beaucoup plus loin dans les rapprochements structurels européens : en témoignent la création d’Airbus Group, le déploiement « multidomestique » de Thales, mais également les anglo-italiens SELEX ou Agusta-Westland et, plus récemment, le rapprochement de Nexter avec Krauss-Maffei Wegmann.
“ L’industrie de défense est allée très loin dans les rapprochements structurels européens ”
MBDA est l’exemple le plus abouti de spécialisation et d’interdépendance européenne dans un secteur de pointe : les missiles. Ces constructions industrielles ont indiscutablement renforcé les groupes correspondants et leur ont permis de se projeter aussi hors d’Europe de façon compétitive, face à leurs grands concurrents américains.
Mais force est de constater que, faute d’une intégration équivalente des capacités, des opérations et des programmes, les nations européennes n’ont pas tiré le plein bénéfice des intégrations industrielles. De surcroît, l’essentiel de celles-ci s’est réalisé au début de la décennie 2000 et peu de progrès ont été accomplis depuis lors.
BUDGETS INSUFFISANTS ET DÉPENSES PEU EFFICACES
Ces insuffisances aggravent les nombreuses failles de la défense européenne, dont la criticité est accrue par l’urgence du contexte géopolitique. L’absence d’interopérabilité des matériels complique les opérations communes.
L’afflux de réfugiés est source d’inquiétudes. © JANOSSY GERGELY / SHUTTERSTOCK.COM
Les efforts de R & D sont trop limités et désordonnés. Dans certains domaines stratégiques (communication satellitaire, munitions intelligentes, drones militaires, transport aérien tactique et stratégique) les lacunes sont avérées. Les États-Unis disposent de plusieurs centaines d’avions ravitailleurs quand l’Europe peine à en aligner une quarantaine.
Les coupes budgétaires consécutives à la crise financière de 2008 ont lourdement pesé sur la défense des pays européens. Depuis 2005, les dépenses militaires des 28 États membres de l’Union européenne ont diminué de 9 %, tandis qu’augmentaient les opérations extérieures au détriment de l’équipement des forces et de la préparation du futur.
L’inefficacité de ces dépenses aggrave ce constat : trop souvent, les achats d’équipements ont lieu au niveau national, privant ainsi les pays d’économies d’échelle.
REPLIS SOUVERAINISTES
Tous ces maux sont connus et documentés par les experts. Il en va de même des solutions, déjà évoquées en 1998 dans la lettre d’intention (dite LOI, signée par les ministres de la Défense français, britannique, allemand, espagnol, italien et suédois) :
- préservation de la sécurité d’approvisionnement,
- simplification des règles communes pour le contrôle des exportations,
- harmonisation et simplification des procédures relatives à la sécurité des informations classifiées,
- coordination des programmes et des financements de R & D,
- accès facilité aux informations techniques dans le cas de restructurations transnationales,
- harmonisation des droits de propriété intellectuelle et des besoins militaires.
Mais, en pratique, cette coordination des efforts de défense avance très lentement, voire régresse. Dans les années 1990, en France, tout nouveau programme devait s’inscrire dans le cadre d’une coopération européenne sauf à en démontrer l’impossibilité. Aujourd’hui, dans les faits, c’est l’inverse.
Les nouveaux projets majeurs de coopération sont pratiquement inexistants, et un constat s’impose : les États de l’Union se replient sur leur souveraineté.
C’est la raison principale de l’échec de la tentative de fusion entre Airbus Group et BAE Systems, dernière tentative de création d’un groupe aéronautique totalement paneuropéen.
Le Brexit compromettrait l’idée de défense européenne. © REFRESH(PIX) / FOTOLIA.COM
BREXIT
Dans un contexte délicat, le « Brexit » compromettrait encore plus les tentatives de constitution d’une défense européenne robuste : à eux deux, Royaume-Uni et France représentent en effet plus de 40 % des dépenses de défense en Europe, plus de 75 % de la R & D et 25 % de l’effectif militaire total.
UNE FORTE ATTENTE DES CITOYENS
Pourtant, la demande de sécurité des citoyens européens est forte, mais l’Union européenne semble difficilement faire face aux menaces nouvelles et sa légitimité en est ébranlée. L’émergence de partis nationalistes en est le symptôme.
Pour regagner l’adhésion des citoyens, l’Union devrait aussi progresser dans le champ régalien, répondant ainsi à leur demande même : sept Européens sur dix se déclarent favorables à une politique de sécurité et de défense commune.
DÉSENGAGEMENT AMÉRICAIN
Le renforcement de la défense européenne obéit également à un impératif géostratégique. Les États-Unis orientant leur horizon vers l’Asie-Pacifique, ils demandent aux pays européens d’assumer plus d’efforts pour défendre le continent.
“ Les États de l’Union se replient sur leur souveraineté ”
Lors du sommet de l’Alliance au Pays de Galles en 2014, les membres européens de l’Otan s’étaient engagés à mettre fin à la réduction de leur budget de défense et à consacrer au moins 2 % de leur PIB aux dépenses de défense et 20 % de leurs dépenses militaires à l’investissement.
Aujourd’hui, cet objectif minimum est loin d’être satisfait, en particulier pour les grands pays dont la France.
LA NÉCESSAIRE RELANCE DES INITIATIVES EUROPÉENNES
Comment relancer cette défense européenne dont nous avons tant besoin ? D’abord en y consacrant plus de moyens ; les efforts de réduction des déficits budgétaires se sont plus souvent traduits par des coups de rabot uniformes que par une véritable focalisation des États sur leurs missions régaliennes.
“ Initier une dynamique vertueuse susceptible d’essaimer vers d’autres coopérations ”
La montée des menaces conduit déjà certains États européens à réviser leur budget de défense à la hausse. C’est le cas de la France, mais aussi de l’Allemagne, dont les réticences historiques s’estompent progressivement face à la réalité géostratégique mondiale : le pays envisage sérieusement d’augmenter son effort de défense par un investissement de 130 milliards d’euros pour les équipements d’ici à 2030.
Même tendance au Royaume-Uni, où un investissement de 178 milliards de livres pour les équipements et le support sur les dix prochaines années a été annoncé. La Pologne ou encore la Suède suivent le mouvement.
Il va sans dire que ces efforts budgétaires seraient plus efficaces s’ils étaient mieux coordonnés, notamment au service de programmes de défense communs, capables de démultiplier les capacités, rompant avec le cercle vicieux où la raréfaction des crédits pousse les acteurs à se replier sur le champ national.
DÉVELOPPER LES COOPÉRATIONS
À moyen terme, il faut utiliser et approfondir les mécanismes de coopération existants : les outils sont là, mais la volonté politique manque pour assumer l’ambition d’une autonomie stratégique et pour retirer les bénéfices potentiels d’une véritable Europe de la défense.
Donner plus de moyens à l’Agence européenne de défense (AED) pourrait être une piste, prioritairement pour harmoniser les besoins et coordonner les réponses. Mutualiser les capacités devient impératif, en commençant par les plus faciles : transports, logistique, infrastructures, etc.
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Après l’Eurofighter et le Rafale, la question du futur avion de combat se pose.
La question du financement de projets de défense ou de recherche par le budget communautaire mérite également d’être étudiée et il faut saluer les premières tentatives dans ce sens.
À court terme, deux axes pourraient être privilégiés : le rassemblement des États de l’Union autour d’un projet de sécurité mobilisateur ainsi que la canalisation des efforts budgétaires européens vers des projets industriels communs.
PROTÉGER NOS FRONTIÈRES
Il est urgent d’enclencher une dynamique de coopération autour d’un sujet d’intérêt commun : la nécessaire protection des frontières extérieures de l’espace Schengen. En travaillant ensemble sur ce sujet, les États européens pourraient enclencher une dynamique vertueuse susceptible d’essaimer vers d’autres coopérations, plus spécifiquement axées sur la défense, la perméabilité des domaines de la défense et de la sécurité aidant.
Il appartient aux trois nations-cadres que sont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni de prendre la tête du mouvement et de faire de la sécurité l’étincelle conduisant à une coopération militaire accrue.
PRÉPARER L’AVION DE COMBAT DE L’AVENIR
Dans le domaine des programmes, et pour donner un exemple, la question du successeur des avions Rafale et Eurofighter se pose déjà, et une réponse européenne commune à cette question constituerait une avancée majeure.
Alors que les États- Unis et la Chine poussent les feux dans ce domaine et soutiennent la capacité industrielle correspondante, jugée par eux absolument stratégique, les Européens peinent à assurer l’avenir de leur aviation de combat et des compétences industrielles correspondantes.
Face à l’urgence, il convient d’utiliser les recettes qui ont toujours fait avancer la défense européenne : des projets industriels communs ambitieux.