La dématérialisation de l’économie : mythe ou réalité ?

Dossier : Croissance et environnementMagazine N°627 Septembre 2007
Par Jean-Marc JANCOVICI (81)

Un PIB dont nous vou­lons qu’il conti­nue à croître. Des res­sources dont nous vou­lons que la consom­ma­tion annuelle se mette à décroître – ou dont la consom­ma­tion annuelle va décroître, que cela nous plaise ou pas .

Un PIB dont nous vou­lons qu’il conti­nue à croître. Des res­sources dont nous vou­lons que la consom­ma­tion annuelle se mette à décroître – ou dont la consom­ma­tion annuelle va décroître, que cela nous plaise ou pas1. Une aug­men­ta­tion du PIB par habi­tant qui se tra­duit au cours des deux der­niers siècles, dans tous les pays du monde ou à peu près, par une aug­men­ta­tion de la consom­ma­tion d’éner­gie, de sol, de viande, de mine­rais de toute nature, etc., et par une aug­men­ta­tion non moins impor­tante de la pro­duc­tion de déchets de toutes sortes, dont le CO2. Avec, pour tous ces flux, des impasses qui se pré­cisent pour les décen­nies à venir. Enfin cha­cun d’entre nous – et donc nos élus – qui aime la crois­sance chez soi le lun­di mais un peu moins chez les autres le mar­di, la pre­mière étant bonne pour nos emplois et la seconde mau­vaise pour nos enfants, alors qu’il s’a­git bien évi­dem­ment de la même.

Que faire face à cette somme de contra­dic­tions ? Mais c’est évident mon cher Wat­son : dé-ma-té-ria-li-ser. « Avant », impos­sible : notre éco­no­mie se nour­ris­sait de tonnes de char­bon, d’a­cier et de ciment, et les ouvriers res­sor­taient la gueule noir­cie des mines, des loco­mo­tives et des usines : tout cela était d’un « maté­ria­lisme » évident. Heu­reu­se­ment, cette vision ne sera bien­tôt qu’un sou­ve­nir du pas­sé : grâce à Inter­net, l’é­co­no­mie de ser­vices, les loi­sirs, les employés de bureau, les visites payantes au musée2, et encore quelques autres bri­coles com­plè­te­ment déma­té­ria­li­sées, l’employé(e) res­sort de son bureau les mains propres et le pli du pan­ta­lon – ou de la jupe – impec­cable. Pfuit ! Ter­mi­nées les consom­ma­tions maté­rielles, et le PIB va pou­voir mon­ter pen­dant que les consom­ma­tions de res­sources non renou­ve­lables vont bais­ser. Mettre tout le monde der­rière un ordi­na­teur, il suf­fi­sait d’y pen­ser. Nous serons sau­vés par la ter­tia­ri­sa­tion de l’économie.

La véri­té étant, pour reprendre une maxime d’Al­lais (l’é­co­no­miste, pas l’é­cri­vain !), non point l’o­pi­nion de la majo­ri­té, mais ce qui découle de l’ob­ser­va­tion des faits, que disent ces der­niers ? Il est incon­tes­table que la part de l’emploi dans le ter­tiaire (en France) est pas­sée en deux siècles de 15 % à 70 %, avec dimi­nu­tion à due concur­rence de la part des deux autres sec­teurs d’activité.

Mais ce rai­son­ne­ment en pour­cen­tage masque com­plè­te­ment le fait que la part de l’emploi indus­triel a éga­le­ment aug­men­té sans cesse jus­qu’en 1974 (au détri­ment de l’emploi agri­cole), et qu’il y a 8 mil­lions d’ac­tifs dans l’in­dus­trie aujourd’­hui contre 2 mil­lions en 1800. Si nous pre­nons comme ratio non pas la part de l’in­dus­trie dans l’emploi mais le nombre d’emplois indus­triels par hec­tare de sol, avons-nous tant déma­té­ria­li­sé que cela puisque le nombre d’emplois indus­triels par hec­tare a été mul­ti­plié par quatre.

Ce pour­cen­tage ne dit pas non plus si un employé du ter­tiaire de l’an 2000 consomme moins d’eau, d’éner­gie, ou de mine­rai de cuivre qu’un employé de l’in­dus­trie (et des mines) d’il y a un siècle. Si nous pre­nons l’éner­gie ou l’es­pace au sol, le ter­tiaire d’au­jourd’­hui est-il moins consom­ma­teur que l’in­dus­trie d’hier ?

L’INSEE met en effet dans les ser­vices nombre d’ac­ti­vi­tés for­te­ment éner­gi­vores ou dévo­reuses d’es­pace, à com­men­cer par les trans­ports (rou­tier, mari­time ou aérien), les zones com­mer­ciales en péri­phé­rie de ville (et les accès rou­tiers asso­ciés), et encore tout ce qui est logis­tique, loi­sirs, san­té3, ensei­gne­ment, sports, etc. ; ces acti­vi­tés uti­lisent des bâti­ments qu’il va bien fal­loir chauf­fer, des­ser­vir en élec­tri­ci­té, et acces­soi­re­ment ali­men­ter en objets indus­triels pour leur fonc­tion­ne­ment. Quand on sait que bâti­ments et trans­ports, mis bout à bout, sont à l’o­ri­gine de 70 % de la consom­ma­tion d’éner­gie en France4, on mesure que l’as­si­mi­la­tion auto­ma­tique de cette « ter­tia­ri­sa­tion » à une dimi­nu­tion de la pres­sion anthro­pique sur l’en­vi­ron­ne­ment est peut-être un rai­son­ne­ment un peu court. Et de fait, un employé de bureau émet, en 2005, à peu près autant de gaz à effet de serre pour son seul tra­vail (y com­pris la fabri­ca­tion des ordi­na­teurs et de l’im­meuble occu­pé) qu’un Fran­çais de 1960 en émet­tait tous usages confondus.

Enfin, une autre obser­va­tion montre qu’il n’y a point de ter­tiaire… sans indus­trie. Si nous pou­vons pas­ser nos jour­nées confor­ta­ble­ment assis sur une chaise ou der­rière un ordi­na­teur, c’est bien que dans le même temps machines et ouvriers conju­gués fabriquent de plus en plus « à notre place » vête­ments, nour­ri­ture, maté­riaux, et plus géné­ra­le­ment tous les objets de la vie de « tous les jours ». Si nous pas­sons en revue les pays de la pla­nète, n’est-il pas frap­pant de consta­ter que la pro­por­tion d’emplois dans le ter­tiaire est, gros­so modo, pro­por­tion­nelle à la consom­ma­tion d’éner­gie par habi­tant ? La fai­blesse de la consom­ma­tion d’éner­gie par per­sonne conduit-elle à voir appa­raître spon­ta­né­ment des armées d’employés de bureau au Mali, au Népal, ou en Mon­go­lie ? Pas vrai­ment ! Indus­tria­li­sa­tion et aug­men­ta­tion de l’emploi ter­tiaire seraient plu­tôt synonymes…

Peut-on ten­ter une expli­ca­tion ? L’ap­pa­ri­tion d’in­dus­tries sup­pose certes des emplois direc­te­ment rat­ta­chés aux flux maté­riels dans des usines (ouvriers et leur enca­dre­ment), mais il faut aus­si du monde pour dis­tri­buer et admi­nis­trer cette pro­duc­tion, et éven­tuel­le­ment dépla­cer, aider, ou for­mer les clients. Ces emplois – de ser­vice – croissent avec la pro­duc­tion maté­rielle. Ce qui croît aus­si avec la pro­duc­ti­vi­té indus­trielle, c’est le nombre de paires de bras et de jambes qui vont pou­voir s’in­ves­tir dans des ser­vices « de confort » (ensei­gne­ment, garde d’en­fant, ménage, res­tau­ra­tion, etc.), inac­ces­sibles sinon. Il suf­fit dès lors que la per­for­mance des machines uti­li­sées par les ouvriers aug­mente plus rapi­de­ment que la pro­duc­ti­vi­té des employés du com­merce et des ser­vices, et le tour est joué : c’est l’emploi ter­tiaire qui aug­mente le plus vite, mais… au ser­vice de la ges­tion d’une pro­duc­tion indus­trielle qui aug­mente tout autant, d’où une éco­no­mie pas du tout dématérialisée.


Le port indus­triel d’Anvers, Bel­gique (51°13’N – 4°25’E).

Pre­mier centre indus­triel de Bel­gique et deuxième port d’Europe après Rot­ter­dam, Anvers est situé sur les rives de l’Escaut. Chef-lieu de la pro­vince fla­mande du même nom, Anvers s’inscrit aux confins des réseaux flu­viaux, rou­tiers et fer­rés menant vers les Pays-Bas, l’Allemagne, la France et aus­si vers la Grande-Bre­tagne. Cette situa­tion géo­gra­phique a déter­mi­né la voca­tion por­tuaire de la ville, connue aus­si pour être le mar­ché où se négo­cie 80 % de la pro­duc­tion mon­diale de dia­mants bruts. En 2005, plus de 160 mil­lions de tonnes de mar­chan­dises ont tran­si­té sur les quelque 14 000 hec­tares de la zone por­tuaire. Les trois quarts du fret étaient trans­por­tés en conte­neurs, une pro­por­tion inéga­lée en Europe. Actuel­le­ment ce grand port inter­na­tio­nal est en passe de s’équiper d’un parc de 38 éoliennes qui pro­dui­ra l’électricité néces­saire à 74000 foyers. Bien que le vent souffle presque par­tout sur la pla­nète, l’énergie éolienne ne repré­sente aujourd’hui qu’un pour cent de la consom­ma­tion mon­diale d’énergie.

La pro­duc­ti­vi­té ouvrière aug­mente-t-elle vrai­ment plus vite que la pro­duc­ti­vi­té ter­tiaire ? Cela se plaide : il est beau­coup plus facile d’aug­men­ter d’un fac­teur 10 la cadence d’une machine d’embouteillage – ou le nombre de contai­ners char­gés sur un bateau – à emploi qua­si-constant que de mul­ti­plier par trois le nombre d’en­fants confiés à une assis­tante mater­nelle (600 000 emplois en France en 1998) ou à un ensei­gnant du pri­maire et du secon­daire (900 000 emplois). Il sera tout aus­si ardu de mul­ti­plier par trois – sans recou­rir à des machines – le nombre de m2 net­toyés en une jour­née par un agent d’en­tre­tien (1 000 000 d’emplois : pre­mière pro­fes­sion en France) ou encore le nombre de clients qu’un ven­deur peut ser­vir par jour (1 000 000 d’emplois)… L’in­dus­tria­li­sa­tion mas­sive doit donc assez logi­que­ment débou­cher sur une aug­men­ta­tion des flux maté­riels (tant que ça passe)… et de l’emploi dans le ter­tiaire. La seconde évo­lu­tion serait donc plus une marque d’une socié­té de plus en plus maté­rielle ! Et acces­soi­re­ment, cela sug­gère que la sobrié­té éner­gé­tique ren­for­ce­ra la part manuelle du tra­vail et non la diminuera.

Pour com­pli­quer encore le débat, toute dis­cus­sion sur la cor­res­pon­dance entre « déma­té­ria­li­sa­tion » et emploi dans le ter­tiaire se heurte aus­si à un pro­blème de nomen­cla­ture. Faut-il consi­dé­rer comme emploi ter­tiaire un chauf­feur de poids lourd ou une hôtesse de l’air, l’un comme l’autre ayant un emploi bien plus dépen­dant d’une éner­gie abon­dante qu’un ouvrier des mines du siècle der­nier ? Faut-il mettre dans les acti­vi­tés ter­tiaires la dis­tri­bu­tion d’eau, pleine de pompes et de tuyaux par­tout (une sta­tion d’é­pu­ra­tion, cela res­semble bigre­ment à une indus­trie !), un entre­pôt logis­tique, ou encore un hyper­mar­ché de ban­lieue, qui est essen­tiel­le­ment un concen­tra­teur de flux phy­siques (de pro­duits ven­dus, de véhi­cules allant et venant) ? Que don­ne­rait une nomen­cla­ture qui pro­po­se­rait de clas­ser les emplois en fonc­tion de l’in­ten­si­té éner­gé­tique ou l’in­ten­si­té carbone ?

Après la struc­ture de l’emploi, venons-en à ce qui fait l’ob­jet d’un deuxième mal­en­ten­du récur­rent quand on parle de « déma­té­ria­li­sa­tion » : l’u­ti­li­sa­tion d’un ratio uni­taire pour juger d’une nui­sance glo­bale. À l’aune des ratios uni­taires tout va de mieux en mieux Madame la Mar­quise. Il faut quatre à cinq fois moins de terre pour pro­duire un quin­tal de blé qu’il y a un siècle, quatre fois moins d’es­sence pour faire fonc­tion­ner un CV de puis­sance de moteur qu’il y a vingt-cinq ans, deux fois moins d’éner­gie pour chauf­fer un mètre car­ré de bâti­ment qu’il y a trente ans (en France), à peu près dix fois moins d’éner­gie pour faire une tonne de verre, et ain­si de suite : nombre de ratios uni­taires s’a­mé­liorent signi­fi­ca­ti­ve­ment sur quelques décen­nies. Il faut aujourd’­hui 25 % d’éner­gie de moins pour pro­duire un euro de PIB en France qu’il y a trente ans, et c’est ce résul­tat qui conduit sou­vent à la conclu­sion que l’é­co­no­mie se « dématérialise ».
Mais… le sys­tème Terre n’en a cure, et dans le même temps que nous « déma­té­ria­li­sons » ain­si la pro­messe d’en­nuis futurs aug­mente. En effet, peu chaut à notre pla­nète que les véhi­cules ou les indus­tries soient uni­tai­re­ment plus effi­caces : ce qu’elle « voit » c’est la consom­ma­tion glo­bale pour tout ce qui est flux de matière ou d’éner­gie, ou rejets, par exemple de CO2. C’est bien la quan­ti­té totale consom­mée qui condi­tionne la date du pic de pro­duc­tion pour toute res­source dont le stock ini­tial est don­né une bonne fois pour toutes5, et non la consom­ma­tion par objet fabri­qué ou uti­li­sé. Le gra­phique 2 illustre très bien, sur les cas par­ti­cu­liers de l’éner­gie et du CO2, cet anta­go­nisme : les ratios uni­taires baissent (ce qui séduit notre cer­velle), mais les nui­sances glo­bales aug­mentent (et c’est la seule chose qui importe à la planète).

Fort bien, dira l’es­prit ana­ly­tique : pour le moment, l’é­co­no­mie va plus vite que les pro­grès uni­taires, mais, si nous nous y met­tons vrai­ment, à nous l’in­verse, la crois­sance per­pé­tuelle sans les ennuis de la crois­sance per­pé­tuelle. Peut-on dis­cu­ter quan­ti­ta­ti­ve­ment cette « théorie » ?

On me par­don­ne­ra un cer­tain tro­pisme pour les émis­sions humaines de CO2, mais c’est pour­tant cette molé­cule toute simple qui va me ser­vir pour la démons­tra­tion qui suit. Nos émis­sions de CO2 pos­sèdent en effet un avan­tage incom­pa­rable dans toute spé­cu­la­tion sur l’a­ve­nir : elles font l’ob­jet d’une double contrainte exo­gène, rela­ti­ve­ment facile à carac­té­ri­ser. La pre­mière d’entre elles est dic­tée par les mathé­ma­tiques : comme le CO2 émis par l’homme est issu de la com­bus­tion des hydro­car­bures et du défri­che­ment des sur­faces fores­tières, et que le stock d’hy­dro­car­bures est fini aux échelles de temps qui nous inté­ressent6, tout comme la sur­face des forêts, il est abso­lu­ment cer­tain que nos émis­sions de CO2 vont pas­ser par un maxi­mum, puis tendre vers zéro à l’in­fi­ni7. Ces émis­sions de CO2 seront donc « un jour » infé­rieures de moi­tié (et même infé­rieures du quart, du dixième…) à ce qu’elles sont aujourd’­hui, que cela nous plaise ou pas. La deuxième contrainte exo­gène est fixée par le cli­mat : pour que la concen­tra­tion atmo­sphé­rique de CO2 cesse d’aug­men­ter, il faut pré­ci­sé­ment que nos émis­sions de ce gaz rede­viennent infé­rieures à la moi­tié de ce qu’elles étaient en 1990. Certes, cette dimi­nu­tion est cer­taine « un jour », comme le para­graphe pré­cé­dent l’ex­pose, mais pour évi­ter que le chan­ge­ment cli­ma­tique ne devienne une force de rap­pel encore plus contrai­gnante que la géo­lo­gie, nous serions bien avi­sés de par­ve­nir à ce résul­tat le plus vite pos­sible, disons d’i­ci 2050.

La ques­tion qui se pose alors est d’une sim­pli­ci­té biblique : cet impé­ra­tif phy­sique trouve-t-il faci­le­ment sa place dans la « crois­sance » telle que nous la conce­vons ? C’est une petite équa­tion toute simple, que la légende attri­bue à un pro­fes­seur japo­nais dénom­mé Kaya, qui va nous aider à répondre à cette ques­tion. Cette équa­tion (ci-des­sous) s’ob­tient tout sim­ple­ment en mul­ti­pliant et en divi­sant les émis­sions de CO2 par, suc­ces­si­ve­ment, l’éner­gie consom­mée (dans le monde), le PIB mon­dial, et enfin la popu­la­tion mon­diale. Si nous expri­mons cette équa­tion avec des mots, cela donne ce qui suit :

Émis­sions de CO2 = Inten­si­té CO2 de l’éner­gie x Inten­si­té éner­gé­tique du PIB x PIB par per­sonne x Population.

Cette cui­sine un peu par­ti­cu­lière per­met alors d’ex­pri­mer les émis­sions de CO2 comme le pro­duit de quatre termes sur les­quels nous tenons des rai­son­ne­ments indé­pen­dants : ceux qui parlent démo­gra­phie s’in­té­ressent rare­ment à l’in­ten­si­té éner­gé­tique du PIB ; ceux qui dis­sertent le plus sur la crois­sance du PIB par per­sonne sont rare­ment très sou­cieux de savoir s’il est « CO2-com­pa­tible », ou s’il se conjugue avec la popu­la­tion, etc. Le grand mérite d’une éga­li­té, aurait dit La Palisse, c’est que les deux termes doivent être égaux. De ce fait, si le terme de gauche est sous contrainte, alors le pro­duit des quatre termes de droite doit subir la même, et cela per­met de repla­cer dans une même dis­cus­sion démo­gra­phie, PIB, éner­gie et CO2. En par­ti­cu­lier, s’il est cer­tain que les émis­sions de CO2 vont être divi­sées par deux, et s’il est sou­hai­table que cela se pro­duise d’i­ci 2050, com­bien cela contraint-il les termes de droite

Com­men­çons par la popu­la­tion : de 6 mil­liards en 2000, elle s’a­che­mine vers 9 en 2050 (du moins si aucune régu­la­tion bru­tale n’in­ter­vient). Mais comme il serait d’une por­tée pra­tique limi­tée de sug­gé­rer une divi­sion volon­taire de la popu­la­tion par deux en cin­quante ans pour res­pec­ter l’é­ga­li­té, oublions cette marge de manœuvre et pas­sons à la suite8.

Quid du PIB par per­sonne ? Une aug­men­ta­tion annuelle de 2 % du PIB par habi­tant, ce qui est la borne infé­rieure de ce que tout élu tente d’ob­te­nir lors­qu’il est en fonc­tion, aug­mente cette valeur d’un fac­teur 3 en cin­quante ans9.

Avant d’en­ga­ger la suite de la dis­cus­sion, nous voi­ci donc avec un terme de gauche dont nous aime­rions qu’il baisse de 50 % en cin­quante ans, et un pro­duit des deux termes les plus à droite qui repré­sente une mul­ti­pli­ca­tion par 4,5 envi­ron sur le même laps de temps. Ques­tion : les deux termes res­tants, qui se conjuguent pour don­ner l’in­ten­si­té CO2 du PIB, peuvent-ils assu­rer une divi­sion par un fac­teur 9 à 10 en cin­quante ans ? Peut-on, en qua­rante-cinq ou cin­quante ans, faire un dol­lar de PIB avec 10 fois moins de CO2 ?

L’in­ten­si­té éner­gé­tique de l’é­co­no­mie s’est amé­lio­rée de 30 % dans le monde en trente-cinq ans, période qui inclut la suite du double choc pétro­lier de 1973–1979 et la mul­ti­pli­ca­tion par 10 des prix du pétrole, une inci­ta­tion autre­ment plus puis­sante à faire des efforts que la morale. La pro­lon­ga­tion d’un taux de dimi­nu­tion iden­tique amè­ne­rait une réduc­tion de 40 % en cin­quante ans envi­ron, et c’est peut-être faire preuve d’op­ti­misme. Comme pour l’in­ten­si­té CO2 de l’é­co­no­mie, ce ratio évo­lue dans le mau­vais sens depuis quatre à cinq ans, et ce sont les pre­miers efforts, déjà faits, les plus faciles.

La jux­ta­po­si­tion des hypo­thèses pré­cé­dentes amène « mathé­ma­ti­que­ment » à cette conclu­sion sur le der­nier terme : l’in­ten­si­té CO2 de l’éner­gie doit être divi­sée par 4 (en paral­lèle d’un dou­ble­ment de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en éner­gie sur cin­quante ans), alors que cette inten­si­té a péni­ble­ment gagné 10 % en trente-cinq ans (gra­phique ci-des­sus). Facile ? Sûre­ment pas. Pos­sible ? Beau sujet de débat : il fau­drait 6 000 à 15 000 réac­teurs nucléaires en fonc­tion­ne­ment (450 aujourd’­hui), mul­ti­plier par 7 la contri­bu­tion de la bio­masse, affec­tant la qua­si-tota­li­té des forêts actuelles à un usage éner­gé­tique, et dans le même temps mul­ti­plier par 7 les lacs de bar­rage. Oublions le pho­to­vol­taïque et l’éo­lien dans ce scé­na­rio : même avec de forts taux de crois­sance, pas­ser des 0,05 % actuels (éolien) ou 0,005 % actuels (pho­to­vol­taïque) dans le total mon­dial à quelque chose qui soit suf­fi­sant pour bou­cler l’é­ga­li­té ci-des­sus (en qua­rante-cinq ans) est pro­pre­ment impensable.

Il en res­sort inévi­ta­ble­ment cette ques­tion : comme « l’en­vi­ron­ne­ment » (c’est-à-dire des émis­sions de CO2 divi­sées par deux) fini­ra par gagner, et à sup­po­ser que les autres termes conju­gués ne fassent pas l’ob­jet d’une divi­sion par deux, quelle est l’é­vo­lu­tion du PIB par per­sonne qui pren­dra place dans ce contexte ?

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1. Voir par exemple l’ar­ticle Bau­quis-Le Treut-Rogeaux dans ce même numéro.
2. Cela ren­voie à une anec­dote authen­tique : lors d’un col­loque orga­ni­sé juste avant les pré­si­den­tielles de 2002, un homme poli­tique connu avait indi­qué, à la suite d’une ques­tion de l’au­teur sur la manière de décou­pler éco­no­mie et flux maté­riels, que cela se ferait sans pro­blème parce que « les gens iraient au musée pen­dant leur temps libre, ce qui contri­bue­rait au PIB ». L’é­pi­sode serait risible (et du reste il a fait rire toute la salle) s’il n’é­tait, au fond, dra­ma­tique, car il illustre très bien l’im­mense fai­blesse de la réflexion, dans les sphères poli­tiques, sur la com­pa­ti­bi­li­té entre la vision « clas­sique » de l’a­ve­nir et les limites phy­siques du monde.
3. Dans nombre de villes de pro­vince en France, l’hô­pi­tal est le pre­mier employeur, or un hôpi­tal, cela pos­sède une grosse chau­dière, voit pas­ser des véhi­cules en quan­ti­té impor­tante, et com­porte nombre de machines, de fils et de tuyaux…
4. Mais 50 % des émis­sions de gaz à effet de serre, à cause du très faible conte­nu en CO2 de l’élec­tri­ci­té fran­çaise. La cor­res­pon­dance entre part dans l’éner­gie et part dans le CO2 est plus forte à l’é­chelle mon­diale, 40 % de l’élec­tri­ci­té mon­diale étant faite au char­bon, et 20 % au gaz.
5. La cer­ti­tude du « pic de pro­duc­tion » pour le pétrole, le gaz, le char­bon, ou n’im­porte quel mine­rai se démontre mathé­ma­ti­que­ment : c’est la simple appli­ca­tion aux hydro­car­bures d’un théo­rème sur les inté­grales bor­nées que nous avons tous eu comme exer­cice de colle…
6. S’il faut 300 mil­lions d’an­nées pour faire du char­bon ou 50 mil­lions d’an­nées pour faire du pétrole, on peut consi­dé­rer que c’est le cas.
7. Cf. le même théo­rème sur les inté­grales bornées !
8. Inci­dem­ment, rap­pe­lons que nombre de per­sonnes, dans notre pays, sug­gèrent au contraire qu’il faut favo­ri­ser l’ac­crois­se­ment démo­gra­phique pour payer les retraites. Dans les condi­tions actuelles, sommes-nous sûrs que nous sommes capables de léguer à ces des­cen­dants un capi­tal natu­rel suf­fi­sant pour assu­rer leur « crois­sance » et la nôtre en prime, puis­qu’ils sont cen­sés assu­rer nos vieux jours ?
9. 2,7 pour être pré­cis : 1,02 à la puis­sance 50.

Les pro­pos tenus ici n’engagent en rien le groupe X‑Environnement, dont il faut rap­pe­ler que, sta­tu­tai­re­ment, il ne peut avoir aucune prise de posi­tion publique au nom de tout ou par­tie de la commu​nauté polytechnicienne.

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