La dématérialisation de l’économie : mythe ou réalité ?
Un PIB dont nous voulons qu’il continue à croître. Des ressources dont nous voulons que la consommation annuelle se mette à décroître – ou dont la consommation annuelle va décroître, que cela nous plaise ou pas .
Un PIB dont nous voulons qu’il continue à croître. Des ressources dont nous voulons que la consommation annuelle se mette à décroître – ou dont la consommation annuelle va décroître, que cela nous plaise ou pas1. Une augmentation du PIB par habitant qui se traduit au cours des deux derniers siècles, dans tous les pays du monde ou à peu près, par une augmentation de la consommation d’énergie, de sol, de viande, de minerais de toute nature, etc., et par une augmentation non moins importante de la production de déchets de toutes sortes, dont le CO2. Avec, pour tous ces flux, des impasses qui se précisent pour les décennies à venir. Enfin chacun d’entre nous – et donc nos élus – qui aime la croissance chez soi le lundi mais un peu moins chez les autres le mardi, la première étant bonne pour nos emplois et la seconde mauvaise pour nos enfants, alors qu’il s’agit bien évidemment de la même.
Que faire face à cette somme de contradictions ? Mais c’est évident mon cher Watson : dé-ma-té-ria-li-ser. « Avant », impossible : notre économie se nourrissait de tonnes de charbon, d’acier et de ciment, et les ouvriers ressortaient la gueule noircie des mines, des locomotives et des usines : tout cela était d’un « matérialisme » évident. Heureusement, cette vision ne sera bientôt qu’un souvenir du passé : grâce à Internet, l’économie de services, les loisirs, les employés de bureau, les visites payantes au musée2, et encore quelques autres bricoles complètement dématérialisées, l’employé(e) ressort de son bureau les mains propres et le pli du pantalon – ou de la jupe – impeccable. Pfuit ! Terminées les consommations matérielles, et le PIB va pouvoir monter pendant que les consommations de ressources non renouvelables vont baisser. Mettre tout le monde derrière un ordinateur, il suffisait d’y penser. Nous serons sauvés par la tertiarisation de l’économie.
La vérité étant, pour reprendre une maxime d’Allais (l’économiste, pas l’écrivain !), non point l’opinion de la majorité, mais ce qui découle de l’observation des faits, que disent ces derniers ? Il est incontestable que la part de l’emploi dans le tertiaire (en France) est passée en deux siècles de 15 % à 70 %, avec diminution à due concurrence de la part des deux autres secteurs d’activité.
Mais ce raisonnement en pourcentage masque complètement le fait que la part de l’emploi industriel a également augmenté sans cesse jusqu’en 1974 (au détriment de l’emploi agricole), et qu’il y a 8 millions d’actifs dans l’industrie aujourd’hui contre 2 millions en 1800. Si nous prenons comme ratio non pas la part de l’industrie dans l’emploi mais le nombre d’emplois industriels par hectare de sol, avons-nous tant dématérialisé que cela puisque le nombre d’emplois industriels par hectare a été multiplié par quatre.
Ce pourcentage ne dit pas non plus si un employé du tertiaire de l’an 2000 consomme moins d’eau, d’énergie, ou de minerai de cuivre qu’un employé de l’industrie (et des mines) d’il y a un siècle. Si nous prenons l’énergie ou l’espace au sol, le tertiaire d’aujourd’hui est-il moins consommateur que l’industrie d’hier ?
L’INSEE met en effet dans les services nombre d’activités fortement énergivores ou dévoreuses d’espace, à commencer par les transports (routier, maritime ou aérien), les zones commerciales en périphérie de ville (et les accès routiers associés), et encore tout ce qui est logistique, loisirs, santé3, enseignement, sports, etc. ; ces activités utilisent des bâtiments qu’il va bien falloir chauffer, desservir en électricité, et accessoirement alimenter en objets industriels pour leur fonctionnement. Quand on sait que bâtiments et transports, mis bout à bout, sont à l’origine de 70 % de la consommation d’énergie en France4, on mesure que l’assimilation automatique de cette « tertiarisation » à une diminution de la pression anthropique sur l’environnement est peut-être un raisonnement un peu court. Et de fait, un employé de bureau émet, en 2005, à peu près autant de gaz à effet de serre pour son seul travail (y compris la fabrication des ordinateurs et de l’immeuble occupé) qu’un Français de 1960 en émettait tous usages confondus.
Enfin, une autre observation montre qu’il n’y a point de tertiaire… sans industrie. Si nous pouvons passer nos journées confortablement assis sur une chaise ou derrière un ordinateur, c’est bien que dans le même temps machines et ouvriers conjugués fabriquent de plus en plus « à notre place » vêtements, nourriture, matériaux, et plus généralement tous les objets de la vie de « tous les jours ». Si nous passons en revue les pays de la planète, n’est-il pas frappant de constater que la proportion d’emplois dans le tertiaire est, grosso modo, proportionnelle à la consommation d’énergie par habitant ? La faiblesse de la consommation d’énergie par personne conduit-elle à voir apparaître spontanément des armées d’employés de bureau au Mali, au Népal, ou en Mongolie ? Pas vraiment ! Industrialisation et augmentation de l’emploi tertiaire seraient plutôt synonymes…
Peut-on tenter une explication ? L’apparition d’industries suppose certes des emplois directement rattachés aux flux matériels dans des usines (ouvriers et leur encadrement), mais il faut aussi du monde pour distribuer et administrer cette production, et éventuellement déplacer, aider, ou former les clients. Ces emplois – de service – croissent avec la production matérielle. Ce qui croît aussi avec la productivité industrielle, c’est le nombre de paires de bras et de jambes qui vont pouvoir s’investir dans des services « de confort » (enseignement, garde d’enfant, ménage, restauration, etc.), inaccessibles sinon. Il suffit dès lors que la performance des machines utilisées par les ouvriers augmente plus rapidement que la productivité des employés du commerce et des services, et le tour est joué : c’est l’emploi tertiaire qui augmente le plus vite, mais… au service de la gestion d’une production industrielle qui augmente tout autant, d’où une économie pas du tout dématérialisée.
La productivité ouvrière augmente-t-elle vraiment plus vite que la productivité tertiaire ? Cela se plaide : il est beaucoup plus facile d’augmenter d’un facteur 10 la cadence d’une machine d’embouteillage – ou le nombre de containers chargés sur un bateau – à emploi quasi-constant que de multiplier par trois le nombre d’enfants confiés à une assistante maternelle (600 000 emplois en France en 1998) ou à un enseignant du primaire et du secondaire (900 000 emplois). Il sera tout aussi ardu de multiplier par trois – sans recourir à des machines – le nombre de m2 nettoyés en une journée par un agent d’entretien (1 000 000 d’emplois : première profession en France) ou encore le nombre de clients qu’un vendeur peut servir par jour (1 000 000 d’emplois)… L’industrialisation massive doit donc assez logiquement déboucher sur une augmentation des flux matériels (tant que ça passe)… et de l’emploi dans le tertiaire. La seconde évolution serait donc plus une marque d’une société de plus en plus matérielle ! Et accessoirement, cela suggère que la sobriété énergétique renforcera la part manuelle du travail et non la diminuera.
Pour compliquer encore le débat, toute discussion sur la correspondance entre « dématérialisation » et emploi dans le tertiaire se heurte aussi à un problème de nomenclature. Faut-il considérer comme emploi tertiaire un chauffeur de poids lourd ou une hôtesse de l’air, l’un comme l’autre ayant un emploi bien plus dépendant d’une énergie abondante qu’un ouvrier des mines du siècle dernier ? Faut-il mettre dans les activités tertiaires la distribution d’eau, pleine de pompes et de tuyaux partout (une station d’épuration, cela ressemble bigrement à une industrie !), un entrepôt logistique, ou encore un hypermarché de banlieue, qui est essentiellement un concentrateur de flux physiques (de produits vendus, de véhicules allant et venant) ? Que donnerait une nomenclature qui proposerait de classer les emplois en fonction de l’intensité énergétique ou l’intensité carbone ?
Après la structure de l’emploi, venons-en à ce qui fait l’objet d’un deuxième malentendu récurrent quand on parle de « dématérialisation » : l’utilisation d’un ratio unitaire pour juger d’une nuisance globale. À l’aune des ratios unitaires tout va de mieux en mieux Madame la Marquise. Il faut quatre à cinq fois moins de terre pour produire un quintal de blé qu’il y a un siècle, quatre fois moins d’essence pour faire fonctionner un CV de puissance de moteur qu’il y a vingt-cinq ans, deux fois moins d’énergie pour chauffer un mètre carré de bâtiment qu’il y a trente ans (en France), à peu près dix fois moins d’énergie pour faire une tonne de verre, et ainsi de suite : nombre de ratios unitaires s’améliorent significativement sur quelques décennies. Il faut aujourd’hui 25 % d’énergie de moins pour produire un euro de PIB en France qu’il y a trente ans, et c’est ce résultat qui conduit souvent à la conclusion que l’économie se « dématérialise ».
Mais… le système Terre n’en a cure, et dans le même temps que nous « dématérialisons » ainsi la promesse d’ennuis futurs augmente. En effet, peu chaut à notre planète que les véhicules ou les industries soient unitairement plus efficaces : ce qu’elle « voit » c’est la consommation globale pour tout ce qui est flux de matière ou d’énergie, ou rejets, par exemple de CO2. C’est bien la quantité totale consommée qui conditionne la date du pic de production pour toute ressource dont le stock initial est donné une bonne fois pour toutes5, et non la consommation par objet fabriqué ou utilisé. Le graphique 2 illustre très bien, sur les cas particuliers de l’énergie et du CO2, cet antagonisme : les ratios unitaires baissent (ce qui séduit notre cervelle), mais les nuisances globales augmentent (et c’est la seule chose qui importe à la planète).
Fort bien, dira l’esprit analytique : pour le moment, l’économie va plus vite que les progrès unitaires, mais, si nous nous y mettons vraiment, à nous l’inverse, la croissance perpétuelle sans les ennuis de la croissance perpétuelle. Peut-on discuter quantitativement cette « théorie » ?
On me pardonnera un certain tropisme pour les émissions humaines de CO2, mais c’est pourtant cette molécule toute simple qui va me servir pour la démonstration qui suit. Nos émissions de CO2 possèdent en effet un avantage incomparable dans toute spéculation sur l’avenir : elles font l’objet d’une double contrainte exogène, relativement facile à caractériser. La première d’entre elles est dictée par les mathématiques : comme le CO2 émis par l’homme est issu de la combustion des hydrocarbures et du défrichement des surfaces forestières, et que le stock d’hydrocarbures est fini aux échelles de temps qui nous intéressent6, tout comme la surface des forêts, il est absolument certain que nos émissions de CO2 vont passer par un maximum, puis tendre vers zéro à l’infini7. Ces émissions de CO2 seront donc « un jour » inférieures de moitié (et même inférieures du quart, du dixième…) à ce qu’elles sont aujourd’hui, que cela nous plaise ou pas. La deuxième contrainte exogène est fixée par le climat : pour que la concentration atmosphérique de CO2 cesse d’augmenter, il faut précisément que nos émissions de ce gaz redeviennent inférieures à la moitié de ce qu’elles étaient en 1990. Certes, cette diminution est certaine « un jour », comme le paragraphe précédent l’expose, mais pour éviter que le changement climatique ne devienne une force de rappel encore plus contraignante que la géologie, nous serions bien avisés de parvenir à ce résultat le plus vite possible, disons d’ici 2050.
La question qui se pose alors est d’une simplicité biblique : cet impératif physique trouve-t-il facilement sa place dans la « croissance » telle que nous la concevons ? C’est une petite équation toute simple, que la légende attribue à un professeur japonais dénommé Kaya, qui va nous aider à répondre à cette question. Cette équation (ci-dessous) s’obtient tout simplement en multipliant et en divisant les émissions de CO2 par, successivement, l’énergie consommée (dans le monde), le PIB mondial, et enfin la population mondiale. Si nous exprimons cette équation avec des mots, cela donne ce qui suit :
Émissions de CO2 = Intensité CO2 de l’énergie x Intensité énergétique du PIB x PIB par personne x Population.
Cette cuisine un peu particulière permet alors d’exprimer les émissions de CO2 comme le produit de quatre termes sur lesquels nous tenons des raisonnements indépendants : ceux qui parlent démographie s’intéressent rarement à l’intensité énergétique du PIB ; ceux qui dissertent le plus sur la croissance du PIB par personne sont rarement très soucieux de savoir s’il est « CO2-compatible », ou s’il se conjugue avec la population, etc. Le grand mérite d’une égalité, aurait dit La Palisse, c’est que les deux termes doivent être égaux. De ce fait, si le terme de gauche est sous contrainte, alors le produit des quatre termes de droite doit subir la même, et cela permet de replacer dans une même discussion démographie, PIB, énergie et CO2. En particulier, s’il est certain que les émissions de CO2 vont être divisées par deux, et s’il est souhaitable que cela se produise d’ici 2050, combien cela contraint-il les termes de droite
Commençons par la population : de 6 milliards en 2000, elle s’achemine vers 9 en 2050 (du moins si aucune régulation brutale n’intervient). Mais comme il serait d’une portée pratique limitée de suggérer une division volontaire de la population par deux en cinquante ans pour respecter l’égalité, oublions cette marge de manœuvre et passons à la suite8.
Quid du PIB par personne ? Une augmentation annuelle de 2 % du PIB par habitant, ce qui est la borne inférieure de ce que tout élu tente d’obtenir lorsqu’il est en fonction, augmente cette valeur d’un facteur 3 en cinquante ans9.
Avant d’engager la suite de la discussion, nous voici donc avec un terme de gauche dont nous aimerions qu’il baisse de 50 % en cinquante ans, et un produit des deux termes les plus à droite qui représente une multiplication par 4,5 environ sur le même laps de temps. Question : les deux termes restants, qui se conjuguent pour donner l’intensité CO2 du PIB, peuvent-ils assurer une division par un facteur 9 à 10 en cinquante ans ? Peut-on, en quarante-cinq ou cinquante ans, faire un dollar de PIB avec 10 fois moins de CO2 ?
L’intensité énergétique de l’économie s’est améliorée de 30 % dans le monde en trente-cinq ans, période qui inclut la suite du double choc pétrolier de 1973–1979 et la multiplication par 10 des prix du pétrole, une incitation autrement plus puissante à faire des efforts que la morale. La prolongation d’un taux de diminution identique amènerait une réduction de 40 % en cinquante ans environ, et c’est peut-être faire preuve d’optimisme. Comme pour l’intensité CO2 de l’économie, ce ratio évolue dans le mauvais sens depuis quatre à cinq ans, et ce sont les premiers efforts, déjà faits, les plus faciles.
La juxtaposition des hypothèses précédentes amène « mathématiquement » à cette conclusion sur le dernier terme : l’intensité CO2 de l’énergie doit être divisée par 4 (en parallèle d’un doublement de l’approvisionnement en énergie sur cinquante ans), alors que cette intensité a péniblement gagné 10 % en trente-cinq ans (graphique ci-dessus). Facile ? Sûrement pas. Possible ? Beau sujet de débat : il faudrait 6 000 à 15 000 réacteurs nucléaires en fonctionnement (450 aujourd’hui), multiplier par 7 la contribution de la biomasse, affectant la quasi-totalité des forêts actuelles à un usage énergétique, et dans le même temps multiplier par 7 les lacs de barrage. Oublions le photovoltaïque et l’éolien dans ce scénario : même avec de forts taux de croissance, passer des 0,05 % actuels (éolien) ou 0,005 % actuels (photovoltaïque) dans le total mondial à quelque chose qui soit suffisant pour boucler l’égalité ci-dessus (en quarante-cinq ans) est proprement impensable.
Il en ressort inévitablement cette question : comme « l’environnement » (c’est-à-dire des émissions de CO2 divisées par deux) finira par gagner, et à supposer que les autres termes conjugués ne fassent pas l’objet d’une division par deux, quelle est l’évolution du PIB par personne qui prendra place dans ce contexte ?
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1. Voir par exemple l’article Bauquis-Le Treut-Rogeaux dans ce même numéro.
2. Cela renvoie à une anecdote authentique : lors d’un colloque organisé juste avant les présidentielles de 2002, un homme politique connu avait indiqué, à la suite d’une question de l’auteur sur la manière de découpler économie et flux matériels, que cela se ferait sans problème parce que « les gens iraient au musée pendant leur temps libre, ce qui contribuerait au PIB ». L’épisode serait risible (et du reste il a fait rire toute la salle) s’il n’était, au fond, dramatique, car il illustre très bien l’immense faiblesse de la réflexion, dans les sphères politiques, sur la compatibilité entre la vision « classique » de l’avenir et les limites physiques du monde.
3. Dans nombre de villes de province en France, l’hôpital est le premier employeur, or un hôpital, cela possède une grosse chaudière, voit passer des véhicules en quantité importante, et comporte nombre de machines, de fils et de tuyaux…
4. Mais 50 % des émissions de gaz à effet de serre, à cause du très faible contenu en CO2 de l’électricité française. La correspondance entre part dans l’énergie et part dans le CO2 est plus forte à l’échelle mondiale, 40 % de l’électricité mondiale étant faite au charbon, et 20 % au gaz.
5. La certitude du « pic de production » pour le pétrole, le gaz, le charbon, ou n’importe quel minerai se démontre mathématiquement : c’est la simple application aux hydrocarbures d’un théorème sur les intégrales bornées que nous avons tous eu comme exercice de colle…
6. S’il faut 300 millions d’années pour faire du charbon ou 50 millions d’années pour faire du pétrole, on peut considérer que c’est le cas.
7. Cf. le même théorème sur les intégrales bornées !
8. Incidemment, rappelons que nombre de personnes, dans notre pays, suggèrent au contraire qu’il faut favoriser l’accroissement démographique pour payer les retraites. Dans les conditions actuelles, sommes-nous sûrs que nous sommes capables de léguer à ces descendants un capital naturel suffisant pour assurer leur « croissance » et la nôtre en prime, puisqu’ils sont censés assurer nos vieux jours ?
9. 2,7 pour être précis : 1,02 à la puissance 50.
Les propos tenus ici n’engagent en rien le groupe X‑Environnement, dont il faut rappeler que, statutairement, il ne peut avoir aucune prise de position publique au nom de tout ou partie de la communauté polytechnicienne.