La difficile intégration régionale des États africains
Depuis 1963 et la victoire des régionalistes pragmatiques, on parle de régionalisme ou de panafricanisme d’intégration régionale en Afrique. L’OUA, devenue l’Union africaine en 2002, agit comme un outil plus de coopération que d’intégration entre les États africains. Nonobstant le désaveu des « progressistes », l’idéal panafricain n’a guère disparu au sein de l’Afrique. Au contraire, il continue de traverser les esprits des uns et des autres, tous bords confondus. Le chantier de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) lancé en 2017 s’inscrit dans cette filiation commune.
Depuis l’origine, la trajectoire de l’intégration régionale africaine est sous-tendue par des considérations essentiellement politiques. Le processus démarre avec la naissance de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) le 24 mai 1963, après l’affrontement entre les progressistes du groupe dit « de Casablanca », partisans des États-Unis d’Afrique (Nasser, Nkrumah, Modibo Keita, Sékou Touré), et les partisans d’une Afrique des États réunis dans le groupe de « Monrovia » (Houphouët-Boigny, Senghor…). Entre les deux groupes, la bataille d’idées fut âpre. Au final, c’est le groupe des régionalistes pragmatiques ou modérés qui l’a emporté, au détriment du panafricanisme maximaliste.
Un modèle d’intégration calqué sur le modèle de la construction européenne
Inspirées par le succès du modèle européen, de la Communauté économique européenne (CEE) à l’Union européenne (UE), les aspirations renouvelées des gouvernements africains en faveur de l’intégration et de la coopération régionales se sont focalisées dans les années 1980 sur la recherche de solutions à la crise économique profonde et prolongée qui frappait alors le continent. C’est dans cet environnement devenu à bien des égards plus propice à la promotion d’une intégration régionale à caractère économique que sont nées les Communautés économiques régionales (CER).
Ces communautés, instaurées par le traité d’Abuja en 1994, ont été mises sur pied dans l’optique d’une intégration commerciale qui se voulait dans un premier temps régionale, et éventuellement devenir continentale par la suite. Pour des raisons historiques et financières, cette intégration régionale africaine s’appuie sur le modèle développé par l’Union européenne (UE), lequel privilégie les structures formelles destinées à encadrer juridiquement et institutionnellement les flux de biens, de personnes, d’idées et de capitaux.
Quatorze structures de coopération
Les CER se sont donc développées de façon autonome, si bien que leurs rôles et leurs structures diffèrent de l’une à l’autre. On en compte aujourd’hui huit reconnues par l’Union africaine. Tous ces blocs sont chacun engagés dans un processus dont les progrès sont aujourd’hui inégaux. Certains sont déjà en zone de libre-échange, voire d’union douanière (Comesa, Common Market for Eastern and Southern Africa – EAC, East African Community – Cédéao, Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest – SADC, Southern African Development Community), alors que d’autres restent peu avancés (CEEAC, Communauté économique des États de l’Afrique centrale – UMA, Union du Maghreb arabe…).
“Le continent africain est aujourd’hui le plus morcelé au monde.”
Malgré la présence de ces huit communautés économiques régionales et des six communautés sous-régionales, le bilan économique de l’intégration reste aujourd’hui mitigé. En dépit de ces blocs régionaux censés représenter autant d’espaces de libre circulation des personnes, des biens et des services, et de près de deux cents accords de coopération intra-africains, le continent africain est aujourd’hui le plus morcelé au monde et celui qui échange le moins avec lui-même, du moins sur le plan formel : 16 % contre 67 % pour l’Europe et 61 % pour l’Asie.
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Des obstacles nombreux et bien enracinés
Les limites au commerce intra-africain sont importantes, comparées à d’autres régions du monde : la taille des marchés dans les petits ensembles qui n’a pas permis d’obtenir des économies d’échelle significatives, des pays aux structures économiques proches et non complémentaires, qui n’ont donc que peu de biens complémentaires à échanger. Citons également les réticences des États à abaisser leurs barrières douanières et à renoncer ainsi aux revenus correspondants (les taxes et droits collectés par les douanes pèsent entre 30 et 50 % des recettes fiscales nationales en Afrique).
Sur le terrain, les obstacles auxquels sont confrontées les entreprises africaines exportatrices et importatrices sont légion et difficilement contournables. Outre des barrières tarifaires élevées à l’intérieur du continent, les barrières non tarifaires sont connues : les obstacles sanitaires, phytosanitaires et techniques ; des procédures douanières restrictives ; la question de la monnaie, à l’exemple de la Cédéao qui, avec quinze pays membres, compte huit monnaies différentes ; et aussi celle du pluralisme juridique en matière de droit des affaires.
Autre obstacle pour les entreprises, probablement le plus contraignant, le déficit d’infrastructures de transport qui pénalise les capacités à commercer sur le continent. À titre d’exemple, le transport de marchandises entre Douala (Cameroun) et N’Djamena (Tchad), éloignés de seulement 1 200 km, coûte six fois plus cher qu’entre Shanghai et Douala, et demande trois fois plus de temps.
Les frontières terrestres et l’intégration de proximité
Héritage de la colonisation, les 83 500 km de frontières politiques terrestres d’Afrique sont devenus des frontières africaines assumées par l’Union africaine. Très difficiles à gérer (onze États ont plus de 5 000 km de frontières), parfois poreuses et sources d’insécurité, elles freinent la libre circulation des personnes (besoin de 38 visas pour un ressortissant africain qui veut faire le tour des 54 pays du continent, soit bien plus que s’il avait été détenteur d’un passeport américain) et génèrent des flux d’échange informels très importants.
C’est particulièrement le cas de l’Afrique de l’Ouest, une région connue à la fois pour ses multiples institutions régionales et pour la grande instabilité politique qui règne aux marges géographiques des États, mais où prospèrent d’intenses flux d’échanges transfrontaliers. Cette intégration, réalisée en marge des institutions, à travers les organisations marchandes transfrontalières, soulève interrogations et débats : ferment du marché régional pour les uns, fraude, détournement des protections et concurrence déloyale à l’égard des productions locales pour les autres, commerce profitable à l’ensemble des acteurs ou confisqué par un nombre restreint de grands commerçants…
Un régionalisme politique sans régionalisation
L’écart constaté entre régionalisme (législations) et régionalisation sur le terrain (flux réels, essentiellement informels) est lié à la multiplication des organisations créées, censées favoriser l’intégration régionale. La plupart des pays appartiennent à plusieurs organisations régionales ou sous-régionales (jusqu’à cinq pour le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Libéria, le Mali, le Niger et la Sierra Leone) et la multiplicité de ces accords dessine un spaghetti bowl (Bhagwati, 1995), créant ainsi une situation qui encourage la compétition entre organisations, complexifie les stratégies des bailleurs internationaux et conduit à multiplier les frais de fonctionnement. Ce contraste entre régionalisme et régionalisation n’est nulle part plus évident que dans les régions frontalières. Au-delà des initiatives formelles d’intégration, la régionalisation informelle est une réalité trop souvent négligée.
Les échanges transfrontaliers informels jouent un rôle majeur et sont porteurs d’une régionalisation « par le bas ». Qu’il s’agisse de la région des Grands Lacs ou de la frontière Niger-Nigeria-Bénin, ces flux informels de marchandises, d’hommes et de capitaux créent des bassins économiques intégrés et donnent naissance à des microrégionalismes transfrontaliers. Alors que la coopération transfrontalière est identifiée comme une dimension prioritaire du processus d’intégration régionale, les organisations régionales doivent reconnaître cette régionalisation par le bas et lui faire une place dans leurs stratégies d’intégration. Sa prise en compte est la clé d’une régionalisation inclusive, productrice de richesses et de sécurité. La régionalisation, dans sa forme actuelle, ne représente pas un tournant majeur dans l’organisation politique du continent. La supranationalité est encore embryonnaire et les intérêts des États restent prédominants et imposent leurs propres règles.
Plus de coopération intergouvernementale et moins de supranational
Face à ce constat, beaucoup de spécialistes pensent que l’intégration régionale doit être revue afin de mieux répondre aux réalités et spécificités du continent. Plus de coopération intergouvernementale, et moins de supranational qui ne fonctionne pas. De ce point de vue, les solutions pérennes semblent passer beaucoup plus par la construction, la rationalisation et le renforcement des intégrations sous-régionales. L’efficacité des organisations sous-régionales repose sur leur capacité à appliquer sur le terrain les accords régionaux et à prendre en compte le dynamisme des régions frontalières malgré un contexte sécuritaire souvent dégradé, ou peut-être à cause de lui.
En effet, l’intégration régionale n’a de sens que si les accords signés au plus haut niveau s’accompagnent d’une réelle libéralisation des échanges régionaux. Pour que la régionalisation observée du point de vue informel se traduise par un réel régionalisme entre États, les autorités africaines devraient s’engager plus concrètement à réduire les attentes et les paiements illégaux aux frontières et sur les grands axes régionaux. Ces « tracasseries » réduisent les revenus effectivement perçus par les États, augmentent les coûts de transport et le prix final des marchandises échangées.
La ZLECAf, un nouveau souffle pour l’intégration régionale africaine ?
Tous les analystes le disent, seule une approche pragmatique reposant sur la prise en compte des réalités économiques et géographiques, et sur l’identification des intérêts communs des membres de sous-espaces viables, a des chances de réussir pour aboutir progressivement au grand projet de Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). Beaucoup appellent à porter davantage l’attention aux bonnes séquences d’intégration. Les ambitions suscitées et les aspirations énoncées par la ZLECAf ne peuvent en effet se concrétiser sans la création dans chaque communauté économique régionale d’une zone de libre-échange puis d’une union douanière, suivie de l’harmonisation et de la synchronisation de toutes les CER entre elles. Cet agenda d’harmonisation des communautés économiques régionales sera aussi nécessaire à la suite de l’adoption d’un protocole sur la concurrence au sein de la ZLECAf.
“La ZLECAf donne un nouveau souffle à l’ambition panafricaine.”
En effet, les communautés économiques régionales s’étant développées de façon autonome, six d’entre elles (EAC – Cédéao – Comesa – SADC – Cemac, Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale – et UEMOA, Union économique et monétaire ouest-africaine) proposent des règles de concurrence différentes. La ZLECAf est en vigueur depuis le 1er janvier 2021 et les négociations ont démarré, tout particulièrement en ce qui concerne les règles d’origine, afin de déterminer à partir de quelle part de valeur ajoutée locale un produit sera considéré comme made in Africa et donc exonéré de taxes. C’est aujourd’hui un succès institutionnel indéniable (54 pays ont signé l’accord, dont 46 l’ont déjà ratifié). Mais, si les formes institutionnelles sont des préalables incontournables pour que le commerce de la ZLECAf se concrétise, ce qui sera déterminant est leur fonctionnement.
Un secteur privé africain absent du processus d’intégration
L’impact de la ZLECAf dépendra de la mesure dans laquelle les entreprises privées des différents secteurs et pays seront en mesure d’utiliser la ZLECAf et décideront si cela vaut la peine de l’utiliser. Voilà qui va nécessiter un effort important de la part des membres signataires pour traduire l’accord en processus, puis en procédures pratiques, et enfin pour inciter les entreprises à les utiliser.
En dépit du discours officiel, souvent incantatoire, le secteur privé africain n’est pas associé à la prise de décisions sur les modalités et stratégies d’intégration régionale. Souvent, il devient le prestataire d’une politique publique régionale à l’élaboration de laquelle il a rarement participé, mais dont il lui est demandé d’être le moteur. Rappelons que le secteur privé a ainsi joué un rôle majeur durant les premières étapes de la construction européenne, c’est-à-dire au cours des étapes préparatoires au traité de Rome. Le secteur privé de chaque pays a lourdement influencé les positions nationales relatives au traité et les conceptions nationales de l’intégration européenne reflétaient en partie les intérêts et les priorités des pays respectifs, en coordination et en partage.
La ZLECAf : un risque d’accélération des flux migratoires et de pressions démographiques renforcées ?
Tous les pays ont-ils intérêt à l’intégration régionale ? La question doit être posée, car les petits pays vont subir la loi du plus fort ; a contrario les plus forts vont devoir faire beaucoup de concessions. C’est déjà le cas en Afrique de l’Ouest où les règles communautaires de la Cédéao profitent davantage aux pays côtiers. Sans mécanisme de compensation et de péréquation, ce sont les puissances régionales qui vont profiter le plus de l’intégration régionale. D’où un risque d’augmentation des flux migratoires vers ces locomotives régionales, dont la démographie est déjà problématique et l’urbanisation de moins en moins contrôlable (Nigeria, Côte d’Ivoire, Kenya, Afrique du Sud…).
Oui, la ZLECAf donne indéniablement un nouveau souffle à l’ambition panafricaine d’une communauté économique continentale, mais à condition de respecter les bonnes séquences d’intégration. À la condition également d’impliquer plus activement le secteur privé, ce qui reste essentiel pour garantir que ce deuxième plus grand accord commercial au monde atteigne son plein potentiel d’avenir.
Construire, rationaliser et renforcer des intégrations sous-régionales, cohérentes, autonomes et pérennes et à taille critique suffisante permettant un dialogue public-privé concret, voilà la première étape indispensable – et rapidement atteignable – plutôt que de courir le risque évident de désillusion… et in fine peut-être de désintégration.