La diversité linguistique peut et doit devenir un avantage de l’Union européenne
Plaidoyer pour une action volontaire de l’Union en faveur de l’intercommunication entre les citoyens européens, grâce aux progrès de la traduction automatique.
L’Europe unie institutionnelle s’est obligée à être comprise dans la totalité d’au moins une langue officielle de chacun de ses pays membres. Au fur et à mesure des arrivées de nouveaux membres, la Tour de Babel, commencée avec quatre langues (allemand, français, italien, néerlandais), s’est rapidement alourdie : le poids des traductions écrites et orales a considérablement augmenté puisque chaque scripteur ou orateur au Parlement doit, en principe, être traduit dans les vingt-trois langues officielles autres que la sienne. Cela dit, la recherche d’efficacité et d’économie budgétaire a poussé, et pousse encore, à la limitation de fait des langues d’échange, ce dont l’anglais sort évidemment grand gagnant, au détriment des autres langues.
Les progrès extraordinaires récents de la traduction automatique
Cependant, dans le même temps, les traductions automatiques, espérées et travaillées depuis un peu plus de 70 ans, se sont mises, en 10 ans, à faire des progrès fulgurants. À quoi ces progrès sont-ils dus ? Principalement à un changement radical de méthode, lui-même fruit des progrès de la modélisation, de l’intelligence artificielle, des techniques d’exploitation et du stockage des données. On trouvera sur ce sujet un article récent de Science & Vie numéro 1236 de septembre 2020, qui fait un point intéressant des progrès des traductions automatiques. J’y renvoie les lecteurs intéressés.
Cela étant, l’intervention humaine est et restera indispensable pour obtenir des traductions de qualité, juridique ou littéraire en particulier. Nous le savons tous en effet, les langues ne véhiculent pas que des mots mais aussi des concepts, des modes de vie, des façons de voir… bref des civilisations qu’il faut pouvoir rendre d’une langue dans l’autre, sans erreur majeure, la perfection n’existant pas en ce domaine. Les mots eux-mêmes se sont formés selon des voies différentes selon les langues et n’ont pas la même charge affective même lorsqu’ils se rapportent pourtant rigoureusement aux mêmes objets. Cela explique que les polyglottes partagent l’impression de ne pas avoir la même personnalité dans les différentes langues qu’ils pratiquent. Les traducteurs professionnels n’ont donc pas de souci à se faire… et ne s’en font d’ailleurs pas.
Une action volontaire à engager
Nul doute cependant que les progrès remarquables des traductions automatiques, même imparfaites, favoriseront l’émergence de rencontres plus fréquentes et plus complètes entre les peuples parlant les langues traduites automatiquement. Du coup une question importante se pose dès à présent à l’Union européenne.
Dans une première option, paresseuse, elle peut attendre que les progrès, inexorables, gagnent un grand nombre des citoyens européens. Toutefois cette option « au fil de l’eau » présente pour l’Union de nombreux inconvénients. La domination de l’anglais, qui n’est pourtant plus représenté dans les vingt-sept pays membres que par l’Irlande et Malte, s’accentuera encore. Les langues européennes officielles, mais à faibles effectifs de locuteurs, langues baltes, finlandaise, slovène, bulgare, etc., attendront longtemps et passeront après le russe, le chinois mandarin, l’arabe, le bengali.
« Il faut refuser dès le départ une perfection
qui ne peut être qu’approchée progressivement. »
Si elle veut éviter des frustrations et des ressentiments en son sein, l’Europe unie a intérêt à des avancées rapides pour toutes ses langues officielles et elle doit du coup prêter une attention particulière aux langues minoritaires. Elle doit donc préférer une option plus volontaire et dynamique. Un effort homogène de sa part en faveur de ses 24 langues officielles aura en outre des retombées politiques positives sur les institutions européennes elles-mêmes, ainsi rapprochées de chaque citoyen. Mais l’avantage le plus important sera apporté par la communication entre tous les Européens sans exception, y compris ceux qui ne sortent pas de leurs propres pays et qui pourront accéder de mieux en mieux aux médias des autres pays membres.
Il faut refuser dès le départ une perfection qui ne peut être qu’approchée progressivement grâce à l’ingestion de nombreux textes traduits dans diverses langues par des instruments susceptibles d’apprentissage. Ainsi il ne faut pas espérer que la traduction de notions et concepts profondément marqués culturellement et donc difficiles à rendre exactement dans d’autres langues (comme depuis le français, par exemple, « laïcité », « aménagement du territoire », « école libre », « collectivité ») puisse se résoudre rapidement. Les traducteurs professionnels eux-mêmes se trouvent dans l’embarras quand il n’y a pas eu d’échanges traduits ayant trait à ces notions et concepts en nombre suffisant.
Les traductions empêchent les tricheries et ambiguïtés
Par ailleurs les efforts de traduction peuvent aboutir à des résultats intéressants. En effet ils contraignent souvent les textes d’origine à plus de clarté.
Un exemple parlant et amusant de ce fait m’a été raconté par un témoin. Dans les années 75 une équipe d’urbanistes yougoslaves (la Yougoslavie existait encore), ayant eu vent du travail effectué en 1965 par le Préfet Paul Delouvrier et son équipe, vint à Paris avec mission de traduire en serbo-croate le « schéma directeur de la région parisienne ». Des locaux lui furent fournis et elle travailla en silence un certain temps.
Quand enfin elle sortit, elle avait quelques questions à poser. Eh bien ces questions portaient toutes sans exception sur des notions ou des concepts recouverts avec habilité, en français, du manteau de Noé… mais impossibles à habiller d’un manteau du même tissu en serbo-croate ! Les témoins de cette affaire en tirèrent la conclusion que les traductions étaient des sérums de vérité bien utiles.
Un investissement rentable pour l’affectio societatis des peuples envers l’Union
À la lumière de cet exemple mais aussi de bien d’autres, je suis convaincu du fait suivant. Le nombre des langues officielles en Europe a paru, et paraît être encore, un fardeau. Mais, si l’on veut bien tenir compte de la richesse de chacune d’entre elles et des progrès continus de la traduction automatique, ce nombre apparaîtra vite comme une richesse pour notre Union. Car ce qui fait les difficultés actuelles des traductions constituera demain une source d’intérêt pour tous les Européens. Je me permets donc de suggérer aux institutions européennes les plus capables de le soutenir, notamment le Parlement, particulièrement concerné, le projet, diffusé largement et gratuitement, de traducteurs automatiques de chaque langue européenne officielle dans les vingt-trois autres, en thème, en version, écrits et oraux.
Conclusion : Diffuser largement et gratuitement des traducteurs automatiques de chaque langue européenne officielle dans les vingt-trois autres.
Dès à présent les résultats obtenus avec l’anglais, l’allemand, le français, l’espagnol, l’italien, le portugais et le néerlandais permettent de considérer la qualité des traductions automatiques comme très acceptable. Mais cet effort doit être étendu aux autres langues car il ne se fera pas spontanément aussi vite qu’il serait souhaitable pour l’Union. Le budget de la Commission en matière de traduction paraît considérable mais il ne représente finalement, me dit-on, qu’à peu près 2 euros par an et par citoyen européen. Vu l’intérêt politique, économique, social, culturel et surtout affectif de l’intercompréhension mutuelle entre les peuples européens au moment où l’Europe doit absolument séduire ses propres citoyens, un investissement du même ordre de grandeur ne paraît pas démesuré.
3 Commentaires
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Merci infiniment de cet article ! Comme traducteur occasionnel depuis des années j’ai eu maintes fois l’occasion de me rendre compte qu’avant de traduire il faillait comprendre et que nombre de textes – ou d’éléments de texte – relevaient du « manteau de Noé ». J’ajouterai que je déplore le quasi-monopole de l’anglais dans le fonctionnement de l’Union. Je souhaiterais que les appellations des organismes et des programmes soient en latin, auquel les juristes me semblent malheureusement être encore les derniers à faire appel.
Étant désormais installé en Suisse, je suis devenu extrêmement attentif au multilinguisme : je ne pense pas que la convergence que nous connaissons vers la langue anglaise puisse, à elle seule, être une solution durable. Je partage tout à fait les souhaits exprimés ici, et j’y ajoute que l’optimum me semble être la possibilité pour chacun de s’exprimer dans sa langue, et grâce à la traduction automatique, comprendre le message de l’autre : c’est suffisant, et c’est ce qui est très souvent opérationnel en Suisse avec le Français, l’Allemand et l’Italien pour les réunions de travail. C’est très supérieur comme solution à l’obligation de passer à l’Anglais, que pourtant nous pratiquons couramment. Donc on n’aurait à utiliser, pour moi par exemple, que des traductions vers le Français. Pourquoi est-ce la solution la plus efficace à terme ? Parce que, je l’ai compris à force de travailler dans divers pays, même avec des gens de haute éducation, il est très rare de maîtriser réellement plus d’une langue. La seconde, dans la quasi totalité des cas, ne permet pas les finesses d’une langue natale, et ne permet pas d’exprimer toute la richesse de nos idées.
Merci, chers Camarades, de ces commentaires qui m’encouragent. Je connais bien la méthode Suisse car j’ai travaillé plusieurs années sur les projets de traversée de tout l’arc Alpin. C’est en effet une méthode très efficace car chacun est plus sûr de ce qu’il dit. Cette méthode est pratiquée jusqu’au niveau du Conseil fédéral où pourtant beaucoup sont trilingues, voire quadrilingues s’ils parlent le romanche. La raison profonde de cet accord linguistique est la précision nécessaire aux échanges, comme tu le laisses très bien entendre, Michel KASSER.