La diversité territoriale française dans les domaines politique et social
Les circonstances économiques et politiques récentes sont évoquées d’habitude pour expliquer les résultats des élections. Elles servent de détonateur, mais le terrain sur lequel elles influent est déterminé par une histoire politique, anthropologique et sociale ancienne, voire très ancienne dans la plupart des circonstances, comme on le vérifiera ici sur cinq exemples marquants.
Lorsqu’on trace sur une carte la variation territoriale de l’intensité d’un comportement politique ou social en France, presque toujours des formes apparaissent, quelle que soit l’échelle, et non une répartition aléatoire. Des continuités et souvent de vastes zones assez homogènes, qui se maintiennent au cours du temps avec de faibles variations, dessinent une mosaïque ou une marqueterie plutôt qu’un archipel ou un kaléidoscope. On a l’impression d’observer une paradoxale contagion immobile comme on va le vérifier sur les exemples qui suivent. De telles formes n’existent pas de tout temps. Elles sont apparues à un certain moment, puis elles se sont rapidement stabilisées.
Pour en comprendre l’origine et l’évolution, il faut passer de la morphologie à la morphogenèse. Le processus de leur création et de leur immobilisation obéit dans de très nombreux cas à un schème en trois phases : l’événement, le terrain et la réaction de l’environnement. On observe cette trilogie dans les cinq cas qui suivent.
Premier exemple : le CPNT
À l’élection présidentielle de 2002, Jean Saint-Josse s’est présenté sous l’étiquette Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT). Il a obtenu de forts scores dans plusieurs endroits, particulièrement autour de la baie de Somme où il a récolté dans certaines communes plus de 30 % des suffrages. L’événement fondateur était une circulaire européenne adoptée peu de temps auparavant qui interdisait la chasse traditionnelle aux oiseaux migrateurs dans les vasières à l’embouchure de la Somme. Les chasseurs, mais aussi ceux qui s’en sentaient proches et le journal régional le Courrier picard, ont vivement manifesté leur mécontentement qui s’est traduit un peu plus tard dans les urnes.
La carte montre un terrain très précis de ce vote. Il s’étend, en s’amenuisant, à tout le département de la Somme et à une grande partie de celui du Pas-de-Calais, mais il n’arrive pas à pénétrer ceux de la Seine-Maritime ni de l’Oise pourtant voisins. Le vote CPNT se propage dans les campagnes en contournant les villes petites ou grandes, Abbeville d’abord, puis Amiens, et finit par buter sur le chapelet urbain du sillon houiller. La frontière avec la Seine-Maritime et l’Oise qu’il ne parvient pas à franchir est aussi celle de la circulation du Courrier picard.
Ce terrain n’a rien de commun avec les géographies sociales et politiques locales : le sud de la Somme qui abritait de petites entreprises d’étamage votait communiste et le nord, très agricole, à droite. Le chômage et la sous-instruction étaient plus répandus dans toute la Somme et dans les villes que dans le sud du Pas-de-Calais. La carte fait penser à la propagation d’une épidémie. À l’élection suivante où Frédéric Nihous avait remplacé Saint-Josse comme candidat CPNT, la répartition spatiale des votes est restée à peu près la même, bien que globalement à un niveau plus faible. En fait de contagion, la géographie du vote CPNT s’est figée, comme vitrifiée.
La raison n’est pas difficile à trouver : les partis traditionnels, d’abord pris de court, avaient récupéré les thèmes de CPNT, le candidat communiste (et député élu) Maxime Gremetz allant jusqu’à défiler en tête d’une manifestation de chasseurs-pêcheurs. On a donc bien les trois phases annoncées, l’événement avec le règlement européen sur la chasse, le terrain avec la préférence pour les campagnes et l’aire de diffusion du Courrier picard, et la contrainte de l’environnement constitué par les partis politiques traditionnels. On va retrouver ces trois éléments chez les Bonnets rouges bretons.
Deuxième exemple : les Bonnets rouges
Votée en 2009, une taxe sur les poids lourds devait entrer en vigueur au 1er janvier 2015. Elle a soulevé la colère des Bretons que leur éloignement du centre de l’Europe condamnait à une imposition plus élevée que le reste de la France. Des manifestations d’opposition à la taxe se développent dès 2013 au cœur de la Bretagne. Elles se placent sous la bannière des Bonnets rouges, référence à une révolte sauvagement matée par Louis XIV en Cornouaille et dans le Poher. Les manifestants sabotent les portails chargés de récolter la taxe. Devant l’agitation, le gouvernement cède et retire son projet en novembre 2014.
Forts de cette reculade, les Bonnets rouges présentent une liste aux élections régionales de 2015. Voilà pour l’événement. Le terrain maintenant : les voix obtenues par cette liste dessinent sur la carte une grosse tache à cheval sur le Finistère et les Côtes‑d’Armor, dans les régions du Huelgoat et du Trégorrois.
Comme on le voit sur la carte, c’est à peu près la zone où le parti communiste obtenait de gros scores dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, une zone largement déchristianisée au contraire du reste de la Bretagne. Une zone où, dès la Révolution, on comptait de nombreux prêtres « jureurs » et, comme l’a étudié l’historienne Jeanne Laurent, une zone qui s’est repeuplée au Moyen Âge avec la création de « quévaises » (ou distribution de terres incultes sur un principe égalitaire par les ordres monastiques). Maintenant la contrainte qui a limité l’extension du mouvement : quand on compare les deux cartes, on voit que les Bonnets rouges se sont étendus vers l’ouest religieux du Finistère et ont régressé dans les Côtes‑d’Armor, se rapprochant ainsi de l’extension géographique de la langue bretonne jusqu’à une époque récente, et limitant par là même leur progression.
Troisième exemple : les Gilets jaunes
C’est une autre taxe écologique qui a déclenché, comme on sait, la révolte des Gilets jaunes. Leur première et plus importante manifestation a eu lieu le 17 novembre 2018 dans de nombreux lieux, le plus souvent des ronds-points routiers qui ont ensuite été occupés sporadiquement. L’événement est donc simple. Le terrain est lui aussi évident comme on le voit sur les deux cartes. La fréquence des Gilets jaunes dans la population a été d’autant plus importante que l’on se trouvait loin des services essentiels tels que le médecin, la poste, la pharmacie, etc. Logiquement, il s’agit des zones où la densité est faible et où la population continue de diminuer, ce qui entraîne la disparition progressive des services qui subsistaient encore. Plus précisément, le terrain a été déterminé par l’usage de la voiture : là où elle est nécessaire à la vie quotidienne, la révolte s’est installée.
“Le terrain des Gilets jaunes a été déterminé
par l’usage de la voiture.”
Ni les centres-villes, ni les couronnes urbaines, en particulier les cités, n’ont rejoint les Gilets jaunes. L’autre limite a été politique. Au départ, la répartition des Gilets jaunes ne correspondait à aucun espace partisan, ni de gauche, ni de droite, ni lepéniste, ni mélenchonien. Mais rapidement les partis extrêmes ont cherché à s’emparer de la révolte, la coupant de sa base profonde, ce qui l’a condamnée à dépérir. Un sursaut de la colère initiale est toutefois perceptible aux élections municipales de 2020 : la progression de l’abstention a été la plus réduite là où la révolte avait surgi.
CPNT, Bonnets rouges, Gilets jaunes, ces trois exemples sont limités. Leur intérêt pour l’analyse est d’établir assez simplement le schéma en trois stades que l’on va retrouver dans la géographie plus ample et plus durable du catholicisme et dans celle du Rassemblement national.
Quatrième exemple : les catholiques
Les deux cartes qui représentent la répartition des catholiques en 1791 et autour de 1965 sont presque identiques. Toutes deux reposent sur des données exhaustives, la grande enquête sur la pratique religieuse menée dans toutes les paroisses par le chanoine Boulard dans les années 1960 et le serment des 150 000 prêtres à la Constitution civile du clergé en 1790–1791, étudié par Timothy Tackett. Le catholicisme aurait-il eu les mêmes terres d’élection de tout temps ? Les recherches menées sur l’Ancien Régime ne montrent rien de pareil. L’événement fondateur a été ce serment imposé par l’Assemblée législative en 1791, qui a coupé le clergé en curés jureurs et curés réfractaires, entraînant une division nette de la France en deux blocs.
Quel en a été le terrain ? Au nord de la Loire, les réfractaires ont été nombreux dans les régions qui jouissaient d’une certaine autonomie : Bretagne avec son parlement ; Artois et Flandres, provinces réputées étrangères ; Alsace et Franche-Comté encore dans l’Empire romain germanique. Au sud de la Loire aussi les pays d’État jouissaient de règles particulières. S’y ajoutait la méfiance des bastions protestants supposés acquis à la Révolution. Le troisième stade, celui des limites de l’extension de ce qu’il faut bien appeler la révolte catholique, a été l’État jacobin qui s’est perpétué en État centralisateur.
Au fil du temps, la religion catholique a imposé ses principes moraux là où elle était puissante : mariage tardif, peu de contraception, peu de naissances hors mariages, écoles « libres ». Puis la politique s’en est mêlée sous la Troisième République, la droite se fixant dans les régions catholiques et la gauche dans les fiefs des anciens jureurs. Encore aujourd’hui, la répartition des voix du Modem, par exemple celles de François Bayrou à l’élection présidentielle de 2012, recouvre celle de la pratique catholique. À nouveau, on retrouve donc les trois termes : l’événement avec la Constitution civile du clergé, le terrain avec l’autonomie régionale et la limite avec l’État centralisateur.
Cinquième exemple : le lepénisme
Groupons sous ce terme le Front et le Rassemblement national. Sur la carte de gauche, on lit le résultat du FN à l’élection européenne de 1984, la première à laquelle il obtient un score non négligeable (11 %) alors qu’il avait plafonné à 0,2 % aux législatives de 1978. Sur la carte de droite, on voit le résultat de Marine Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. La similitude des deux distributions est grande malgré les trente-trois ans d’écart.
Reprenons les trois stades : d’abord quel événement explique le surgissement du FN en 1984 ? L’arrivée de la gauche au pouvoir dit-on souvent. Mais les élections partielles qui ont suivi 1981 ne montrent rien de tel avant Dreux et Aulnay-sous-Bois précédant de quelques mois seulement l’élection européenne. Le tournant de la rigueur pris en mars 1983 est un meilleur candidat. À ce moment, la distinction entre la gauche et la droite commence à s’effacer, poussant les mécontents vers une autre solution.
La géographie permet de comprendre le second stade, le terrain sur lequel le vote FN se développe. C’est un très ancien terrain, celui des populations « agglomérées », par opposition aux bocages où les habitants sont dispersés. La sociabilité a été bouleversée par l’usage de la voiture dans les petits villages du Nord-Est et les gros bourgs méditerranéens. Commerces et emploi local ont disparu, détruisant les rapports de voisinage. Au contraire, à l’Ouest et au Sud-Ouest, la voiture a désenclavé les populations dispersées, leur permettant d’atteindre facilement les services.
La carte qui représente la proportion de population agglomérée en 1982 est ainsi une bonne approximation de celle des votes FN et plus généralement d’un mécontentement latent qui trouve ainsi le moyen de s’exprimer. Au troisième stade, quelle limite a rencontré la progression du FN-RN ? Tout d’abord, comme dans le cas de CPNT, la rhétorique frontiste a été en partie reprise par d’autres partis, par exemple la stigmatisation de l’immigration.
Plus profondément, la cause originelle qui concernait le malaise des petites communes s’est concentrée sur elles, abandonnant les villes. C’est d’ailleurs la principale cause de différence entre la répartition des voix frontistes en 1984 et en 2017 : le score est tombé à 5 % à Paris, 12 % dans les grandes villes et il a dépassé 30 % dans les communes de moins de 1 000 habitants, alors qu’initialement il était un peu plus élevé dans les grandes villes, à leur centre comme dans leurs banlieues.
Glissements de terrain
La soudaineté des événements laisse penser que les terrains sont immobiles depuis tout temps. En fait les événements modifient les terrains ; ils les combinent, les associent, les morcèlent. Ils en changent la signification. Ils créent l’histoire. Les cinq exemples précédents le montrent chacun à sa manière. Ainsi le terrain communiste du centre de la Bretagne évolue vers le terrain linguistique du breton.
L’opposition archaïque entre population éparse et population agglomérée qui a servi de support au FN naissant évolue vers le contraste moderne entre ville et ruralité. De la zone dépeuplée de la diagonale du vide d’où sont sortis les Gilets jaunes émerge une demande de démocratie locale qui s’exprime par un progrès relatif de la participation à l’élection communale. Le vote CPNT dans la baie de Somme a servi de passerelle vers le vote FN.
Initialement installée par un refus du jacobinisme, l’Église catholique impose ensuite au XIXe siècle sa conception du mariage, de la sexualité et de la famille là où elle est influente. Ces quelques exemples de l’interaction entre les événements et les terrains ne peuvent cependant pas être qualifiés de dialectiques car les événements restent imprévus, sans rapport direct avec le terrain. Ainsi, par leur entremise, au fil du temps, la diversité des comportements dans l’espace français se maintient tout en changeant lentement de formes et de significations.