La dynamique historique des mégapoles
La rupture ville-campagne
La ville représente le pôle des arts, de la science, de la culture et de la fête
Marx écrivait que la plus grande division du travail était la division entre la ville et la campagne, et que le capitalisme poussait cette division au paroxysme. On a longtemps lu cette phrase dans un sens symbolique : comme paradigme de l’aliénation de l’individu dans la division du travail.
Marx était plus précis : il critiquait la « rupture du métabolisme Homme- Nature », et plus particulièrement du cycle de l’azote. Préoccupation typique de l’époque, et Victor Hugo lui consacre un long chapitre des Misérables, au moment où Jean Valjean pénètre dans les égouts de Paris.
REPÈRES
Un équilibre parfait. Tel apparaît, au Palazzo Pubblico de Sienne, le rapport ville-campagne dans l’allégorie des Effets du Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti. Les remparts séparent la fresque en deux parties égales. À gauche, la ville, où l’on commerce, on bâtit, on danse. À droite, la campagne, aussi ordonnée et prospère, du geste auguste du semeur jusqu’au puissant moulin à eau. Les paysans, qui achèvent leur cycle au marché, croisent sous les remparts les gentilshommes sortant chasser. Un équilibre parfait, sous la domination de la ville.
Mais cet archétype restera sans postérité, comme si Sienne et autres communes connaissaient, à la veille de la Grande Peste, un Âge d’or perdu à jamais.
Crise alimentaire
Cette crise latente de l’agriculture capitaliste sera différée pendant un siècle par l’invention des engrais artificiels. Mais, aujourd’hui, la crise des formes dominantes de la production agricole fait retour sur l’humanité. La crise alimentaire mondiale, qui a éclaté en 2006, est la mère de la grande crise ouverte officiellement en 2008, et reste le principal obstacle à une sortie de cette crise.
Le peuple des faubourgs
Dès l’Antiquité, la ville se constitue en deux types de quartiers : les bourgeois, marchands ou fonctionnaires, qui tiennent le bourg et la campagne, en contrôlant commerces et administration ; et puis le peuple, la plèbe, le prolétariat, qui habite les faubourgs. C’est à partir des faubourgs que se pose la question de la démocratie : le pouvoir du peuple, dès Athènes, dès Rome, dans les révoltes urbaines du Moyen Âge et toutes les grandes révolutions démocratiques à partir du XVIIe siècle.
Et à force de révolutions et d’élections, le peuple des faubourgs a établi son droit à la ville : à l’agora et aux forums, aux toits et aux services publics, et à la fête sur les Grands Boulevards.
Elle engendre, dans les pays du Sud, la famine (un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes), et dans les pays du Nord la dégradation de la qualité de la nourriture et une crise sanitaire : la « malbouffe ».
Et pourtant Marx comme le grand sociologue arabe Ibn Khaldoun admettent que, dans l’opposition entre civilisation rurale et civilisation urbaine, la ville représente le pôle des arts, de la science, de la culture, de la fête. C’est dans les villes que s’accumule et se consume le surplus net de l’humanité.
Mais ce n’est pas pour les arts que les paysans faméliques, privés de terre et de travail, ou terrorisés par l’insécurité des campagnes, affluent dans les villes depuis l’Antiquité, mais pour manger et s’abriter. Et ils n’ont d’autre ressource que de vendre leur travail aux habitants des villes, les « bourgeois ».
Ville et campagne prospères
L’articulation vertueuse entre ville et campagne s’est conservée jusqu’à nos jours dans des cas exceptionnels, avec d’excellents résultats économiques et sociaux. La région la plus riche d’Europe, le Vorarlberg, présente un entrelacs de petits centres urbains et de campagnes prospères semées d’usines de haute technologie.
Le pays de Lorenzetti, la Toscane, l’Émilie, la « troisième Italie » avec ses régions qui gagnent (Centre et Nord-Est) ont gardé le goût de la Sienne d’autrefois. C’est ce droit à la ville, à la campagne prospère, et à ce qui les unit, atmosphère et nourriture saine, que compromet aujourd’hui la métropolisation.
Ambrogio Lorenzetti, Les Effets du Bon Gouvernement,
Sienne, Palazzo Pubblico, 1337–1339.
L’émergence des métropoles
Une métropole (du grec : ville-mère) se définit par sa domination sur une « économie-monde » dont l’échelle est variable. Cette domination est plus ou moins asymétrique. La Sienne de Lorenzetti est une économie-monde limitée à un « paysage », le pays que l’on voit des remparts.
Le poids de l’histoire
Aujourd’hui, l’essentiel de la croissance de la population mondiale s’effectue toujours vers quelques filles des métropoles européennes (New York, Los Angeles, Buenos Aires), mais plus encore vers d’anciennes métropoles dominées (Mexico, Lagos), dont certaines sont devenues ou redevenues dominantes, telles Beijing, Shanghai ou Mumbai.
Avant d’être dominées par le capitalisme occidental, beaucoup d’entre elles étaient du reste des capitales conquises, voire créées par d’autres envahisseurs : Istanbul, Le Caire, Delhi, Pékin.
Mais, dès l’Antiquité apparaissent des métropoles et des économies-monde déployées sur plusieurs continents : Tyr, Athènes, Rome, Constantinople, etc.
Dans la « première mondialisation », jusqu’à la fin du XIXe siècle, la métropole se définit par rapport à des « colonies », des dépendances lointaines : Venise, Séville, Amsterdam, Londres. La métropole est fondamentalement le fruit du développement marchand du capitalisme, plus précisément, disait Fernand Braudel, du « commerce à longue distance », le trade. Elle contrôle les flux des échanges internationaux, que ce soit en position dominante ou dominée.
La seconde mondialisation du dernier quart du XXe siècle ne fait que pousser à l’extrême cette logique, à travers la globalisation financière et industrielle, y compris agro-industrielle.
Des réseaux connectés
Avec la « seconde mondialisation » de la fin du XXe siècle, le monde se constitue en réseau de métropoles connectées les unes et aux autres et déconnectées de leurs campagnes. En fait, dès les Temps modernes, la campagne autour de San Salvador de Bahia (la plus grande ville du Nouveau Monde) produit essentiellement du sucre pour l’Europe, tandis que Lisbonne et Porto produisent du vin pour Londres.
Les métropoles sont hiérarchisées : une hiérarchie changeante, du reste, et c’est le changement des circuits du commerce à longue distance qui caractérise notre époque.
Une rupture avec la campagne
La métropole pousse à l’extrême les bénéfices de l’urbain, l’effervescence artistique et scientifique : l’invention des « musiques du monde » ou du cinéma, les grandes académies, les centres de recherche. Mais la contrepartie de la métropolisation est lourde. C’est d’abord, on l’a vu, la rupture avec la campagne.
La famine au Sud et la malbouffe au Nord
Quand Paris n’était qu’une métropole coloniale, elle était encore entourée de cultures maraîchères qui nourrissaient la ville.
Aujourd’hui, l’afflux des travailleurs prolétarisés venus des campagnes de France, puis du Nord, du Sud et de l’Est européens, puis du Maghreb, et aujourd’hui du monde entier, a submergé ces terres agricoles parmi les meilleures du monde.
Les métropoles se nourrissent des produits d’une agro-industrie déployée sur le monde entier, au prix d’une diminution considérable de la qualité de la nourriture, et d’une perte d’autonomie alimentaire des paysans eux-mêmes « ici et là-bas ».
Du faubourg à la banlieue
La métropolisation a donc pour effet la famine au Sud et la malbouffe au Nord. Celle-ci pèse déjà sur le destin du « genre urbain ». Successivement, et sans famine, l’Union soviétique, puis les États-Unis, puis les 20 % les plus pauvres de la Grande-Bretagne et d’Allemagne ont vu leur espérance de vie commencer à décroître.
Les origines de la banlieue
Ban vient du germanique et désigne la propriété seigneuriale (par opposition à munus, propriété de la communauté). La banlieue, c’est la terre qui dépend de la ville suzeraine, occupée par la plèbe qu’on entasse aux côtés des usines et des déchets, ou par les bourgeois qui y construisent des « villégiatures ».
Car la métropole du XXIe siècle traduit aussi le triomphe du libéralisme dans les rapports entre capital et travail : un appauvrissement du salariat mondial et une dégradation de la qualité de sa nourriture, de son état sanitaire.
La deuxième conséquence pour le peuple est politique. Alors que les villes, jusqu’au XIXe siècle, s’étendaient en absorbant leurs faubourgs, la métropole moderne s’entoure d’une ceinture qui ne fait plus partie de la ville, même à titre de faubourg : une banlieue. La fin du faubourg et la naissance de la banlieue marquent, dans l’ordre interne de la ville, ce que marque dans l’ordre externe son déploiement sur une économie- monde : le basculement de la ville vers la métropole.
Le « mal-développement »
On produit dans un continent pour les clients d’un autre continent
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Outre le changement d’échelle (les métropoles sont trois fois plus grandes qu’il y a cinquante ans), ce qui saute aux yeux est la domination écrasante des agglomérations des pays de l’ancien tiers-monde, qu’elles aient « émergé » ou plutôt mal réussi.
La mégapole devient stigmate de « mal-développement » : énormes inégalités sociales, misère pour le plus grand nombre, naufrage des services publics, déréliction des banlieues, etc. Seules surnagent, mais déjà menacées par ce modèle, Tokyo, Los Angeles, Paris et Londres.
Fabrication et consommation de masse
D’où vient cette brutale accélération des villes du tiers-monde ? D’une brutale accélération de l’exode rural. En 1950, le « fordisme » est le mode d’industrialisation qui s’impose dans les pays du capitalisme « central » : la fabrication de masse pour une consommation de masse, organisée par l’État-providence. Dans le dernier quart du XXe siècle, il s’étend à la périphérie du capitalisme mondial vers les métropoles dominées, ou vers des « aires productives spécialisées », mais de façon « désorganisée ». Les formes de régulation qui assuraient la croissance de la consommation de masse nationale, telles que la législation sociale, la stabilisation des revenus agricoles et la sécurité sociale, sont démantelées, dès lors qu’on produit dans un continent pour les clients d’un autre continent.
La mégapolisation
En 1950, les plus grandes agglomérations, banlieues comprises, étaient dans l’ordre : New York (12 millions d’habitants), Tokyo, Londres, Paris, Moscou, Buenos Aires, Chicago, Calcutta, Shanghai, Osaka, Los Angeles, Berlin, Philadelphie, Rio, Leningrad, Mexico, Mumbai (Bombay), Detroit, Boston, Le Caire, Tianjin, Manchester, São Paulo (2,3 millions). Rome et Milan étaient 27e et 28e.
En 2011, l’ordre est bouleversé : Tokyo (37 millions), Delhi, Mexico (20 millions), New York (20 millions), Shanghai, São Paulo, Mumbai, Beijing (Pékin, 15 millions), Dhaka, Calcutta, Karachi, Buenos Aires, Los Angeles, Rio, Manille, Moscou, Osaka, Istanbul, Lagos, Le Caire, Guangzhou, Shenzhen, Paris, désormais 23e avec 10,82 millions. Londres est 30e avec 8,92 millions, devancée par Chongqing, Jakarta, Séoul, Chicago, Lima, Wuhan.
Il n’y a que trois villes en Europe de plus de dix millions d’habitants : Moscou, Istanbul et Paris. Berlin et les autres villes européennes ont disparu de la liste des trente plus grandes. Les villes chinoises et Istanbul gagnent des places d’une année sur l’autre.
Un néolibéralisme économique
Le fordisme bien régulé du Nord avait, au moins dans certains pays comme l’Allemagne, réussi à maîtriser la croissance des métropoles. Mais ce n’était déjà plus le cas dans les pays du fordisme périphérique, où São Paulo et Mexico s’engageaient sur une trajectoire vers les 20 millions d’habitants. Et, au Nord, ce n’était déjà plus le cas dans les métropoles des pays les plus « néolibéraux » : New York, Los Angeles, Londres, Paris. Le néolibéralisme économique efface, sur le marché mondial, les relations sociales instituées et territorialisées du fordisme, et réduit le monde à un réseau de points interconnectés par les porte-conteneurs et les ordinateurs de la finance.
Là où subsistent encore des formes politiques et sociales de régulation du rapport salarial, comme le Bade-Wurtemberg, un jeune de la région sait qu’en entrant dans le système de formation il trouvera un emploi dans la région, à Stuttgart ou ailleurs. Au contraire, plus s’exacerbe le libéralisme, plus le territoire national se réduit à un ou quelques points.
L’exode rural
La mégapole, une métropole ingérable de plus de dix millions d’habitants
Le paysan ou l’étudiant fuyant la guerre et la misère en Afghanistan sera prêt à affronter mille morts, pour rallier un « point » sur une carte, Londres. Le paysan malien cherchera à rallier Paris, bravant le désert et la mer. Le paysan du Guatemala cherchera à rejoindre Los Angeles.
Cette polarisation de la population mondiale vers les métropoles est particulièrement spectaculaire quand elle s’exerce à l’intérieur d’un État plusieurs centaines de fois millionnaires en habitants (Mumbai, São Paulo, Mexico, les villes chinoises). Elle représente pour les métropoles un risque terrible.
La mégapolisation, parfois cancer des « économies d’agglomération », prolonge surtout l’exode rural à l’échelle mondiale.
Une métropole ingérable
Qu’est-ce qu’une mégapole ? C’est une métropole ingérable, de plus de dix millions d’habitants.
BIBLIOGRAPHIE
- Utopie et réalité dans Le Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti. Éditions IFI, Florence, 2007.
- Alain LIPIETZ, Green Deal. La crise du libéralproductivisme et la réponse écologiste, La Découverte, Paris.
- Marc DUFUMIER, Famine au Sud, malbouffe au Nord, Nil, 2012.
- Georges BENKO et Alain LIPIETZ, Les Régions qui gagnent et La richesse des régions, PUF, 1992 et 2000.
- Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Armand Colin, 1979.
- Saskia SASSEN, The Global City, Princeton Paperbacks, 2001.
- Annales de la Recherche urbaine, n° 29, janvier 1986.
- Alain LIPIETZ, « Face au péril de mégapolisation : la bataille de l’Île-de-France », La Jaune et la Rouge, février 1995.
Alors que, dans une métropole, la banlieue est la porte d’entrée vers le centre, dans la mégapole, les quartiers de banlieue n’ouvrent plus nulle part. On en sort pour tomber sur d’autres banlieues, sans accès ni au centre ni à la campagne.
Les entreprises finissent par s’y perdre. Le prix du sol et les embouteillages freinent la vie économique, alors même que la main-d’œuvre continue à y affluer.
Et ceux des chômeurs qui souhaitent en sortir seront rejetés parce que venant de ces zones de chômage, de manque de formation, quartiers ravagés par les bandes de la drogue.
Paris métropole ou Paris mégapole ?
J’ai eu l’occasion d’évoquer dans les colonnes de la revue la bataille du Schéma directeur régional de 1994 pour enrayer la mégapolisation.
Aujourd’hui, le SDRIF du « Grand Paris » mise au contraire sur le maintien de la France dans le Top 30, au nom de la compétitivité. Le contre-exemple de Francfort ou de Stuttgart devrait pourtant faire réfléchir.