La femme, le corps, le genre : la mode vue par une polytechnicienne
Sophie Brocart (90) est une polytechnicienne qui a orienté très tôt sa carrière dans l’univers de la mode avant de prendre la tête de la nouvelle maison Patou au sein du groupe LVMH. Interviewée par Anne-Gaël Ladrière, spécialiste de la stratégie des marques que le sujet des femmes et du genre passionne depuis toujours, elle nous offre son regard de femme dirigeante et d’experte sur la mode comme reflet de la représentation de la femme, du corps et du genre dans la société.
Anne-Gaël Ladrière : Vous êtes passée de Polytechnique, un univers scientifique et masculin à celui de la mode, plutôt créatif et féminin ? Pourquoi ce choix ?
Sophie Brocart : J’avais envie d’un métier concret, matériel, sensuel, en lien avec l’esthétique et la création. J’ai hésité avec l’architecture, mais le luxe et la mode, loin d’être aussi développés qu’ils le sont devenus aujourd’hui, m’apparaissaient comme une industrie pleine d’avenir pour l’économie française. J’aime l’idée que la mode soit une industrie : on y fabrique des produits, on allie business et création.
J’aurais pu trouver la créativité dans les sciences, les deux sont loin d’être antinomiques : les grands scientifiques sont souvent de très grands créatifs.
À l’heure où il s’agit de coder le monde, je crois que l’idéal est d’être les deux.
Quant au passage d’un univers masculin à un univers féminin, ce qui me paraît problématique est l’absence d’équilibre qui persiste dans certains milieux. Où sont les hommes dans la mode ? Où sont les femmes dans l’informatique ?
L’ouverture de Polytechnique aux femmes remonte à 1972. C’était comment d’être une fille à Polytechnique, dix-huit ans après ?
La première femme admise avait fait une entrée fracassante en entrant major, mais alors qu’on s’apprête à célébrer les 50 ans de l’ouverture, les femmes restent très minoritaires. Nous étions 8 % en 1990, elles sont 20 % aujourd’hui…
J’ai plutôt aimé être une femme à l’X, mais il faut avouer que peu de femmes y affirmaient leur féminité. Là comme dans les autres grandes écoles, la différence n’était pas forcément bien venue. Être une femme n’était pas simple pour toutes, être homosexuel l’était encore moins. Ces milieux au fond assez conservateurs avaient tendance à rejeter les personnalités originales. La mode a toujours plutôt tendu, au contraire, à saluer et célébrer l’affirmation de la différence.
Même si la mode est une industrie majoritairement féminine, il y a encore peu de femmes comme vous à la tête de maisons, et ce malgré les programmes mis en place, notamment au sein du groupe LVMH, pour lutter contre les stéréotypes de genre et promouvoir les femmes. Comment l’expliquer ?
On reste dans une société où le pouvoir appartient davantage aux hommes, le changement prend forcément du temps. On voit de plus en plus de femmes aux postes de direction dans la mode, la logique statistique serait évidemment qu’elles deviennent majoritaires.
La représentation du corps des femmes a évolué plus vite me semble-t-il. On est passé du « corps glorieux de la top-modèle » à une imagerie plus inclusive, la mode restant là un « laboratoire des mutations sociales »…
C’est ce qui la rend passionnante : comme l’art contemporain, mais de manière beaucoup plus accessible puisque tout le monde porte des vêtements, elle reflète de manière très visuelle les évolutions de la société. J’ai un avant-poste exaltant sur ces évolutions en travaillant depuis 2014 sur le prix LVMH.
Je constate que le cycle profond de la mode va vers un corps idéal de plus en plus musclé, avec des formes certes, mais très tonique : un corps plus Athéna que Vénus,
le corps d’une guerrière, qui illustre bien la place que prennent les femmes aujourd’hui. Il me semble que les bons créateurs ne créent pas le désir, mais anticipent un désir qui est là.
En ce qui concerne l’inclusivité, Jean-Paul Gaultier faisait déjà défiler des corps différents dans les années 2000, les médias de mode y sont venus beaucoup plus tard que les créateurs. Ils y ont été fortement poussés par la société à travers les médias sociaux qui se sont insurgés contre les corps trop parfaits ou exclusivement blancs des magazines, en présentant les corps dans toute leur diversité. La mode participe plutôt à la célébration de la beauté plurielle et alternative, aidant en cela à se libérer de l’image de mode et de l’image qu’on peut se faire de la mode.
N’y a‑t-il pas néanmoins une tension entre la dimension émancipatrice que vous évoquez et une dimension plus normative, ne serait-ce que dans le champ social de la mode ?
Je pense que la mode est un instrument, l’émancipation vient de soi, c’est une démarche personnelle. Pour moi la mode n’est pas normative, elle offre toutes les possibilités : choisir un uniforme ou ne pas être uniforme. Elle permet d’exprimer qui l’on est et ce qu’on a à l’intérieur, c’est ce qui est fantastique.
“La mode participe plutôt à la célébration de la beauté plurielle et alternative, aidant en cela à se libérer de l’image de mode et de l’image qu’on peut se faire de la mode.”
« Le paraître redouble l’être », dit la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dont l’apport me semble une clé pour comprendre la vague féministe née dans les années 2010 et amplifiée par #MeToo, qui est centrée non plus sur la revendication de droits, mais sur la spécificité de l’expérience incarnée. Là où on semblait avoir oublié le corps des femmes et un peu rapidement renvoyé le souci de l’apparence à une intériorisation de l’aliénation et de la domination masculine, elle démontre qu’au contraire il « témoigne d’une libre appropriation de soi qui est aussi projet de coïncidence à soi ».
Effectivement le vêtement, comme le maquillage, est un allié pour exprimer qui l’on est, se révéler à soi, pour se plaire et non seulement pour plaire aux autres. Dans la palette infinie de la mode, il y a une mode pour soi plus que pour la séduction extérieure. D’ailleurs, ce qui est intéressant est que ce type de création n’est pas genré, cela peut venir d’un homme comme d’une femme, c’est une question d’attention à la femme réelle plutôt que fantasmée.
Vous travaillez dans le cadre du prix LVMH avec la nouvelle génération de créateurs, que diriez-vous de leur rapport au genre ou à la fluidité des genres par rapport aux générations précédentes ?
Au départ, quand on a lancé le prix LVMH en 2014, la question de la fluidité des genres était assez centrale, il faut dire que c’était le début du streetwear, qui est unisexe par excellence en cachant le corps.
Aujourd’hui, c’est gagné, femmes et hommes peuvent porter les mêmes vêtements. Beaucoup de candidats au prix LVMH déclarent faire une mode genderless. Dire qu’un vêtement est féminin ou masculin aura bientôt beaucoup moins de sens.
La rapidité avec laquelle les catégories de mode féminine ou masculine s’évaporent est d’ailleurs frappante ! Elle illustre la convergence des genres mise en lumière par Camille Froidevaux-Metterie, qui donne à chaque personne une liberté d’expression totalement inédite.
C’est une vraie libération, autant pour les hommes que pour les femmes. On sort d’une phase où tout le monde s’habille pareil en streetwear pour aller vers une nouvelle ère où chacun s’habille selon qui il est au fond.
Les tendances de la mode préfigurent et accélèrent des mouvements de fond dans la société. Les frontières se brouillent de plus en plus entre mode masculine et féminine : dès le début des années 2010, Jonathan Anderson présentait des vêtements relativement féminins sur des hommes, Alessandro Michele l’a fait ensuite couramment chez Gucci. Ce mouvement de fond n’est évidemment pas encore perceptible dans la rue, mais il l’est chez les stars que les jeunes cherchent à imiter, comme Harry Styles ou les chanteurs de K‑Pop.
D’ailleurs, quand on commence à définir vingt genres, il n’y a plus de genre, il va peut-être falloir inventer une autre terminologie.
La mode virtuelle est l’extrême de ça, on se libère de son corps réel pour s’inventer un autre corps, une autre personnalité.
Quel regard portez-vous sur cette mode virtuelle ?
La création virtuelle est appelée à se développer dans la mode comme dans l’art contemporain, tout simplement parce que le monde se virtualise. Aujourd’hui, les jeunes achètent des tenues virtuelles pour leurs avatars dans les jeux vidéo, demain nous aurons tous nos vêtements digitaux pour nos réunions en ligne.
La digitalisation du monde a de multiples facettes, c’est aussi elle qui a rendu la mode beaucoup plus inclusive en permettant à des créateurs de tous les continents d’émerger grâce aux réseaux sociaux. La mode n’est plus dominée seulement par Paris, New York, Londres ou Tokyo, elle vient de partout. Un Sud-Africain, Thebe Magugu, a été lauréat du prix LVMH en 2019 ; cette année, nous avions deux marques africaines en demi-finale et pour la première fois en finale une marque sud-américaine et une marque chinoise.
L’inclusivité est aussi très présente sur les réseaux sociaux à travers la tendance body positive, la voyez-vous aussi émerger ?
Oui clairement, je pense notamment à Rui, une marque chinoise proche de la lingerie, finaliste du prix LVMH cette année, qui est incarnée par des corps très éloignés des canons de beauté classiques, revenant à Vénus plutôt qu’à Athéna. Alors que la mode et la lingerie restaient souvent présentées sur des corps « parfaits », la créatrice montre qu’une femme peut être sexy en assumant son corps, quelle que soit sa morphologie.
Le corps est-il encore au cœur des préoccupations de la nouvelle génération de créateurs ?
Moins qu’avant, parce que cette génération est avant tout très engagée sur la protection de la planète, la crise de la Covid ayant encore accéléré ce phénomène. Leur préoccupation est de réussir à proposer une mode plus écologique et plus responsable. Dans le même sens, on voit se développer de nouveaux modes de consommation, notamment la location ou la revente qui permettent de continuer à changer de vêtements, le changement étant au cœur de la mode, en limitant l’impact sur l’environnement.
À propos de la Covid, le prix LVMH a aidé ces jeunes marques à faire face.
Oui, nous avons choisi cette année de donner le prix LVMH aux huit demi-finalistes plutôt que d’en sélectionner un seul, et nous avons créé un fonds pour soutenir tous les lauréats précédents.
Pour finir, comment jugez-vous la réaction du monde de la mode au mouvement #MeToo ?
Pour appréhender ce mouvement dans la mode, il faut comprendre qu’elle est constituée de deux milieux qui travaillent ensemble mais sont structurés très différemment : le milieu qui crée et vend le produit de mode et celui qui crée et vend l’image de mode.
Le premier est essentiellement composé d’entreprises, industrielles ou artisanales, et comprend les marques de mode mais aussi les fabricants et les distributeurs. Le second est constitué des médias de mode et de nombreux indépendants – photographes, mannequins, agents, stylistes, coiffeurs… C’est dans ce milieu, moins structuré, que l’essentiel des scandales #MeToo ont éclaté. Logiquement d’ailleurs, puisque l’industrie de la création d’image de mode ressemble beaucoup à celle du cinéma. Les mannequins, qui par nature ont un fort pouvoir d’attraction tout en étant souvent jeunes et isolés, y sont donc particulièrement exposés, comme les actrices, aux abus de pouvoir. C’est surtout eux qu’il faut protéger. LVMH et Kering ne s’y sont pas trompés, qui dès 2017 ont établi une charte sur les relations de travail avec les mannequins, appliquée à l’ensemble de leurs marques.
Références
Véronique Bergen, Le corps glorieux de la top-modèle, Lignes, 2013.
Camille Froidevaux-Metterie, Le corps des femmes : la bataille de l’intime, Philosophie Magazine Éditeur, 2018, Points 2021 ; Un corps à soi, Seuil, 2021.