La fermeture de la centrale de Tchernobyl

Dossier : UkraineMagazine N°547 Septembre 1999
Par Dominique MAILLARD (68)
Par Toni CAVATORTA

Une forte mobilisation internationale

La déci­sion des auto­ri­tés ukrai­niennes d’au­to­ri­ser le main­tien en acti­vi­té de la cen­trale nucléaire de Tcher­no­byl au-delà de 1993 a vive­ment pré­oc­cu­pé la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Lors du som­met euro­péen de Cor­fou, en juin 1994, l’U­nion euro­péenne a déci­dé d’ac­cor­der à l’U­kraine une aide sub­stan­tielle de 400 mil­lions d’é­cus sous forme de prêt Eur­atom et 100 mil­lions d’é­cus de dons sur trois ans au titre du pro­gramme « Tacis« 1. Cette ini­tia­tive, des­ti­née à obte­nir des Ukrai­niens un enga­ge­ment ferme à mettre défi­ni­ti­ve­ment à l’ar­rêt la cen­trale de Tcher­no­byl, a reçu le sou­tien du G7 qui, lors du som­met de Naples, a déci­dé l’oc­troi d’une aide com­plé­men­taire de 200 mil­lions de dollars.

Sur cette base et après d’âpres négo­cia­tions entre experts occi­den­taux et ukrai­niens, un pro­to­cole d’ac­cord (Memo­ran­dum of unders­tan­ding-MOU) a fina­le­ment été signé le 20 décembre 1995, sous pré­si­dence cana­dienne, entre l’U­kraine et les pays du G7. Cet accord pré­voit d’une part la fer­me­ture défi­ni­tive de la cen­trale de Tcher­no­byl aux envi­rons de l’an 2000 (by the year 2000), et d’autre part un impor­tant pro­gramme d’ac­tion (ini­tia­le­ment d’un mon­tant de 2,3 mil­liards de dol­lars, il s’é­lève désor­mais à 3,8 mil­liards de dol­lars) pour lequel le G7 et la Com­mis­sion se sont enga­gés à appor­ter une aide finan­cière directe et indi­recte (obten­tion de cré­dits auprès des ins­ti­tu­tions finan­cières internationales).

Ce pro­gramme qui vise à per­mettre la satis­fac­tion des besoins éner­gé­tiques de l’U­kraine une fois la cen­trale de Tcher­no­byl arrê­té s’ar­ti­cule autour de deux volets. Le pre­mier s’ef­force de pro­mou­voir une réforme glo­bale du fonc­tion­ne­ment du sec­teur éner­gé­tique ukrai­nien par l’ins­tau­ra­tion d’un véri­table mar­ché de l’élec­tri­ci­té : exis­tence d’ex­ploi­tants sol­vables, mise en place d’un sys­tème de recou­vre­ment des fac­tures satis­fai­sant et d’une poli­tique tari­faire reflé­tant les coûts réels de pro­duc­tion, et aus­si mise en œuvre d’une poli­tique d’é­co­no­mies d’énergie.

Le second volet pré­voit la remise à niveau d’un cer­tain nombre de cen­trales ther­miques et hydro­élec­triques, ain­si que l’a­chè­ve­ment aux normes occi­den­tales des deux réac­teurs VVER 1 0002 de Rivne 4 et Khmel­nyts­kyï 2 (pro­jet R4-K2). Déjà construits à 85 %, ces deux réac­teurs à eau légère sous pres­sion ne pré­sentent pas de pro­blèmes de sûre­té rédhi­bi­toires et peuvent donc être moder­ni­sés à un coût acceptable.

Une difficile mise en œuvre du protocole d’accord

La mise en œuvre du pro­to­cole d’ac­cord rela­tif à la fer­me­ture de Tcher­no­byl en l’an 2000 tra­verse cepen­dant depuis plu­sieurs mois une passe dif­fi­cile prin­ci­pa­le­ment due à une pos­sible remise en cause du pro­jet d’a­chè­ve­ment et de moder­ni­sa­tion des réac­teurs nucléaires de Rivne et Khmel­nyts­kyï, que les res­pon­sables ukrai­niens consi­dèrent comme la clé de voûte du pro­to­cole d’ac­cord signé en 1995.

Après une pre­mière dif­fi­cul­té liée à l’at­ti­tude de la BERD, aujourd’­hui sur­mon­tée, la situa­tion demeure pro­blé­ma­tique à cause de l’at­ti­tude de l’Al­le­magne qui, compte tenu du chan­ge­ment poli­tique inter­ve­nu en octobre der­nier et du choix de l’a­ban­don de l’éner­gie nucléaire qui figure dans la charte du nou­veau gou­ver­ne­ment, affiche désor­mais que l’a­chè­ve­ment de ces deux cen­trales n’est plus la seule option possible.

L’évolution de la position de la BERD

Le finan­ce­ment de l’a­chè­ve­ment des deux cen­trales nucléaires ukrai­niennes, dont le coût fait aujourd’­hui l’ob­jet d’un consen­sus aux envi­rons de 1,5 mil­liard de dol­lars, devrait nor­ma­le­ment être assu­ré pour 800 mil­lions de dol­lars par un prêt Eur­atom (675 mil­lions) et un prêt BERD (225 mil­lions), par une four­ni­ture de com­bus­tible par la Rus­sie d’une valeur de 160 mil­lions de dol­lars et une par­ti­ci­pa­tion ukrai­nienne d’en­vi­ron 200 mil­lions de dol­lars. Le solde devrait être à la charge des dif­fé­rentes agences d’as­su­rance cré­dit (prin­ci­pa­le­ment la Coface, Her­mès et l’US-Exim), en cou­ver­ture « qua­si pro­por­tion­nelle » des par­ti­ci­pa­tions de leurs opé­ra­teurs indus­triels au projet.

À l’o­ri­gine très réti­cente sur le pro­jet, au vu d’é­tudes désor­mais contes­tées, parce que repo­sant sur des don­nées inexactes et par­tielles, la BERD a pro­gres­si­ve­ment chan­gé sa posi­tion. La banque a tou­jours légi­ti­me­ment insis­té sur les incer­ti­tudes finan­cières du pro­jet (taux de recou­vre­ment des fac­tures, réforme éco­no­mique du sec­teur électrique).

Sous l’im­pul­sion de son nou­veau pré­sident (Horst Köh­ler), elle a repris com­plè­te­ment l’a­na­lyse du dos­sier et vient de signer avec les Ukrai­niens un accord défi­nis­sant des condi­tions rela­ti­ve­ment réa­listes pour l’oc­troi du prêt des­ti­né à la moder­ni­sa­tion et à l’a­chè­ve­ment de R4-K2. Preuve sup­plé­men­taire de son évo­lu­tion, la BERD a même accep­té de suivre Eur­atom dans sa déci­sion d’aug­men­ter sa par­ti­ci­pa­tion au pro­jet, entraî­nant comme cela était pré­vu dans le mon­tage finan­cier agréé (deux tiers pour Eur­atom, un tiers pour la BERD) une majo­ra­tion de son prêt de 190 à 225 mil­lions de dol­lars, qui devien­drait ain­si le prêt le plus impor­tant jamais réa­li­sé par la banque.

L’hypothèque allemande

L’Al­le­magne a été, depuis la créa­tion du groupe de tra­vail per­ma­nent sur la sûre­té nucléaire du G7 à laquelle elle a d’ailleurs gran­de­ment contri­bué, l’un des pays les plus actifs dans la mise en œuvre glo­bale du pro­to­cole d’ac­cord de 1995 sur la fer­me­ture défi­ni­tive de Tcher­no­byl et notam­ment dans le bou­clage finan­cier de l’a­chè­ve­ment des deux cen­trales de Rivne et Khmelnytskyï.

Depuis l’é­lec­tion de la nou­velle coa­li­tion SPD-Verts, qui a fait de l’a­ban­don de l’éner­gie nucléaire un des axes domi­nants de son pro­gramme poli­tique, l’Al­le­magne laisse main­te­nant clai­re­ment entendre que l’a­chè­ve­ment de ces deux cen­trales n’est plus indis­pen­sable. Ain­si, le chan­ce­lier Shroe­der a‑t-il offi­ciel­le­ment décla­ré lors du récent som­met de Cologne qu’il comp­tait se rendre à Kiev les 8 et 9 juillet afin de ten­ter de convaincre les Ukrai­niens de renon­cer à cet inves­tis­se­ment et d’ac­cep­ter à la place la construc­tion d’une cen­trale ther­mique de 2 000 MW fonc­tion­nant au gaz, voire celle de plu­sieurs cen­trales à charbon.

Cette ini­tia­tive a été accep­tée sans enthou­siasme par les autres membres du G7. L’al­ter­na­tive est donc la sui­vante : aider les Ukrai­niens à ache­ver et moder­ni­ser ces deux réac­teurs, ou les lais­ser, comme ils l’ont fait dans le pas­sé avec le réac­teur numé­ro 6 de Zapo­ro­jie, les ter­mi­ner sans pou­voir dis­po­ser d’au­cune garan­tie quant à leur niveau de sûre­té. Le manque de devises n’empêchera pas l’U­kraine de recou­rir aux ser­vices des Russes qui accep­te­ront d’être payés en nature, comme le démontrent les récentes ventes de cen­trales nucléaires à l’Inde et à la Chine pour les­quelles Mos­cou a accep­té de telles conditions.

Et maintenant ?3

Si les chefs d’É­tat et de gou­ver­ne­ment du G7, conscients que l’i­ni­tia­tive du chan­ce­lier alle­mand était essen­tiel­le­ment dic­tée par des consi­dé­ra­tions de poli­tique inté­rieure, ne se sont pas in fine oppo­sés à son dépla­ce­ment en Ukraine, celui-ci s’est, comme on pou­vait le pen­ser, sol­dé par une fin de non-rece­voir du pré­sident ukrainien.

Le chan­ce­lier Schroe­der, qui s’é­tait offi­cieu­se­ment enga­gé à Cologne à par­ti­ci­per au finan­ce­ment de R4-K2 en cas d’é­chec de sa ten­ta­tive à Kiev, a sim­ple­ment décla­ré à l’is­sue de son dépla­ce­ment que sa prio­ri­té res­tait de voir fer­mer Tcher­no­byl et qu’un accord serait trou­vé, sans pré­ci­ser com­ment il enten­dait contour­ner l’é­ven­tuelle oppo­si­tion par­le­men­taire alle­mande. Il a éga­le­ment pré­ci­sé qu’une déci­sion défi­ni­tive du gou­ver­ne­ment alle­mand serait prise en septembre.

En cas de blo­cage de la par­tie alle­mande, le G7, qui a déjà repous­sé à la demande de Bonn une déci­sion sur le ver­se­ment des fonds pro­mis à l’U­kraine, se ver­rait dans l’o­bli­ga­tion de réexa­mi­ner sa stra­té­gie, retar­dant encore mal­gré l’ur­gence la fer­me­ture de la cen­trale de Tcher­no­byl. À ce jour, si sur les quatre réac­teurs RBMK de 1 000 MW du site, seul le réac­teur numé­ro 3 est encore opé­ra­tion­nel4, il pose cepen­dant d’im­por­tants pro­blèmes de sûre­té notam­ment à cause des très nom­breuses fis­sures détec­tées dans sa tuyau­te­rie au cours des deux der­nières inspections.

Cette affaire – inache­vée – illustre bien les dif­fi­cul­tés d’une coopé­ra­tion inter­na­tio­nale sui­vie même dans un domaine où l’u­na­ni­mi­té pour l’ob­jec­tif final (fer­mer Tcher­no­byl) est claire. Cela ne doit pas nous conduire à déses­pé­rer de ce genre de pro­cé­dure car, au pas­sage, la mise en place d’un groupe per­ma­nent du G7 sur la sûre­té nucléaire a été très utile.

Elle doit notam­ment per­mettre aux Occi­den­taux de convaincre leurs homo­logues de l’Est (essen­tiel­le­ment les Russes), par­ta­gés entre l’hu­mi­lia­tion et l’ar­ro­gance, qu’une coopé­ra­tion sereine et équi­li­brée reste mal­gré tout possible.

Il fau­dra pour autant que nous sachions évi­ter de trop jouer les don­neurs de leçons et que nous essayions aus­si de ne pas expor­ter nos ater­moie­ments métho­do­lo­giques, pas­sion­nants dans les salons pari­siens ou ber­li­nois, mais légè­re­ment déca­lés au vu des pré­oc­cu­pa­tions quo­ti­diennes de Kiev, Mos­cou ou Sofia.

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1. Tacis : pro­gramme d’as­sis­tance tech­nique des­ti­né à faci­li­ter la tran­si­tion démo­cra­tique et le déve­lop­pe­ment éco­no­mique des pays de l’ex-URSS. Créé en 1991, 2,7 mil­liards d’eu­ros de dons ont été affec­tés à la réa­li­sa­tion de ses objectifs.
2. VVER 1 000 : réac­teurs à eau sous pres­sion, refroi­dis et modé­rés par de l’eau et dont le prin­cipe de fonc­tion­ne­ment est proche de celui des réac­teurs à eau sous pres­sion occi­den­taux. Bien que de concep­tion sovié­tique, ces VVER de troi­sième géné­ra­tion dotés notam­ment d’une enceinte de confi­ne­ment jugée per­for­mante peuvent être, contrai­re­ment aux RBMK de type « Tcher­no­byl » ou aux VVER de pre­mière géné­ra­tion, por­tés à un niveau de sûre­té voi­sin de celui des réac­teurs occi­den­taux de même génération.
3. Situa­tion lors de la rédac­tion de l’ar­ticle, le 13 juillet 1999.
4. La tranche 4 a été détruite au cours de l’ac­ci­dent de 1986 et la tranche 2 est à l’ar­rêt depuis qu’un incen­die est sur­ve­nu en 1991 dans la salle des machines. Enfin la tranche 1 qui posait d’im­por­tants pro­blèmes de sûre­té a été arrê­tée en 1996, ce qui a été consi­dé­ré à la fois comme un suc­cès de la Pré­si­dence fran­çaise du G7 et une preuve de bonne volon­té des Auto­ri­tés ukrainiennes.

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