La fermeture de la centrale de Tchernobyl
Une forte mobilisation internationale
La décision des autorités ukrainiennes d’autoriser le maintien en activité de la centrale nucléaire de Tchernobyl au-delà de 1993 a vivement préoccupé la communauté internationale. Lors du sommet européen de Corfou, en juin 1994, l’Union européenne a décidé d’accorder à l’Ukraine une aide substantielle de 400 millions d’écus sous forme de prêt Euratom et 100 millions d’écus de dons sur trois ans au titre du programme « Tacis« 1. Cette initiative, destinée à obtenir des Ukrainiens un engagement ferme à mettre définitivement à l’arrêt la centrale de Tchernobyl, a reçu le soutien du G7 qui, lors du sommet de Naples, a décidé l’octroi d’une aide complémentaire de 200 millions de dollars.
Sur cette base et après d’âpres négociations entre experts occidentaux et ukrainiens, un protocole d’accord (Memorandum of understanding-MOU) a finalement été signé le 20 décembre 1995, sous présidence canadienne, entre l’Ukraine et les pays du G7. Cet accord prévoit d’une part la fermeture définitive de la centrale de Tchernobyl aux environs de l’an 2000 (by the year 2000), et d’autre part un important programme d’action (initialement d’un montant de 2,3 milliards de dollars, il s’élève désormais à 3,8 milliards de dollars) pour lequel le G7 et la Commission se sont engagés à apporter une aide financière directe et indirecte (obtention de crédits auprès des institutions financières internationales).
Ce programme qui vise à permettre la satisfaction des besoins énergétiques de l’Ukraine une fois la centrale de Tchernobyl arrêté s’articule autour de deux volets. Le premier s’efforce de promouvoir une réforme globale du fonctionnement du secteur énergétique ukrainien par l’instauration d’un véritable marché de l’électricité : existence d’exploitants solvables, mise en place d’un système de recouvrement des factures satisfaisant et d’une politique tarifaire reflétant les coûts réels de production, et aussi mise en œuvre d’une politique d’économies d’énergie.
Le second volet prévoit la remise à niveau d’un certain nombre de centrales thermiques et hydroélectriques, ainsi que l’achèvement aux normes occidentales des deux réacteurs VVER 1 0002 de Rivne 4 et Khmelnytskyï 2 (projet R4-K2). Déjà construits à 85 %, ces deux réacteurs à eau légère sous pression ne présentent pas de problèmes de sûreté rédhibitoires et peuvent donc être modernisés à un coût acceptable.
Une difficile mise en œuvre du protocole d’accord
La mise en œuvre du protocole d’accord relatif à la fermeture de Tchernobyl en l’an 2000 traverse cependant depuis plusieurs mois une passe difficile principalement due à une possible remise en cause du projet d’achèvement et de modernisation des réacteurs nucléaires de Rivne et Khmelnytskyï, que les responsables ukrainiens considèrent comme la clé de voûte du protocole d’accord signé en 1995.
Après une première difficulté liée à l’attitude de la BERD, aujourd’hui surmontée, la situation demeure problématique à cause de l’attitude de l’Allemagne qui, compte tenu du changement politique intervenu en octobre dernier et du choix de l’abandon de l’énergie nucléaire qui figure dans la charte du nouveau gouvernement, affiche désormais que l’achèvement de ces deux centrales n’est plus la seule option possible.
L’évolution de la position de la BERD
Le financement de l’achèvement des deux centrales nucléaires ukrainiennes, dont le coût fait aujourd’hui l’objet d’un consensus aux environs de 1,5 milliard de dollars, devrait normalement être assuré pour 800 millions de dollars par un prêt Euratom (675 millions) et un prêt BERD (225 millions), par une fourniture de combustible par la Russie d’une valeur de 160 millions de dollars et une participation ukrainienne d’environ 200 millions de dollars. Le solde devrait être à la charge des différentes agences d’assurance crédit (principalement la Coface, Hermès et l’US-Exim), en couverture « quasi proportionnelle » des participations de leurs opérateurs industriels au projet.
À l’origine très réticente sur le projet, au vu d’études désormais contestées, parce que reposant sur des données inexactes et partielles, la BERD a progressivement changé sa position. La banque a toujours légitimement insisté sur les incertitudes financières du projet (taux de recouvrement des factures, réforme économique du secteur électrique).
Sous l’impulsion de son nouveau président (Horst Köhler), elle a repris complètement l’analyse du dossier et vient de signer avec les Ukrainiens un accord définissant des conditions relativement réalistes pour l’octroi du prêt destiné à la modernisation et à l’achèvement de R4-K2. Preuve supplémentaire de son évolution, la BERD a même accepté de suivre Euratom dans sa décision d’augmenter sa participation au projet, entraînant comme cela était prévu dans le montage financier agréé (deux tiers pour Euratom, un tiers pour la BERD) une majoration de son prêt de 190 à 225 millions de dollars, qui deviendrait ainsi le prêt le plus important jamais réalisé par la banque.
L’hypothèque allemande
L’Allemagne a été, depuis la création du groupe de travail permanent sur la sûreté nucléaire du G7 à laquelle elle a d’ailleurs grandement contribué, l’un des pays les plus actifs dans la mise en œuvre globale du protocole d’accord de 1995 sur la fermeture définitive de Tchernobyl et notamment dans le bouclage financier de l’achèvement des deux centrales de Rivne et Khmelnytskyï.
Depuis l’élection de la nouvelle coalition SPD-Verts, qui a fait de l’abandon de l’énergie nucléaire un des axes dominants de son programme politique, l’Allemagne laisse maintenant clairement entendre que l’achèvement de ces deux centrales n’est plus indispensable. Ainsi, le chancelier Shroeder a‑t-il officiellement déclaré lors du récent sommet de Cologne qu’il comptait se rendre à Kiev les 8 et 9 juillet afin de tenter de convaincre les Ukrainiens de renoncer à cet investissement et d’accepter à la place la construction d’une centrale thermique de 2 000 MW fonctionnant au gaz, voire celle de plusieurs centrales à charbon.
Cette initiative a été acceptée sans enthousiasme par les autres membres du G7. L’alternative est donc la suivante : aider les Ukrainiens à achever et moderniser ces deux réacteurs, ou les laisser, comme ils l’ont fait dans le passé avec le réacteur numéro 6 de Zaporojie, les terminer sans pouvoir disposer d’aucune garantie quant à leur niveau de sûreté. Le manque de devises n’empêchera pas l’Ukraine de recourir aux services des Russes qui accepteront d’être payés en nature, comme le démontrent les récentes ventes de centrales nucléaires à l’Inde et à la Chine pour lesquelles Moscou a accepté de telles conditions.
Et maintenant ?3
Si les chefs d’État et de gouvernement du G7, conscients que l’initiative du chancelier allemand était essentiellement dictée par des considérations de politique intérieure, ne se sont pas in fine opposés à son déplacement en Ukraine, celui-ci s’est, comme on pouvait le penser, soldé par une fin de non-recevoir du président ukrainien.
Le chancelier Schroeder, qui s’était officieusement engagé à Cologne à participer au financement de R4-K2 en cas d’échec de sa tentative à Kiev, a simplement déclaré à l’issue de son déplacement que sa priorité restait de voir fermer Tchernobyl et qu’un accord serait trouvé, sans préciser comment il entendait contourner l’éventuelle opposition parlementaire allemande. Il a également précisé qu’une décision définitive du gouvernement allemand serait prise en septembre.
En cas de blocage de la partie allemande, le G7, qui a déjà repoussé à la demande de Bonn une décision sur le versement des fonds promis à l’Ukraine, se verrait dans l’obligation de réexaminer sa stratégie, retardant encore malgré l’urgence la fermeture de la centrale de Tchernobyl. À ce jour, si sur les quatre réacteurs RBMK de 1 000 MW du site, seul le réacteur numéro 3 est encore opérationnel4, il pose cependant d’importants problèmes de sûreté notamment à cause des très nombreuses fissures détectées dans sa tuyauterie au cours des deux dernières inspections.
Cette affaire – inachevée – illustre bien les difficultés d’une coopération internationale suivie même dans un domaine où l’unanimité pour l’objectif final (fermer Tchernobyl) est claire. Cela ne doit pas nous conduire à désespérer de ce genre de procédure car, au passage, la mise en place d’un groupe permanent du G7 sur la sûreté nucléaire a été très utile.
Elle doit notamment permettre aux Occidentaux de convaincre leurs homologues de l’Est (essentiellement les Russes), partagés entre l’humiliation et l’arrogance, qu’une coopération sereine et équilibrée reste malgré tout possible.
Il faudra pour autant que nous sachions éviter de trop jouer les donneurs de leçons et que nous essayions aussi de ne pas exporter nos atermoiements méthodologiques, passionnants dans les salons parisiens ou berlinois, mais légèrement décalés au vu des préoccupations quotidiennes de Kiev, Moscou ou Sofia.
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1. Tacis : programme d’assistance technique destiné à faciliter la transition démocratique et le développement économique des pays de l’ex-URSS. Créé en 1991, 2,7 milliards d’euros de dons ont été affectés à la réalisation de ses objectifs.
2. VVER 1 000 : réacteurs à eau sous pression, refroidis et modérés par de l’eau et dont le principe de fonctionnement est proche de celui des réacteurs à eau sous pression occidentaux. Bien que de conception soviétique, ces VVER de troisième génération dotés notamment d’une enceinte de confinement jugée performante peuvent être, contrairement aux RBMK de type « Tchernobyl » ou aux VVER de première génération, portés à un niveau de sûreté voisin de celui des réacteurs occidentaux de même génération.
3. Situation lors de la rédaction de l’article, le 13 juillet 1999.
4. La tranche 4 a été détruite au cours de l’accident de 1986 et la tranche 2 est à l’arrêt depuis qu’un incendie est survenu en 1991 dans la salle des machines. Enfin la tranche 1 qui posait d’importants problèmes de sûreté a été arrêtée en 1996, ce qui a été considéré à la fois comme un succès de la Présidence française du G7 et une preuve de bonne volonté des Autorités ukrainiennes.