La fidélisation : seuil de rentabilité et difficulté de mise en œuvre
L’objet du présent article est d’examiner – à travers un modèle simplifié – dans quelles conditions la fidélisation par rétention est effectivement rentable. On parlera ensuite des difficultés de mise en œuvre et de management liées à la fidélisation par rétention.
Contexte et données nécessaires pour une modélisation simplifiée
Soit une base de clients, acquis à un certain coût unitaire dit coût d’acquisition, composé généralement de frais commerciaux, commissions aux distributeurs, subvention du » hard « …
On constate que, tous les ans, une certaine proportion de cette base clients résilie, proportion appelée taux de résiliation, égale en première approximation à l’inverse de la durée de vie.
Compte tenu de ce que rapporte un client tous les ans (la contribution marginale ou marge sur coûts variables), vaut-il mieux laisser les clients partir naturellement et par ailleurs les reconquérir autant que possible comme nouveaux clients, ou vaut-il mieux les fidéliser – dépenser de l’argent pour les conserver ?
Fidéliser a un certain coût par client dit coût de rétention : renouvellement du » hard « , relance commerciale, rabais pour ancienneté… L’effort de fidélisation est ciblé, on appelle taux de fidélisation la proportion du parc qui est touchée par les actions de fidélisation tous les ans.
On appelle taux d’efficacité le pourcentage de résiliations évitées grâce à la fidélisation. Ce taux représente la capacité à cibler les actions de fidélisation, c’est-à-dire à identifier plus ou moins bien les clients à risque de résiliation (on parle de » churn prediction »).
Baisse du taux de résiliation = Taux d’efficacité x Taux de fidélisation
Par exemple, avec un taux de résiliation sans fidélisation de 30 % (durée de vie moyenne de 3,3 ans), un taux de fidélisation de 20 % et un taux d’efficacité de 50 %, le taux de résiliation après fidélisation tombe à 20 % (durée de vie moyenne de cinq ans).
Le taux d’efficacité est évidemment critique. Non seulement un mauvais taux d’efficacité implique plus de dépenses pour un même objectif de baisse du taux de résiliation, mais en plus, une fidélisation mal ciblée peut inciter les clients visés à s’interroger inutilement sur la poursuite de leur contrat et être générateurs de résiliation plutôt que l’inverse.
Principe du modèle
Un client peut tous les ans (en réalité à tout instant) changer d’état, quatre états étant possibles :
- se maintenir tel quel,
- se maintenir avec une action de fidélisation,
- résilier et être réacquis,
- résilier et aller à la concurrence.
Le modèle prend en compte le taux de résiliation de la concurrence (considérée globalement) puisqu’un client peut résilier, partir à la concurrence, et un an plus tard résilier et revenir chez son prestataire initial.
On fait l’hypothèse que le pourcentage de clients quittant le marché est négligeable. Le modèle calcule tous les ans la proportion de la base initiale de clients dans chacun des quatre états, en fonction des proportions de l’année antérieure et des différents taux. On observe au cours du temps la répartition de la base initiale de clients entre le prestataire initial et ses concurrents, laquelle tend à l’infini vers les parts de marché d’acquisition (au premier ordre).
La comparaison de différentes politiques de fidélisation se fait en calculant pour chacune d’elles la valeur actuelle nette (VAN) de la base initiale de clients. La VAN actualise les flux annuels suivants : contribution marginale annuelle des clients conservés, coûts de rétention, coûts de réacquisition.
Enseignements du modèle
De tous les paramètres cités ci-dessus, le plus critique pour juger de la rentabilité de la fidélisation par rétention est le taux d’efficacité. Si l’efficacité de la fidélisation est très élevée (au-dessus de 60 %), celle-ci est quasiment toujours très rentable. Si l’efficacité de la fidélisation est faible (en dessous de 20 %), celle-ci est quasiment toujours non rentable. Si l’efficacité est moyenne (de 25 à 50 %), et c’est souvent là que la réalité se situe, la rentabilité est fonction de deux autres paramètres : le coût de rétention (rapporté au coût d’acquisition) et la contribution marginale annuelle (rapportée au coût d’acquisition).
Les deux tableaux ci-dessus montrent les cas de figure.
On voit que l’impact de la fidélisation par rétention peut être important (+ 20 à 30 % sur la valeur client dans certaines cases du tableau de droite), nul ou négatif.
Il ne faut donc pas » retenir pour retenir « . La fidélisation par rétention est d’autant plus rentable que :
- l’efficacité est élevée,
- le coût de rétention est faible (en proportion du coût d’acquisition),
- la contribution marginale est forte (en proportion du coût d’acquisition).
On a démontré au passage une évidence – la fidélisation est plus rentable avec des gros clients qu’avec des petits – mais on a donné les moyens de fixer la barre.
Ces résultats sont bien entendu à valeur de l’offre constante, c’est-à-dire sans modification de la marque, du produit, de la qualité de service.
Les obstacles à la bonne mesure économique
L’alimentation du modèle avec les bons chiffres pose quelques difficultés. Si la plupart des paramètres existent souvent déjà tels quels, certains peuvent être matière à discussion.
Premièrement les coûts de rétention. Comment par exemple prendre en compte les dépenses de publicité sur grand média, dont l’impact est double, à la fois sur l’acquisition et sur la fidélisation. Une solution est de ne considérer que les coûts directs. Par ailleurs, il ne faut pas considérer comme coût de rétention un avantage donné dès l’acquisition (exemple des air miles).
La donnée la plus délicate à mesurer est sans conteste le taux d’efficacité : seule l’expérimentation peut le donner, avec un certain recul dans le temps, et en prenant la peine de constituer un échantillon témoin.
Difficultés marketing
L’obtention d’une bonne efficacité suppose une très bonne compréhension du comportement du client et des causes de résiliation. Il faut distinguer les causes de résiliation qui sont inévitables (et souvent imprévisibles) des autres, plus ou moins prévisibles et pouvant être combattues.
Les causes inévitables sont par exemple : un changement de mode de vie personnel ou professionnel, des problèmes financiers, le décès.…
Les causes évitables sont par exemple : l’inadéquation tarifaire, un historique de mauvaise qualité de service et de réclamations, l’obsolescence du support du service… A posteriori, on explique tout facilement. La difficulté est de construire quelque chose a priori, à partir d’informations souvent dispersées.
Pour anticiper la résiliation pour inadéquation tarifaire, il faut pouvoir dire : quelle aurait été la facture de chaque client s’il avait choisi son tarif optimum ? Combien aurait-il économisé ? À partir de quel écart entre facture actuelle et facture optimum y a‑t-il risque ?
Pour anticiper la résiliation pour réclamations, il faut classer toutes les catégories d’appel au service client (il y en a facilement des centaines) et identifier par régression celles qui augmentent la probabilité de résiliation.
Pour anticiper la résiliation pour obsolescence du support du service (par exemple le terminal en téléphonie mobile), il faut pouvoir dire : quels supports considérer comme obsolètes ? L’obsolescence est-elle fonction de l’usage ?
Il faut également tenir compte des différences de comportement liées à l’âge, la situation familiale, le lieu de résidence… et récupérer dans la mesure du possible ces informations.
Toutes les hypothèses doivent ensuite être testées avant d’être étendues, soit en réel, soit par régression sur des échantillons clients dont on possède en historique toutes les données nécessaires, à l’aide de logiciels de » data mining « . Avoir les bonnes données est plus difficile que de les exploiter.
Difficultés de management
La fidélisation pose également des problèmes de management, par exemple :
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La coexistence d’une culture d’acquisition et d’une culture de fidélisation
Dans un marché jeune, la culture de l’entreprise est naturellement orientée vers l’acquisition. Cette orientation se manifeste de plusieurs façons, par exemple les budgets sont prioritairement accordés aux ventes, le juge de paix est la part de marché des ventes. Dans ces conditions, il est difficile à la fidélisation de se faire une place, car elle est en opposition culturelle sur ces deux plans : son budget est en compétition avec l’acquisition, son juge de paix est la part des stocks et non des flux de clients. -
Les relations avec la distribution
Il est délicat de donner à la distribution deux objectifs en même temps : acquisition et fidélisation. C’est celui qui est dans l’intérêt financier du distributeur qui l’emportera. En outre, le développement de la fidélisation peut signifier l’établissement de relations directes avec les clients, sans passage par la distribution. Celle-ci peut alors contre-attaquer en favorisant les ventes des concurrents. Il y a donc un arbitrage à faire entre l’économie de coût de distribution et la part de marché en acquisition. -
La place de la fidélisation dans l’organisation
La fidélisation a plusieurs places possibles dans l’organisation. La meilleure place peut évoluer au cours du temps. Nous proposons la matrice suivante :
Quand le marché est jeune, les ventes doivent être focalisées sur la conquête, la mesure du taux d’efficacité est encore difficile, la fidélisation est rattachée au marketing. Puis la connaissance du client s’améliore, le Service client enregistre les résiliations, en comprend les causes, la fidélisation devient rentable et mérite des budgets importants, le Service client devient légitime pour assurer la fidélisation.
Le marché mûrit et si la fidélisation est rentable, celle-ci devient critique, elle assure la conservation du portefeuille client et mérite d’être une direction autonome. Si la fidélisation n’est pas rentable, elle revient au commercial qui fera l’arbitrage selon sa connaissance des clients avec l’acquisition.
Malgré le caractère schématique de cette matrice, nous espérons avoir montré la difficulté de donner à la fidélisation la place qu’elle mérite. Ce qui est sûr, c’est que la pire des situations est l’éclatement de la fonction entre plusieurs services.
Conclusion
En grande consommation, autant les actions de vente sont publiques, autant celles de fidélisation sont confidentielles. La fidélisation constitue en effet un avantage concurrentiel évident. Elle permet de conserver ou prendre des parts de marché en toute discrétion. La confidentialité est nécessaire pour une deuxième raison : ne pas engendrer de comportement pervers de la part des clients, qui connaissant les règles du jeu, pourraient en profiter pour en tirer des avantages. Nous n’en dirons donc pas plus…