La fin de l’avantage comparatif de la révolution industrielle

Dossier : Libres ProposMagazine N°521 Janvier 1997
Par Maurice LAURÉ (36)

Ceux d’entre nous qui sont arri­vés à l’âge d’homme au milieu de ce siècle, en Europe et en Amé­rique du Nord, ont eu très net­te­ment conscience d’ap­par­te­nir à des peuples pri­vi­lé­giés. En effet, nous vivions au moins dix fois plus à l’aise, dans nos pays, que le reste du monde. Pour­tant, nous nous étions effor­cés d’ap­por­ter nos lumières au reste de la pla­nète, en en colo­ni­sant une grande partie.

Nous n’é­tions pas loin de croire à une supé­rio­ri­té sinon innée, du moins cultu­relle, car nos pro­duc­tions demeu­raient sans concur­rence même en régime de liber­té des échanges :
– le Tiers-monde conti­nuait à ache­ter nos pro­duits fabri­qués à l’aide de nos salaires élevés,
– cepen­dant que nous lui ache­tions des matières pre­mières ou des pro­duits exo­tiques pro­duits avec des bas salaires.


Pour ma part j’ai acquis un soup­çon sur l’o­ri­gine de cet état de choses un jour où je m’ef­for­çais de com­prendre ce qui se pas­sait pour qu’il y ait aux Indes des famines à répé­ti­tion. L’on envoyait régu­liè­re­ment aux Indiens dans ces occa­sions des navires char­gés de sacs de blé. J’ai effec­tué un cal­cul idiot mais qui m’a cepen­dant mis sur la piste de la véri­té. Je me suis dit en effet que si cha­cun des affa­més consom­mait un kilo de blé par jour, l’on abou­tis­sait, après deux mois de famine, à avoir trans­por­té un poids équi­valent à celui des Indiens secou­rus. Je me deman­dais donc si, tant qu’à faire, il ne serait pas avi­sé de trans­por­ter une fois pour toutes les Indiens dans un pays indus­tria­li­sé et pro­duc­teur de blé, en Amé­rique par exemple. Ce rai­son­ne­ment était évi­dem­ment idiot puis­qu’il n’est pas pos­sible d’empiler des Indiens comme on empile des sacs de blé dans les navires. Mais il me met­tait sur la piste d’une consta­ta­tion qui tenait à la poli­tique d’im­mi­gra­tion qu’ap­pli­quaient les pays indus­tria­li­sés et notam­ment les États-Unis d’Amérique.

Ces der­niers en effet admet­taient bien chaque année 500 000 à 1 mil­lion d’im­mi­grants, mais ils avaient soin d’é­car­ter cer­taines caté­go­ries : les pros­ti­tuées, les Asia­tiques et les anar­chistes. Aus­si bien, même à l’heure actuelle, les États-Unis sont peu­plés de 230 mil­lions de Blancs, de 25 mil­lions de Noirs, de 1,5 mil­lion d’Es­qui­maux et de 3,5 mil­lions d’A­sia­tiques seulement.

Il y avait donc une dis­tor­sion de fait dans la liber­té de concur­rence réelle que l’on se tar­guait d’ap­pli­quer. On restrei­gnait les échanges d’hommes alors qu’on exi­geait le libre pas­sage pour les produits.


En tout cas, même en admet­tant qu’il ne fût pas pos­sible de trans­por­ter mas­si­ve­ment des tra­vailleurs d’un conti­nent à un autre, pour­quoi des hommes d’af­faires entre­pre­nants, issus des pays indus­tria­li­sés, ne se ren­daient-ils pas en Asie pour faire tra­vailler les Asia­tiques là où ils étaient, en y appor­tant les moyens méca­niques des pays indus­triels, de façon à tirer par­ti des bas salaires asiatiques ?

En fait je réa­li­sais fort bien les rai­sons de cette impos­si­bi­li­té, car je vivais pré­ci­sé­ment à cette époque en Asie du Sud-Est. Un fait était cer­tain : il n’é­tait pas pos­sible d’or­ga­ni­ser dans ces pays des indus­tries manu­fac­tu­rières des­ti­nées à concur­ren­cer celles d’Eu­rope ou d’A­mé­rique parce que la ges­tion de ces indus­tries aurait été beau­coup trop aléa­toire. Il fal­lait en effet un mois de bateau pour se rendre d’Eu­rope ou d’A­mé­rique en Asie du Sud-Est. Les télé­com­mu­ni­ca­tions se fai­saient essen­tiel­le­ment par morse, et les pre­miers essais radio­té­lé­pho­niques étaient des concerts de cra­chouillis. Un indus­triel manu­fac­tu­rier éta­bli en Asie du Sud-Est et qui aurait eu des pro­blèmes dans le fonc­tion­ne­ment de ses machines aurait per­du un temps fou à faire venir des pièces de rechange ou à dis­po­ser de tech­ni­ciens appro­priés. En effet, l’en­semble très com­plexe des indus­tries d’é­qui­pe­ment qui four­nissent les indus­tries manu­fac­tu­rières était extrê­me­ment concen­tré, dans les prin­ci­paux centres des pays où s’é­tait pro­duite la révo­lu­tion indus­trielle (presque tou­jours auprès de bas­sins miniers).

C’est pour­quoi les seules indus­tries manu­fac­tu­rières qui s’é­taient éta­blies en Asie avaient été des indus­tries des­ti­nées à satis­faire des besoins locaux simples et de grande ampleur : sur­tout des indus­tries tex­tiles et des brasseries.

Les rela­tions entre les pays indus­tria­li­sés et les pays asia­tiques n’é­taient donc pas des rela­tions de concur­rence : les pre­miers déli­vraient des pro­duits indus­triels, tan­dis que les seconds tro­quaient contre les fabri­ca­tions des pre­miers leurs matières pre­mières et leurs den­rées exo­tiques. C’é­tait du troc et non de la concurrence.

Un cloisonnement économique millénaire

On peut se deman­der com­ment on en était arri­vé là, car dans toute l’his­toire de l’hu­ma­ni­té jus­qu’à la fin du XIXe siècle, l’Eu­rope et l’A­sie avaient connu le même type de développement.

Pas plus tard qu’au XVIIIe siècle les civi­li­sa­tions euro­péennes et asia­tiques évo­luaient encore paral­lè­le­ment les unes aux autres comme elles l’a­vaient fait depuis la nuit des temps, avec des hauts et des bas en faveur tan­tôt des unes tan­tôt des autres. C’é­taient des civi­li­sa­tions agri­coles et tex­tiles, où le génie humain avait connu de fort beaux déve­lop­pe­ments dans l’ar­ti­sa­nat et l’ar­chi­tec­ture. Dans l’un et l’autre groupe de pays, les sciences, la phi­lo­so­phie et la civi­li­sa­tion avaient connu des pro­grès ana­logues, avec des avan­tages tan­tôt pour les Arabes, tan­tôt pour les Euro­péens, tan­tôt pour les Indiens et tan­tôt pour les Chinois.

Dans l’en­semble du monde, les gens très riches rou­laient car­rosse et habi­taient des palais tan­dis qu’une grande popu­la­tion de pauvres gens vivait chi­che­ment du tra­vail de la terre. Il suf­fit, pour réa­li­ser com­bien il y a peu de temps qu’il en était ain­si chez nous, de se remettre en mémoire le rap­port d’Ar­thur Young sur l’é­tat de l’a­gri­cul­ture fran­çaise juste avant la révo­lu­tion de 1789 : c’é­tait un état très misérable.

Dans la deuxième moi­tié du XVIIIe siècle, de 1750 à 1800 la puis­sance chi­noise, en par­ti­cu­lier, pas­sait par un point culmi­nant. L’Em­pire du Milieu s’é­ten­dait alors sur 12 mil­lions de km2 et connais­sait une grande pros­pé­ri­té. Il comp­tait 200 mil­lions d’ha­bi­tants et la flotte chi­noise fré­quen­tait jus­qu’aux côtes d’A­frique orien­tale. En com­pa­rai­son des 200 mil­lions de Chi­nois, la France de 1800 comp­tait 25 mil­lions d’ha­bi­tants, la Grande-Bre­tagne 10 mil­lions, la Rus­sie 25 mil­lions et les USA 5 millions.


Mais, en fait, ces deux mondes assez com­pa­rables, l’Eu­ro­péen et l’A­sia­tique, étaient iso­lés par la dis­tance. Mal­gré les liai­sons éta­blies par Mar­co Polo ou ses pré­dé­ces­seurs et mal­gré l’exis­tence des cara­vanes des épices et de la soie, les échanges de mar­chan­dises d’un groupe de pays à l’autre ont conser­vé très long­temps un carac­tère de voyage à la grande aven­ture. Repor­tons-nous, pour le consta­ter, à la situa­tion, pra­ti­que­ment contem­po­raine pour lui, qu’A­lexandre Dumas a décrite dans Monte-Cris­to : dans cet épi­sode mar­seillais qui se dérou­lait sous l’Em­pire et la Res­tau­ra­tion, le capi­taine de navire mar­chand Edmond Dantes, futur comte de Monte-Cris­to, était par­ti aux Indes pour le compte de son arma­teur. Celui-ci jouait sa for­tune sur l’é­ven­tua­li­té ou non d’un retour à bon port de ses navires. Alexandre Dumas nous montre com­ment il fut rui­né, puis, plus tard, mira­cu­leu­se­ment enri­chi par le retour d’un bateau orga­ni­sé en sous-main par le héros du roman.

Il fal­lait à l’é­poque un mini­mum de cinq mois pour éta­blir la liai­son par mer entre l’Eu­rope et l’A­sie du Sud-Est. Les délais ont conti­nué à se comp­ter par mois entiers, même au début du XVIIIe siècle, lorsque sont appa­rus les célèbres voi­liers rapides qu’é­taient les Clip­pers. Rapides mais de petit ton­nage, ces bateaux étaient consa­crés au trans­port de pro­duits pré­cieux tels que le thé ou l’opium.

Même en 1939 « la Malle des Indes » qui était le ser­vice le plus rapide pour trans­por­ter du cour­rier ou quelques mar­chan­dises urgentes aux Indes met­tait quinze jours et demi bien que la pre­mière par­tie du tra­jet entre Londres et Brin­di­si fut accom­plie en qua­rante-huit heures et mal­gré l’exis­tence du canal de Suez.

Tout cela explique que la dis­tance soit demeu­rée un fac­teur pri­mor­dial des rela­tions inter­na­tio­nales une fois appa­rue en Europe et en Amé­rique la révo­lu­tion industrielle.

Le fait nouveau de la révolution industrielle

La révo­lu­tion indus­trielle, dont nous savons les puis­santes consé­quences éco­no­miques, a été le fait de la mise en oeuvre de moyens très lourds, grâce à l’u­ti­li­sa­tion de la machine à vapeur.

Ce n’est pas le fait lui-même de l’in­ven­tion de la machine à vapeur qui a déclen­ché la révo­lu­tion indus­trielle. La machine à vapeur en effet a été décou­verte dès 1770 par J. Watt. Mais, en 1800 encore, s’il exis­tait bien un mil­lier de machines à vapeur, celles-ci n’é­taient uti­li­sées que dans l’in­dus­trie sidé­rur­gique, pour action­ner les souf­flets des hauts four­neaux. C’est en Angle­terre, qu’a été prise l’i­ni­tia­tive de rendre cette machine mobile en la met­tant sur des rails, ce qui a don­né nais­sance au che­min de fer. Ce fut une révo­lu­tion consi­dé­rable. En effet le che­min de fer a per­mis de dépla­cer aisé­ment des masses très pon­dé­reuses, ce qui a favo­ri­sé les pro­duc­tions en grandes séries et ce qui a orien­té, cette fois, les appli­ca­tions de la machine à vapeur vers des indus­tries for­te­ment mécanisées.

Les dis­po­si­tifs méca­niques qui ont été alors uti­li­sés n’é­taient pas un apport récent de l’es­prit humain. En effet chez Léo­nard de Vin­ci, au XVe siècle, et même chez les pré­dé­ces­seurs de ce grand génie, l’on trouve la des­crip­tion d’une mul­ti­tude de méca­nismes à engre­nages aux­quels il ne man­quait qu’une force supé­rieure à celle de l’homme et des ani­maux pour obte­nir des pro­duc­tions de séries. Ces pro­duc­tions deve­naient réa­li­sables dès lors que l’on pou­vait appro­vi­sion­ner des matières pre­mières et du char­bon en grande quan­ti­té grâce au che­min de fer, et action­ner les engre­nages grâce à des machines à vapeur.

Des appli­ca­tions innom­brables se sont alors déve­lop­pées, des­ser­vies par une indus­trie d’é­qui­pe­ment lourd cen­trée sur les bas­sins houillers, four­nis­seurs de la matière pre­mière de cette civi­li­sa­tion éner­gé­tique. C’est un accès com­mode et rapide à ces indus­tries d’é­qui­pe­ment qui fai­sait si cruel­le­ment défaut à l’A­sie pour s’in­dus­tria­li­ser à l’ins­tar de l’Eu­rope et de l’Amérique.

Mal­gré les pro­grès des machines à vapeur puis des moteurs à essence ou à die­sel, la dis­tance est res­tée long­temps un han­di­cap sérieux aux échanges. En Europe même, les trans­ports sont res­tés long­temps un élé­ment de coût impor­tant, qui limi­tait le volume des échanges. C’est ce qui a per­mis le main­tien d’un Octroi à Paris jus­qu’en 1943, alors qu’a­vec les faci­li­tés actuelles de trans­port il serait dément de son­ger à fil­trer de la sorte la cir­cu­la­tion des marchandises.

Du fait de son éloi­gne­ment et des dif­fi­cul­tés de trans­port, l’A­sie res­tait donc à l’é­cart de la révo­lu­tion indus­trielle. C’est une situa­tion qui a duré presque deux siècles. Dans cet inter­valle de temps la pro­duc­ti­vi­té euro­péenne s’est accrue d’en­vi­ron 1,5 % l’an pen­dant cent cin­quante ans, ce qui a déjà eu pour effet de por­ter le niveau de vie euro­péen à 10 fois l’a­sia­tique. Et même dans les trente ans qui ont sui­vi, les pro­grès de pro­duc­ti­vi­té en Europe ont été de 5 % l’an ce qui a por­té le coef­fi­cient à 40 fois.

Il y avait donc entre les pays indus­tria­li­sés et l’A­sie des échanges, mais pas de concur­rence. Nous expé­diions nos pro­duits indus­triels fabri­qués avec nos hauts salaires et nous impor­tions des pro­duits qui ne concur­ren­çaient en géné­ral pas les nôtres : le caou­tchouc, le coton, le soja, le jute, l’é­tain, le riz, les cuirs, la laine, le coprah, et des pro­duits arti­sa­naux tels que les tapis, qui sont encore une grande spé­cia­li­té de l’O­rient et de l’Asie.

Dans toute cette évo­lu­tion, il y avait eu l’ex­cep­tion japo­naise, due à des cir­cons­tances telles qu’elle est en quelque sorte là pour confir­mer la règle. Le Japon, en effet, était demeu­ré her­mé­ti­que­ment fer­mé aux échanges jus­qu’au milieu du XIXe siècle et il avait fal­lu que le com­mo­dore Per­ry, un Amé­ri­cain, aille tirer le canon devant Tokyo pour ouvrir le com­merce avec ce pays. Une fois cet affront subi, les Japo­nais ont réagi de la manière vigou­reuse et déter­mi­née que nous leur connais­sons. C’est en 1867 que l’empereur Mut­su Hito prit le pou­voir jusque-là exer­cé par les Sho­guns : il ouvrit ain­si l’ère Mei­ji. Il déci­da la moder­ni­sa­tion du pays, ouvrit des écoles et des uni­ver­si­tés. En 1872 fut ins­tal­lée la pre­mière usine tex­tile au Japon, et en 1872 éga­le­ment l’empereur Mut­su Hito man­gea en public un plat de boeuf en daube pour convaincre ses sujets de consom­mer désor­mais de la viande.

Le Japon recou­rut mas­si­ve­ment à l’aide de tech­ni­ciens occi­den­taux pour s’é­qui­per. Par exemple le Corps du génie mari­time fran­çais délé­gua un cer­tain nombre de ses membres pour aider à la construc­tion de la marine de guerre japo­naise. Il est pro­bable qu’une assis­tance encore plus forte dans ce domaine fut pro­cu­rée par l’An­gle­terre. Dans un domaine très dif­fé­rent, il suf­fit de se rendre dans la gale­rie du pre­mier étage de la Facul­té de droit de Paris, au Pan­théon, pour trou­ver le buste d’un pro­fes­seur de droit de cette Facul­té, buste éri­gé par ses élèves japo­nais de l’é­poque 1880 pour l’en­sei­gne­ment qu’il était venu leur dis­pen­ser au Japon.

Nous connais­sons tous les pro­grès fou­droyants de l’in­dus­tria­li­sa­tion japo­naise : ils se sont spec­ta­cu­lai­re­ment mani­fes­tés par la vic­toire rem­por­tée dès 1905 sur la Russie.

Le coup de pouce de la révolution des communications et des télécommunications

Le tableau géné­ral des rela­tions entre l’A­sie, Japon excep­té, et les pays indus­tria­li­sés s’est trou­vé par­tiel­le­ment modi­fié dans les années 70 grâce à des révo­lu­tions simul­ta­nées dans les moyens de trans­port et de télé­com­mu­ni­ca­tion. C’est à 1970 en effet que remonte la mise en exploi­ta­tion du Boeing 747. C’est à 1974 que remontent les Air­bus. C’est dans les pre­miers jours de 1975 que sont appa­rus les pre­miers fax. C’est de 1965 à 1970 qu’ont été lan­cés les satel­lites de télécommunications.

Ces faci­li­tés révo­lu­tion­naires venaient cou­ron­ner une évo­lu­tion, elle-même sen­sa­tion­nelle, qui venait de s’ac­com­plir dans le domaine de la marine mar­chande. En effet, si, en 1945 encore, les bateaux mar­chands les plus impor­tants étaient les Liber­ty Ships de 10 000 tonnes, quelque dix ans plus tard les trans­ports de vrac de 100 000 tonnes étaient mon­naie cou­rante, sans par­ler de navires pétro­liers encore beau­coup plus impo­sants. Grâce à ces vais­seaux, qui se conten­taient en outre d’é­qui­pages réduits, les matières pre­mières s’é­taient mises à cir­cu­ler d’une façon sans équi­va­lence avec le pas­sé. Cela a été, muta­tis mutan­dis, un fait nou­veau sem­blable à celui de l’ap­pa­ri­tion des che­mins de fer.

Je me sou­viens per­son­nel­le­ment avoir assis­té, en 1966, à l’i­nau­gu­ra­tion de la der­nière mine de fer fran­çaise qui a été mise en exploi­ta­tion : c’é­tait en Meurthe-et-Moselle, à Sai­ze­rais. Nous y avions inves­ti plu­sieurs mil­liards. Or le jour de l’i­nau­gu­ra­tion, j’ai eu la sur­prise de voir sur le car­reau de la mine du mine­rai de fer bré­si­lien, éton­nam­ment plus riche, qui venait d’être ame­né par mer. Dès lors, les sidé­rur­gies au bord de l’eau se sont mises à détrô­ner les sidé­rur­gies clas­siques qui depuis des siècles s’é­taient éta­blies, en Lor­raine en par­ti­cu­lier, sur l’emplacement des mines de fer.

Dans les années 1970, en outre, il était deve­nu pos­sible de com­mu­ni­quer jour et nuit de manière très audible avec toutes les par­ties du monde et d’en­voyer des des­sins par fax. C’est ain­si que des Hol­lan­dais se sont fait une spé­cia­li­té de faxer aux Phi­lip­pines les cro­quis qu’ils prennent dans les défi­lés de mode. Ils obtiennent dans un très court délai des imi­ta­tions bon mar­ché, ache­mi­nées par fret aérien. La concur­rence s’est ain­si éta­blie entre l’A­sie et les anciens pays industrialisés.

Cet épi­sode des cro­quis de mode n’est qu’une anec­dote. En fait, les plus dyna­miques des indus­triels manu­fac­tu­riers euro­péens à gros effec­tifs se sont immé­dia­te­ment répan­dus en Asie du Sud-Est vers les pays poli­ti­que­ment les plus sûrs, afin d’é­ta­blir des ate­liers dont la pro­duc­tion leur serait ache­mi­née. De plus en plus d’A­sia­tiques entre­pre­nants, la plu­part du temps Chi­nois, ont entre­pris, de leur côté, de pro­po­ser aux com­merces de dis­tri­bu­tion des pays euro­péens des fabri­ca­tions à très bas prix.

En tant que poli­ti­que­ment sûrs, les pre­miers pays dyna­mi­sés de la sorte ont été Hong-Kong, Sin­ga­pour, Tai­wan et la Corée du Sud : il s’a­git de 70 mil­lions d’ha­bi­tants. Les res­sources humaines de ces pays se sont trou­vées satu­rées au bout de peu de temps et, avec l’aide notam­ment de la dia­spo­ra chi­noise, un nou­veau groupe de pays est pas­sé à l’in­dus­tria­li­sa­tion pour inon­der l’Eu­rope de fabri­ca­tions à bas prix : la Malai­sie, la Thaï­lande et l’In­do­né­sie : il s’a­git déjà de 275 mil­lions d’habitants.

Depuis quinze ans, c’est la Chine, forte de 1,2 mil­liard d’ha­bi­tants, qui est entrée dans la danse, en créant une série de « zones éco­no­miques spé­ciales », qui connaissent des pro­gres­sions annuelles com­prises entre 10 et 20 %.

L’Inde elle-même par­ti­cipe à cette course depuis la guerre du Golfe en 1990. En effet, le déve­lop­pe­ment indus­triel indien avait été très lent car le pays avait été gou­ver­né de manière diri­giste : l’ad­mi­nis­tra­tion ne s’in­té­res­sait qu’à des pro­jets très lourds. Mais en 1990 la balance des paie­ments de l’Inde s’est effon­drée, du fait de la dis­pa­ri­tion des très impor­tants rapa­trie­ments de salaires effec­tués par les Indiens qui tra­vaillaient au Koweit. Au même moment expi­rait l’ac­cord com­mer­cial extrê­me­ment avan­ta­geux par lequel la Rus­sie avait assu­ré à l’Inde (lors­qu’elle était en déli­ca­tesse armée avec la Chine) du pétrole à bas prix.

Devant ces deux coups du sort, le suc­ces­seur de Gand­hi déci­da d’a­bo­lir le diri­gisme admi­nis­tra­tif. Ce fut immé­dia­te­ment une flo­rai­son d’i­ni­tia­tives qui entre­prirent de se livrer à tout ce qui pour­rait aisé­ment trou­ver pre­neur dans les grands gise­ments de pou­voir d’a­chat, les­quels, évi­dem­ment, abondent dans les pays industrialisés.

Nous savons tous que l’Inde concur­rence actuel­le­ment l’Eu­rope jusque dans les domaines des logi­ciels infor­ma­tiques car les cer­veaux indiens sont par­fai­te­ment adap­tés aux tra­vaux d’in­for­ma­tique. Ce sont sou­vent de jeunes Indiens, aux États-Unis, qui sont uti­li­sés, en rai­son de leurs capa­ci­tés intel­lec­tuelles, dans les mar­chés à options. Dans le domaine des logi­ciels, le mois/homme indien revient à 2 000 F envi­ron, soit 25 fois moins qu’en Europe. Aus­si des entre­prises très impor­tantes telles que Swis­sair ou encore de grandes banques alle­mandes font main­te­nant exé­cu­ter leurs tra­vaux infor­ma­tiques en Inde : à la vitesse à laquelle vont les élec­trons, cela ne prend pas plus de temps que si c’é­tait en banlieue.

Les alen­tours de l’an­née 1970 ont mar­qué à coup sûr la fin d’un inter­mède de deux siècles dans les rap­ports entre les pays indus­tria­li­sés et l’Asie.

Il n’y a aucune rai­son pour que cette évo­lu­tion s’ar­rête car les capa­ci­tés humaines des Asia­tiques valent lar­ge­ment les nôtres. L’é­poque n’est pas éloi­gnée où nos pays occi­den­taux se trou­ve­ront dans le monde avec la seule impor­tance que leur confé­re­ra le nombre de leurs habi­tants, soit une posi­tion encore moins avan­ta­geuse qu’en 1800. En effet alors qu’à l’é­poque, nous, fran­çais, étions huit fois moins nom­breux que les Chi­nois, nous sommes actuel­le­ment vingt fois moins nombreux.

Nous vivons les der­niers jours d’une ère où nous pou­vions nous flat­ter d’être par­mi les pre­miers pays du monde. Je conseille à nos diri­geants de pro­fi­ter encore, tant qu’ils le peuvent, de la facul­té de pré­tendre que la France est le qua­trième expor­ta­teur mon­dial. Per­son­nel­le­ment je me sou­viens de ce que, pré­sident de la Socié­té Géné­rale, je pou­vais légi­ti­me­ment, il y a à peine vingt ans, dire que cette banque était la cin­quième du monde par le total du bilan : toutes les banques japo­naises, à l’é­poque, étaient der­rière. Vous savez ce qu’il en est adve­nu. Le Japon a éga­lé le niveau de vie fran­çais en 1980 : il est main­te­nant bien au-delà. Sin­ga­pour a déjà rejoint notre niveau de vie. Tai­wan sera au même point que nous en l’an 2000.

La Corée du Sud, bien moins peu­plée que la France, est le numé­ro un mon­dial des tubes catho­diques et des puces à mémoires. L’on pré­voit qu’elle sera le seul pays, en l’an 2000, avec les États-Unis, à fabri­quer les nou­veaux com­po­sants de l’é­poque : les Coréens, dans ce domaine, ont dépas­sé les Japo­nais. L’OCDE, auprès de laquelle la Corée vient de poser sa can­di­da­ture, éva­lue que ce pays sera à la fin du siècle, dans quatre ans, le sep­tième par ordre de puis­sance éco­no­mique : der­rière l’I­ta­lie mais devant le Canada.

Tai­wan, qui n’a pour­tant que 22 mil­lions d’ha­bi­tants, pos­sède les deuxièmes réserves moné­taires mon­diales, après le Japon, en or : 90 mil­liards de $. Il est le numé­ro un mon­dial de la pro­duc­tion de PVC et le numé­ro trois mon­dial de l’élec­tro­nique et de l’informatique.

D’autres pays, plus tar­di­ve­ment indus­tria­li­sés, font éga­le­ment la preuve de leur capa­ci­té dans des domaines autres que l’u­ti­li­sa­tion pure et simple d’une main-d’oeuvre peu qua­li­fiée. C’est en Malai­sie que le groupe japo­nais Hita­chi a situé ses labo­ra­toires de recherche fon­da­men­tale pour la pro­duc­tion de cli­ma­ti­seurs et je crois que le fran­çais Thom­son y exé­cute lui aus­si des tra­vaux de recherche, dans la pro­duc­tion audio.

Nous sommes donc dans une période de tran­si­tion où les échanges sont encore gou­ver­nés par l’exis­tence de salaires bien plus faibles en Asie mais ne le seront pas tou­jours, car les salaires s’ac­croissent à mesure que l’A­sie s’in­dus­tria­lise. Le drame est que, domi­nés par un esprit mer­can­ti­liste, nous croyons tirer avan­tage, dans cette période tran­si­toire, du main­tien du libre-échange alors qu’en fait cela désar­ti­cule nos éco­no­mies, ce dont nous souf­fri­rons cruel­le­ment lorsque cette situa­tion excep­tion­nelle aura pris fin.

Tout se passe en effet comme si, en Asie, un bar­rage avait rete­nu 2 mil­liards d’hommes à bas salaire qui, grâce au bar­rage, ne nous concur­ren­çaient pas. Tout d’un coup, en 1970, le bar­rage a cédé. Depuis, le flux se déverse sur nos éco­no­mies, engen­drant chez nous un chô­mage que l’on a ten­dance à vou­loir com­battre par une réduc­tion du temps de tra­vail, comme s’il était défi­ni­ti­ve­ment acquis que nous dis­po­se­rons éter­nel­le­ment de fabri­ca­tions asia­tiques à bas salaires. Or, il y aura un reflux : les salaires asia­tiques aug­men­te­ront, et il nous fau­dra ache­ter de nou­veau cher ce que nous aurons désap­pris de fabri­quer. Il nous fau­dra remettre nos popu­la­tions au tra­vail après avoir eu tant de mal à le leur faire réduire.

L’engrenage inexorable du chômage pour les vieux pays industrialisés

Nous allons ana­ly­ser le méca­nisme qui est à l’oeuvre de façon à com­prendre ce à quoi conduit une telle rup­ture de bar­rage. Tou­te­fois, avant d’en venir à des cal­culs d’é­pi­cier, je ne sau­rais trop sou­li­gner à nou­veau la consi­dé­ra­tion qui est fon­da­men­tale. C’est que les dif­fi­cul­tés aux­quelles nous sommes sou­mis pro­viennent de dis­pa­ri­tés qui s’é­va­noui­ront. Ce n’est l’af­faire que de quelques décen­nies pour voir dis­pa­raître les phé­no­mènes aux­quels nous ten­tons de nous adapter.

Les effi­ca­ci­tés rela­tives de la main-d’oeuvre euro­péenne et de la main-d’oeuvre asia­tique fini­ront par se trou­ver dans des rap­ports tout à fait sem­blables à ce qu’ils sont entre les divers pays euro­péens. Il est donc dérai­son­nable d’ac­cep­ter comme une loi de l’é­vo­lu­tion uni­ver­selle un trouble qui ne peut que bri­ser nos res­sorts natio­naux. En effet, si nous par­ve­nons à nous accom­mo­der de ce trouble, en appre­nant à tra­vailler moins, nous man­que­rons du res­sort néces­saire pour brû­ler ce que nous aurons ado­ré et nous remettre à tra­vailler davantage.

A – Le mécanisme des pertes d’emplois

La concur­rence asia­tique est de plus en plus le fait d’en­tre­pre­neurs asia­tiques, et non plus seule­ment de trans­ferts d’ac­ti­vi­tés hors d’Eu­rope par les entre­pre­neurs euro­péens. Nous allons cepen­dant rai­son­ner sur le sché­ma d’un trans­fert d’ac­ti­vi­té. Cela rend le rai­son­ne­ment beau­coup plus simple, sans modi­fier pour autant les rap­ports de prix et les flux des valeurs qui en consti­tuent l’as­pect éco­no­mique. En effet, si un confec­tion­neur fran­çais, par exemple, sous-traite ses fabri­ca­tions auprès d’a­te­liers asia­tiques, toutes les don­nées éco­no­miques et com­mer­ciales sont les mêmes que s’il ache­tait auprès de confec­tion­neurs asia­tiques orien­tés vers l’Europe.

Consi­dé­rons donc le cas d’un indus­triel fran­çais qui décide de faire exé­cu­ter en Asie des opé­ra­tions de fabri­ca­tion qui auraient occu­pé, chez nous, 100 ouvriers. Si, dans le pays asia­tique en ques­tion, le salaire est 20 fois moindre qu’en France, l’in­dus­triel sup­por­te­ra le coût de 5 salaires fran­çais. Mais, en me basant sur des cas réels, je tien­drai compte du fait que les dif­fi­cul­tés et les frais d’une fabri­ca­tion à dis­tance abou­tissent à qua­dru­pler, à par­tir d’une base aus­si faible, le coût de la main-d’oeuvre asiatique :

  • en rai­son des frais de trans­port des matières pre­mières et des pro­duits finis,
  • en rai­son des com­mis­sions à ver­ser aux inter­mé­diaires et des frais de banque,
  • en rai­son, aus­si, d’un pour­cen­tage de rebuts pour défaut de qua­li­té plus éle­vé qu’en France,
  • en rai­son, enfin, de frais de voyage et de coordination.

J’ad­mets donc que, par­ti du coût de 5 salaires fran­çais, l’in­dus­triel débourse fina­le­ment l’é­qui­valent de 20 salaires fran­çais, alors qu’il évite de sup­por­ter le coût de 100 emplois fran­çais. Quelle est la situation ?

Le plus sûr est que 100 emplois n’ont pas été créés en France, ou ont été sup­pri­més. Sur quoi peut-on comp­ter en échange ?

En pre­mier lieu, le pays asia­tique auquel nous ver­sons des salaires égaux à 5 salaires fran­çais peut, avec cet argent, nous ache­ter des pro­duits de haute tech­no­lo­gie. Mais même si tout n’é­tait que salaires dans la haute tech­no­lo­gie, cela ne met­trait au tra­vail que 5 ouvriers fran­çais, dans des métiers vers les­quels il n’est pas facile d’o­rien­ter quelques-uns des 100 ouvriers qui manquent de tra­vail dans la confec­tion. Peut-être un com­plé­ment résul­te­rait-il des dépenses des inter­mé­diaires qui ont tou­ché des com­mis­sions. Mais il n’y a guère de contre­par­tie à espé­rer, en termes d’emplois, du ver­se­ment des inté­rêts ban­caires, du paie­ment des frais de voyages et de trans­ports, et bien moins encore de la mise au rebut d’une par­tie des fabrications.

Certes, si l’in­dus­triel fran­çais sup­porte le coût de 20 emplois au lieu de 100, il trans­fère vrai­sem­bla­ble­ment à sa clien­tèle l’é­co­no­mie réa­li­sée, dont le mon­tant pour­rait idéa­le­ment ser­vir à rému­né­rer 80 emplois, en France.

Si cette clien­tèle fran­çaise se pré­ci­pite, avec ce pou­voir d’a­chat sup­plé­men­taire, sur des offres attrayantes per­mises par un foi­son­ne­ment d’i­ni­tia­tives pro­duc­trices dans notre pays, le mal peut être à peu près répa­ré : il ne sub­siste plus comme séquelle que les déper­di­tions cau­sées par la dif­fi­cul­té d’a­dap­ter l’offre et la demande de main-d’oeuvre quand les métiers évo­luent plus rapi­de­ment qu’a­vant. Il fau­drait, évi­dem­ment, que les ini­tia­tives sal­va­trices soient ori­gi­nales, de manière à ce qu’elles ne tombent pas trop rapi­de­ment, elles aus­si, sous le coup de la concur­rence asiatique.

Mal­heu­reu­se­ment c’est cette capa­ci­té d’a­dap­ta­tion grâce à un foi­son­ne­ment ren­for­cé d’i­ni­tia­tives créa­trices qui nous fait défaut. L’é­cart entre les besoins et les pos­si­bi­li­tés, dans ce domaine, est d’au­tant plus cruel­le­ment res­sen­ti qu’au même moment nos capa­ci­tés de cette nature sont mises à contri­bu­tion par un autre phé­no­mène lui-même de nature révo­lu­tion­naire : l’ex­plo­sion infor­ma­tique. Celle-ci dégage des emplois dans tous les métiers à la fois, et ceci avec une forte concen­tra­tion sur des per­son­nels d’ap­ti­tudes très voi­sines. Cela n’a rien de com­mun avec les effets tra­di­tion­nels du pro­grès tech­nique, qui sont beau­coup plus dif­fus, faci­li­tant ain­si les péréqua­tions entre les dis­po­ni­bi­li­tés déga­gées et les nou­veaux besoins de sec­teurs en progrès.

Les résul­tats sont là : de 1970 à 1992, les indus­tries fran­çaises du textile/habillement et du cuir-chaus­sures ont per­du un demi-mil­lion d’emplois, soit 56 % de leurs effec­tifs, alors que le reste des indus­tries manu­fac­tu­rières ne per­daient que 15 % de leurs effectifs.

Le tex­tile et l’ha­bille­ment ont une valeur de sym­bole, mais les exemples de délo­ca­li­sa­tions fruc­tueuses (pour les entre­prises) abondent dans tous les domaines : le petit outillage, les articles de cam­ping, les connec­teurs et, bien enten­du, last but not the least, le maté­riel audio et vidéo, voire les semi-conduc­teurs, lorsque les Amé­ri­cains, les Japo­nais et les Coréens nous laissent un cré­neau dans cette tech­nique aux pro­grès fulgurants.

B – Le mal atteint aussi les autres vieux pays industrialisés

Presque tous les pays d’Eu­rope connaissent actuel­le­ment les mêmes dif­fi­cul­tés. Cela n’empêche pas leurs pro­fes­sion­nels et leurs diri­geants d’af­fi­cher avec réso­lu­tion la convic­tion que seul le libre-échange est, pour notre conti­nent, le moyen de rele­ver le défi de la « mon­dia­li­sa­tion ». Deux puis­santes caté­go­ries d’ac­teurs de l’é­co­no­mie pèsent dans ce sens :

  • d’une part les consom­ma­teurs qui ne veulent perdre aucune occa­sion d’a­che­ter moins cher,
  • d’autre part les pro­duc­teurs. Ceux-ci éprouvent en effet légi­ti­me­ment la crainte d’être éli­mi­nés par des concur­rents qui recourent déjà ou qui peuvent recou­rir à la sous-trai­tance asia­tique. Et comme les pro­duc­teurs, après tout, peuvent très bien conti­nuer à faire des affaires en pro­dui­sant ailleurs que dans leur pays, ils font cho­rus avec les consommateurs.

Les syn­di­cats de tra­vailleurs qui, nor­ma­le­ment, devraient être en pre­mière ligne sur ces ques­tions, se bornent à reven­di­quer sans se pré­oc­cu­per de ce avec quoi les reven­di­ca­tions pour­ront être satis­faites. De la sorte, le consen­sus libre-échan­giste est un article de foi. Il a même une doc­trine qui n’a rien à envier à l’é­goïsme mercantiliste.

Cette doc­trine s’ap­puie sur le fait que nos échanges du nou­veau type avec l’A­sie sont fruc­tueux puisque nous lui ven­dons (ce qui n’est pas tou­jours prou­vé, du reste) autant que nous lui ache­tons. Nous fai­sons même, paraît-il, une bonne affaire en expor­tant des « pro­duits à haute valeur ajou­tée ». Cette qua­li­fi­ca­tion tech­no­cra­tique sert d’a­li­bi : on néglige le fait que « haute valeur ajou­tée » va de pair avec haut salaire et que, par consé­quent, même dans des échanges équi­li­brés du point de vue moné­taire, nous sommes auto­ma­ti­que­ment très défi­ci­taires en emplois.

En fait, l’Eu­rope tout entière souffre du même mal que notre pays. En admet­tant même que le salut soit dans la haute tech­no­lo­gie, elle est très loin d’at­teindre cet objec­tif. C’est en effet le contraire qui se pro­duit. Si l’on consulte le livre blanc publié par la Com­mis­sion euro­péenne, on constate que l’Eu­rope n’a amé­lio­ré sa posi­tion que dans les métiers à crois­sance lente : le maté­riel fer­ro­viaire, les machines tex­tiles, l’a­bat­tage et le tra­vail de la viande, la tan­ne­rie, la dis­til­la­tion d’alcool.

Au contraire, tou­jours selon la Com­mis­sion euro­péenne, l’Eu­rope est en perte de vitesse sur les mar­chés en crois­sance rapide : la bureau­tique, l’in­for­ma­tique, l’élec­tro­nique, les ins­tru­ments d’op­tique, les maté­riels médi­caux et chirurgicaux.

C’est un fait constant que les tech­no­lo­gies nou­velles ont tou­jours engen­dré un pour­cen­tage de crois­sance consi­dé­ra­ble­ment plus impor­tant que les tech­no­lo­gies anciennes. Or qui, actuel­le­ment, est plus impli­qué que l’Eu­rope dans les tech­no­lo­gies nou­velles (le Japon et les USA mis à part) ? Ce sont pré­ci­sé­ment les Asiatiques.

C – Les pays industrialisés qui s’en tirent

Au pre­mier rang figure, évi­dem­ment, le Japon. Il s’en tire parce que, depuis le second conflit mon­dial, il a pré­ci­sé­ment été en pointe pour l’ap­pli­ca­tion des décou­vertes les plus récentes, et a excel­lé à les uti­li­ser pour satis­faire de nou­veaux besoins. Il a fait preuve, lui, d’un foi­son­ne­ment d’i­ni­tia­tives créa­trices. Ne serait-ce qu’en rai­son de sa situa­tion géo­gra­phique, le Japon a été l’un des pre­miers pays à implan­ter des ate­liers en Asie. Mais l’o­ri­gi­na­li­té et la qua­li­té de ses spé­cia­li­tés ont fait qu’il a sus­ci­té encore plus de clien­tèle dans les pays d’ac­cueil qu’il ne concé­dait, à ces pays, de place sur son marché.

Les USA, quant à eux, témoignent de ce qu’un ensemble indus­triel tra­di­tion­nel peut ne pas être atteint comme le nôtre par le chô­mage, en dépit d’une atti­tude libre-échan­giste très forte mais à condi­tion de pra­ti­quer une poli­tique sociale dif­fé­rente. Les USA, en effet, admettent le libre-échange, mais ils s’ap­pliquent simul­ta­né­ment à eux-mêmes un libé­ra­lisme pur et dur :

  • le chô­mage est indem­ni­sé pen­dant une courte durée seule­ment, et la perte du pou­voir d’a­chat n’est pas com­pen­sée en pro­por­tion de la situa­tion antérieure ;
  • le SMIC, qui est res­té long­temps sans être révi­sé, est extrê­me­ment bas.

Aus­si, la main-d’oeuvre libé­rée aux USA, par la concur­rence des pays asia­tiques, accepte les emplois qu’elle trouve c’est-à-dire bien sou­vent des emplois fai­ble­ment rému­né­rés dans des ser­vices à la per­sonne. Les USA ont ain­si vu fleu­rir une mul­ti­tude de petits emplois, à tel point que, sta­tis­ti­que­ment, le salaire moyen amé­ri­cain a chu­té consi­dé­ra­ble­ment. Pour­tant les salaires éle­vés ont conti­nué à exis­ter, et même, à se mul­ti­plier, dans les métiers des tech­no­lo­gies nou­velles. C’est en effet une flo­rai­son d’i­ni­tia­tives qui s’est mani­fes­tée aux USA pour tirer par­ti du pou­voir d’a­chat libé­ré par les impor­ta­tions asiatiques.

Ces mul­ti­tudes d’i­ni­tia­tives, incon­nues en Europe, pro­viennent d’un autre aspect du libé­ra­lisme pur et dur : le niveau rela­ti­ve­ment bas de la pres­sion fis­cale, qui n’est que les deux tiers du niveau euro­péen. Il est symp­to­ma­tique de consta­ter que ce niveau des deux tiers se retrouve au Japon et (par excep­tion) dans un pays euro­péen : la Suisse, qui est pré­ci­sé­ment la seule à ne pas connaître le chô­mage des pays envi­ron­nants. Elle a pour­tant le niveau de vie le plus éle­vé du monde.

Au lieu de cela, en Europe, en géné­ral, fleu­rit le concept de l’É­tat-pro­vi­dence. En France par exemple nous n’a­vons eu de cesse que d’a­mé­lio­rer, même en valeur rela­tive, le mode de cal­cul du SMIC, qui est pas­sé de la moi­tié envi­ron du salaire moyen en 1970 aux deux tiers actuel­le­ment. L’as­sis­tance au chô­mage est mul­ti­forme, la fis­ca­li­té est écra­sante et les pro­cé­dures admi­nis­tra­tives qu’elle fait naître sont rigou­reuses et lourdes. Ces pro­cé­dures foi­sonnent, mais l’i­ni­tia­tive pri­vée est enser­rée dans un cor­set. Il en résulte que nous per­dons de plus en plus d’i­ni­tia­tive au lieu d’en redou­bler, comme ce serait néces­saire. Un indice est le pour­cen­tage des bre­vets dépo­sés par la France, pour­cen­tage qui ne fait que baisser.

La para­ly­sie née de cette situa­tion se nour­rit d’elle-même. Des impôts exa­gé­rés engendrent le besoin d’aides nou­velles qui ne peuvent être dis­pen­sées qu’en recou­rant à de nou­veaux impôts. Le sec­teur du loge­ment est un exemple de cette situa­tion. En effet, le loge­ment loca­tif est lar­ge­ment péna­li­sé par le fait que l’ac­ti­vi­té de bailleur est en dehors du champ de la TVA. Il en résulte non pas un allé­ge­ment mais une sur­charge. En effet, la non-appar­te­nance au domaine de la TVA prive les pro­prié­taires de la pos­si­bi­li­té de déduire la TVA frap­pant le prix de construc­tion des loge­ments qu’ils louent. Autre­ment dit les loge­ments leur reviennent à 120 % du prix qu’ils sup­por­te­raient aux USA, où les seules taxes, qui tiennent lieu de TVA, ne les frappent pas ou, encore, plus près de nous, au Royaume-Uni et au Dane­mark où les loge­ments sont au taux zéro, c’est-à-dire au régime des exportations.

Chez nous, les 20 % de TVA (en pour­cen­tage du prix net) se réper­cutent avec la même pro­por­tion sur les frais finan­ciers que les pro­prié­taires sup­portent pen­dant les soixante-dix ans de vie de l’im­meuble. Or, même au taux de 3,5 % qui est le taux réel moyen de ren­de­ment dans l’im­mo­bi­lier, une somme ini­tiale de 1, réper­cu­tée petit à petit avec les inté­rêts, pen­dant soixante-dix ans, fait sup­por­ter aux loca­taires une charge totale de 2,7. Par consé­quent, en exo­né­rant les loca­tions de la TVA, non seule­ment l’É­tat ren­ché­rit les loyers, mais encore il ne touche que 1 là où les loca­taires paient 2,7. Comme, de ce fait, les loyers sont éle­vés, l’É­tat est obli­gé d’ai­der d’une façon mul­ti­forme l’ac­qui­si­tion de loge­ments, ou les loca­taires eux-mêmes. Il y consacre beau­coup plus de 100 mil­liards par an, ce qui néces­site, évi­dem­ment, d’autres impôts encore.

Notre fis­ca­li­té est tel­le­ment com­plexe qu’elle ne peut être aisé­ment remise en cause. Aus­si tous les sec­teurs de l’é­co­no­mie s’empêtrent fina­le­ment dans un immo­bi­lisme stérile.

Y a‑t-il tout de même une solution pour les vieux pays industrialisés ?

En repre­nant l’a­na­lyse de ce qui est en train de se pas­ser en Asie du Sud-Est, nous allons consta­ter que même des pays adeptes de l’É­tat- pro­vi­dence comme le nôtre pour­raient évi­ter de rece­voir des coups de bou­toirs aus­si puis­sants que ceux que nous rece­vons et que ceux que nous sommes appe­lés à recevoir.

Voyons ce qui se passe dans une éco­no­mie asia­tique en phase d’in­dus­tria­li­sa­tion : cette éco­no­mie, à par­tir du moment où l’on y entre­prend des fabri­ca­tions indus­trielles, acquiert un carac­tère dual. Elle est désor­mais com­po­sée, pen­dant toute la phase de tran­si­tion qui débute, d’un sec­teur indus­triel nou­veau, d’une part, et d’un sec­teur tra­di­tion­nel, d’autre part.

Le sec­teur tra­di­tion­nel fonc­tionne tou­jours avec la très faible pro­duc­ti­vi­té anté­rieure, et conti­nue à nous four­nir les matières exo­tiques tra­di­tion­nelles, aux prix tra­di­tion­nels. Au contraire, le sec­teur indus­triel tra­vaille avec une pro­duc­ti­vi­té très proche de la nôtre. Mais ces deux sec­teurs ont leur mar­ché du tra­vail en com­mun. De la sorte, bien que les tra­vailleurs des sec­teurs indus­triels soient fon­dés à exi­ger des salaires beau­coup plus éle­vés pour le tra­vail qu’ils accom­plissent, ils ne le peuvent, sinon ils seraient aus­si­tôt rem­pla­cés par des conci­toyens issus du sec­teur tra­di­tion­nel, et avides d’a­voir enfin du travail.

Il fau­drait théo­ri­que­ment, pour gérer une situa­tion de ce genre, deux taux de change : l’un pour le sec­teur tra­di­tion­nel, qui serait le taux de change tra­di­tion­nel, actuel­le­ment en vigueur, et l’autre pour le sec­teur indus­triel, car la mon­naie dans laquelle se vendent les fabri­ca­tions de ce sec­teur méri­te­rait d’être négo­ciée à un taux beau­coup plus éle­vé au regard des mon­naies des pays évolués.

A – La théorie économique et les précédents

C’est là une situa­tion qui n’a rien à voir avec celle que Ricar­do pre­nait en consi­dé­ra­tion lors­qu’il démon­trait que le libre-échange conduit à l’en­ri­chis­se­ment mutuel des nations qui l’ap­pliquent. En effet Ricar­do rai­son­nait pour les éco­no­mies de son époque qui étaient des éco­no­mies euro­péennes actives, certes, mais homo­gènes, éco­no­mies dont l’é­vo­lu­tion sécu­laire avait été suf­fi­sam­ment pro­gres­sive pour que toutes les pro­duc­tions com­pa­tibles avec le niveau du mar­ché de l’emploi aient déjà été entreprises.

Plus par­ti­cu­liè­re­ment il rai­son­nait sur l’exemple des échanges entre l’An­gle­terre et le Por­tu­gal. Il consta­tait que l’An­gle­terre avait une effi­ca­ci­té par­ti­cu­lière pour pro­duire des draps alors que le Por­tu­gal était pla­cé dans des cir­cons­tances pri­vi­lé­giées, de son côté, pour pro­duire du por­to. Aus­si consi­dé­rait-il qu’il était à la fois de l’in­té­rêt des Anglais et de l’in­té­rêt des Por­tu­gais d’é­chan­ger libre­ment leurs matières tis­sées et leurs vins, de façon à ce que ce soit dans chaque cas le plus effi­cace des deux qui l’emporte : les consom­ma­teurs ne pou­vaient qu’en pro­fi­ter, sans que cela ne cause de dom­mages aux producteurs.

C’est un rai­son­ne­ment auquel il n’y a rien à redire. Mais il est évident éga­le­ment que la situa­tion de « rup­ture de bar­rage » dans laquelle nous nous trou­vons actuel­le­ment n’a rien à voir avec le cas dépeint par Ricardo.

Si les théo­ries de cet émi­nent éco­no­miste sont sou­vent évo­quées comme des articles de foi, c’est parce que tout sys­tème d’en­sei­gne­ment mono­li­thique conduit rapi­de­ment à une pen­sée unique. Les soi- disant experts récitent ce qu’ils ont appris, alors que si Ricar­do vivait de notre temps il juge­rait la situa­tion autre­ment que ceux qui se réfèrent à ses propres juge­ments tirés de l’ob­ser­va­tion du com­merce entre l’An­gle­terre et le Por­tu­gal au XIXe siècle.

Sans doute Ricar­do note­rait-il que toute opé­ra­tion d’é­change inter­na­tio­nal est des­truc­trice d’emploi dans des pays à salaires éle­vés qui com­mercent avec des pays à salaires plus bas. Seule­ment si un pays à salaires éle­vés et inca­pable de réagir contre les pertes d’emplois en affir­mant sa supré­ma­tie dans des spé­cia­li­tés nou­velles devant les­quelles les pays moins riches doivent s’in­cli­ner, les méca­nismes du mar­ché tirent sa mon­naie et ses rému­né­ra­tions vers le bas. Pour demeu­rer riche, en valeur rela­tive, il faut se dis­tin­guer par un ensemble de qua­li­tés dont les pays moins riches ne sont pas capables de faire preuve.

Dans le cas pré­sent, ce n’est pas un ensemble de qua­li­tés intrin­sèques, émi­nentes au point de jus­ti­fier un reve­nu 10 à 20 fois plus éle­vé, qui nous dis­tingue des pays asia­tiques. Les habi­tants de ces pays nous valent bien, pour l’in­tel­li­gence, avec même, en plus, l’ar­deur qui com­mence à faire défaut aux nan­tis que nous sommes. Ce qui nous dis­tin­guait, jus­qu’i­ci, c’é­tait l’im­pos­si­bi­li­té tech­nique de trans­plan­ter dans les pays asia­tiques les équi­pe­ments de la Révo­lu­tion indus­trielle car il aurait fal­lu le faire d’un seul bloc, comme le Japon l’a­vait fait, et à une époque où les tech­niques étaient bien moins sophistiquées.

Or bru­ta­le­ment, en 1970, les faci­li­tés des com­mu­ni­ca­tions et des télé­com­mu­ni­ca­tions sont deve­nues telles que la trans­plan­ta­tion est deve­nue pos­sible, et ceci iso­lé­ment métier par métier, à l’i­ni­tia­tive de tous les chefs d’en­tre­prises qui avaient inté­rêt à tirer par­ti de l’aubaine.

La situa­tion est telle que, confor­mé­ment aux vues très justes de Ricar­do, nous ten­dons vers une éga­li­sa­tion des situa­tions indi­vi­duelles avec ceux des pays asia­tiques – et ils sont nom­breux – qui pré­sentent une uni­té natio­nale. Mais rien ne nous oblige à admettre que, par l’ef­fet d’un mal­en­con­treux appé­tit de lucre, nous vivions cette éga­li­sa­tion sous le signe des pertes d’emplois et du chômage.

Il est par­fai­te­ment pos­sible de trans­mettre son savoir à d’autres nations sans admettre, pour autant, qu’un épi­sode obli­gé du déve­lop­pe­ment de leur éco­no­mie consiste à se ser­vir de notre propre mar­ché comme d’un débou­ché d’ap­point, alors qu’elles ne sont pas encore par­ve­nues à la matu­ri­té de leurs salaires et de leurs prix de revient.

C’est une situa­tion que les USA, vain­queurs en 1945, ont su par­fai­te­ment gérer. Leur éco­no­mie était en avance sur les éco­no­mies euro­péennes au point que, abs­trac­tion faite des des­truc­tions dues à la guerre, la pro­duc­ti­vi­té du tra­vail aux USA était, en moyenne, trois fois supé­rieure à l’eu­ro­péenne. Les USA, à l’é­poque, n’ont pas choi­si de doper l’é­co­no­mie euro­péenne en ouvrant leur mar­ché aux ventes de celle-ci.

Bien au contraire, mis à part le sou­ci géné­reux qui l’a­ni­mait, le géné­ral Mar­shall était pré­oc­cu­pé, en 1947, de ravi­ver l’é­co­no­mie amé­ri­caine, qui ne tra­vaillait plus pour la guerre, et à laquelle l’Eu­rope, en grande par­tie sinis­trée, ne pas­sait pas de com­mandes (en dépit de ses besoins). Aus­si le « Plan Mar­schall » consis­ta-t-il en des dons grâce aux­quels les pays euro­péens ont été équi­pés, certes, mais en main­te­nant et, même, en favo­ri­sant la crois­sance aux USA.

Le Gou­ver­ne­ment des USA allouait son aide en accep­tant de prendre en charge celles des com­mandes de maté­riel d’é­qui­pe­ment des Euro­péens qu’il agréait. Ces com­mandes étaient payantes pour les entre­prises euro­péennes, ce qui ne leur don­nait donc pas d’a­van­tage com­mer­cial indu. Les sommes ain­si ver­sées par elles étaient cré­di­tées en compte au béné­fice du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain. Celui-ci les uti­li­sait à des dons aux États euro­péens lors­qu’il jugeait que ces der­niers accom­plis­saient eux-mêmes des efforts suffisants.

Les entre­prises euro­péennes devaient faire leur affaire de négo­cier, et de payer les achats de licences néces­saires. Sou­vent leurs four­nis­seurs amé­ri­cains pro­fi­taient de l’oc­ca­sion pour se réser­ver des prises de par­ti­ci­pa­tions, voire pour livrer eux-mêmes les pre­mières mar­chan­dises des­ti­nées à ali­men­ter le mar­ché européen.

Il est bien cer­tain que si les USA avaient, à cette époque, abais­sé leurs bar­rières doua­nières, nombre d’hommes d’af­faires se seraient employés à tirer par­ti des bas salaires euro­péens. Les lacunes de la pro­tec­tion tari­faire ont même per­mis ponc­tuel­le­ment de telles concur­rences. Cela a été le cas pour le lavage à la main des den­telles de prix, por­tées par les dames amé­ri­caines : il a exis­té une orga­ni­sa­tion pour expé­dier ces den­telles en Europe par fret aérien, afin qu’elles puissent être confiées à des lavan­dières moins oné­reuses que les américaines.

En sens inverse, du reste, la Panam, qui vou­lait se pré­va­loir de trai­ter ses pas­sa­gers avec la meilleure cui­sine, ame­nait par avion à Paris des pou­lets du Ken­tu­cky, que Maxim’s cui­si­nait et met­tait en boîte et elle les rame­nait, tou­jours par avion, en Amé­rique. C’est que l’é­cart de pro­duc­ti­vi­té dans l’A­gri­cul­ture, entre les USA et la France, était tel qu’il dépas­sait l’é­cart entre les salaires.

Ce n’est donc pas la pos­si­bi­li­té phy­sique d’u­ti­li­ser la main-d’oeuvre euro­péenne qui a fait défaut. C’est la poli­tique amé­ri­caine qui ne l’a pas per­mis. Par exemple juste avant l’ins­tau­ra­tion du Plan Mar­shall, il y avait bien eu un accord com­mer­cial entre la France et les USA : l’ac­cord Blum-Byrnes de mai 1946 : il consis­tait, en échange d’un recours finan­cier, à ouvrir le mar­ché fran­çais aux pro­duits amé­ri­cains, et non pas l’inverse.

Ce n’est que vingt ans après, le Plan Mar­shall ayant réus­si, que la concur­rence euro­péenne devint gênante pour les USA, qui ache­vaient de vivre les « gol­den six­ties » de l’ère Ken­ne­dy. Ain­si les Amé­ri­cains de l’é­poque avaient-ils su aider un conti­nent entier à se his­ser à leur niveau sans ouvrir pour autant leur pays à une concur­rence qui aurait été anor­male et en y trou­vant au contraire l’oc­ca­sion de conqué­rir des posi­tions durables dans l’é­co­no­mie européenne.

B – Ce qui pourrait être une solution pratique

Une solu­tion, inter­ven­tion­niste comme l’a été le Plan Mar­shall, mais impra­ti­cable, consis­te­rait à exi­ger des pays asia­tiques en voie de muta­tion qu’ils per­çoivent à leur propre pro­fit des droits d’ex­por­ta­tion sur leurs fabri­ca­tions indus­trielles de manière à en aug­men­ter le prix. Cela serait à la fois à notre avan­tage puisque nous subi­rions une concur­rence moins vio­lente et à l’a­van­tage de ces pays puisque les res­sources publiques qu’ils en tire­raient leur per­met­traient de s’é­qui­per plus rapi­de­ment. Mais il est bien évident qu’une telle pro­po­si­tion ne serait pas accep­tée par les pays en cause : ils pré­fèrent jouir des avan­tages d’une concur­rence auto­ma­ti­que­ment gagnante car ils peuvent ain­si accom­plir faci­le­ment de grandes enjam­bées dans l’a­dap­ta­tion aux acti­vi­tés indus­trielles modernes, sans avoir à attendre patiem­ment qu’un poten­tiel de consom­ma­tion de même nature ne soit déve­lop­pé chez eux.

France 1950 – 1993. : Chô­meurs au sens du​Bureau inter­na­tio­nal du tra­vail (BIT) en milliers.
Sources : OCDE
France 1950 – 1993. : Valeurs du coef­fi­cient k : valeur glo­bale des impor­ta­tions extracom­mu­nau­taires de “ pro­duits manu­fac­tu­rés divers ” rap­por­tée au salaire horaire ouvrier moyen (1975 = 1).
Sources : OCDE

Mais il existe un autre moyen de par­ve­nir au même résul­tat. Ce serait que les pays indus­tria­li­sés qui ont tout à redou­ter de la concur­rence épi­so­dique mais des­truc­trice que nous avons décrite éta­blissent chez eux des droits d’en­trée, à la condi­tion expresse que le pro­duit de ces droits, au lieu de tom­ber dans le bud­get géné­ral, soit entiè­re­ment des­ti­né à sub­ven­tion­ner nos expor­ta­tions, notam­ment de biens d’é­qui­pe­ment, à des­ti­na­tion des pays dont nous aurions taxé les impor­ta­tions chez nous.

Au fond tout le pro­blème, pour évi­ter les méfaits d’un libre-échange dévoyé, avec les pays asia­tiques, consiste à éta­blir des com­pen­sa­tions dont l’ef­fet soit de rap­pro­cher, dans les échanges que nous pra­ti­quons avec eux, les coûts de nos salaires avec ceux exis­tant que ces pays pra­tiquent pour leurs fabri­ca­tions indus­trielles. En effet la per­cep­tion effec­tuée à l’im­por­ta­tion sur les pro­duits asia­tiques équi­vau­drait à majo­rer les niveaux des salaires qui y sont conte­nus, tan­dis que la sub­ven­tion accor­dée à nos impor­ta­tions équi­vau­drait à dimi­nuer les salaires conte­nus dans nos pro­duits expor­tés. Il est bien évident que, pour résoudre le pro­blème de l’emploi créé par la concur­rence asia­tique, il faut rai­son­ner en termes de nombre d’emplois et non pas en termes moné­taires comme nous le fai­sons depuis Col­bert (c’est une habi­tude qui colle à la peau).

Il n’est pas ques­tion d’ar­ri­ver à un équi­libre par­fait, dont l’ef­fet serait presque d’an­nu­ler les nou­velles impor­ta­tions asia­tiques : il suf­fi­rait d’é­ta­blir des droits dont le pro­duit per­met­trait un sub­stan­tiel abais­se­ment du prix des expor­ta­tions que nous ferions en Asie pour com­pen­ser le coût de nos achats.

Les taux des droits à éta­blir n’au­raient rien de démen­tiel. En effet, dans notre type d’é­co­no­mie, le coût du pro­duit indus­triel moyen com­porte 40 % de sa valeur en salaires et en charges sociales, dans l’en­tre­prise manu­fac­tu­rière. Si les pro­duits asia­tiques concur­rents sont fabri­qués avec des salaires 10 fois moins éle­vés, le pour­cen­tage des salaires qui se trouvent dans les pro­duits impor­tés n’est plus que de 4 % du prix de revient du pro­duit en Europe au lieu de 40 %. Il ne serait donc pas mal venu d’é­ta­blir (sur les 60 + 4 = 64 F du prix d’im­por­ta­tion) des droits de douane d’un mon­tant de 25 ou 30 %. En effet tout se pas­se­rait comme si les 4 % avaient été por­tés à 29 ou 34 %, ce qui lais­se­rait encore de la marge en faveur de l’im­por­ta­tion. Mais les 25 ou 30 % qui auraient été per­çus équi­vau­draient à 6 ou 7 fois le salaire asia­tique, de telle sorte que tout se pas­se­rait, lorsque les Asia­tiques nous com­man­de­raient des équi­pe­ments, comme s’ils consa­craient à cette acqui­si­tion 7 ou 8 fois le salaire d’un de leurs tra­vailleurs, ce qui nous per­met­trait, en échange du salaire de 10 tra­vailleurs asia­tiques, de mettre au tra­vail 7 ou 8 ouvriers pour la fabri­ca­tion d’é­qui­pe­ments au lieu d’un seul actuellement.

Il est bien cer­tain qu’une solu­tion de ce genre ne peut pas être ins­tau­rée par un pays iso­lé. La France fait par­tie de l’Eu­rope et la moindre des choses serait que la mesure soit prise au plan euro­péen. Il est bien cer­tain aus­si qu’une telle mesure serait d’une appli­ca­tion com­plexe. Elle néces­si­te­rait l’exis­tence d’une véri­table admi­nis­tra­tion du Plan Mar­shall, qui sui­vrait pays par pays et pro­duit par pro­duit l’é­vo­lu­tion de l’in­dus­tria­li­sa­tion asia­tique de manière à éta­blir sur chaque type de pro­duit ce qu’il fau­drait de com­pen­sa­tion, mais pas trop.

Il fau­drait éga­le­ment que cette Admi­nis­tra­tion veille à ce que les Douanes euro­péennes effec­tuent les mêmes pré­lè­ve­ments sur les pro­duits asia­tiques lorsque ces pro­duits sont incor­po­rés dans les fabri­ca­tions d’autres pays – y com­pris par exemple dans les pro­duits amé­ri­cains. Nous savons en effet que les pro­duits amé­ri­cains, encore plus sou­vent que les nôtres, incor­porent des fabri­ca­tions asiatiques.

Une telle situa­tion dégé­né­re­rait en conflit com­mer­cial avec les USA si ceux-ci ne vou­laient pas démordre de leur posi­tion actuelle. Mais dans un tel conflit com­mer­cial nous tien­drions le bon bout, car le sys­tème que nous éta­bli­rions don­ne­rait une très forte prime aux expor­ta­tions de biens et d’é­qui­pe­ments de l’Eu­rope vers les pays asia­tiques : ce ne sont pas les USA qui pour­raient, comme nous, sub­ven­tion­ner de 70 à 80 % les salaires de leurs ouvriers tra­vaillant pour l’ex­por­ta­tion en Asie.

C – Insertion de cette politique commerciale dans une géopolitique européenne

Crois­sance com­pa­rée et cumu­lée de l’emploi dans les sec­teurs public et pri­vé, en Amé­rique du Nord, Com­mu­nau­té euro­péenne et au Japon, en mil­lions, de 1973 à 1992.
Sources : OCDE

Envi­sa­gé sous l’angle géo­po­li­tique, le pro­blème ne s’ar­rête pas là. En effet nous sommes déci­dé­ment à une époque sin­gu­lière. Nous vivons, du fait de l’in­dus­tria­li­sa­tion de l’A­sie, un cata­clysme éco­no­mique que n’ont pas connu les géné­ra­tions anté­rieures. Mais dans le même temps l’en­ri­chis­se­ment que nous avons accu­mu­lé, joint à l’in­suf­fi­sance de notre nata­li­té, nous créent de graves pro­blèmes d’im­mi­gra­tion, en pro­ve­nance du Magh­reb et des pays de l’Est. Les USA sont dans le même cas. Pour eux, il s’a­git de l’im­mi­gra­tion en pro­ve­nance du Mexique et de l’A­mé­rique latine. Pour les Japo­nais eux-mêmes la menace d’im­mi­gra­tion vient des pays asiatiques.

Il est clair que face à de tels pro­blèmes chaque groupe de pays doit cher­cher à le résoudre au mieux. Mal­heu­reu­se­ment les bar­rages à l’im­mi­gra­tion ne sont plus aus­si effi­caces qu’au­tre­fois. Les Amé­ri­cains en ont subi la démons­tra­tion puis­qu’ils étaient allés jus­qu’à dres­ser un bar­rage élec­tri­fié le long de leur fron­tière avec le Mexique et que cela n’a pas empê­ché les immi­grants de pas­ser. Aus­si ont-ils choi­si avec réa­lisme une nou­velle voie, qui consiste à aider à ce que la délo­ca­li­sa­tion de leurs propres entre­prises se fasse par pré­fé­rence sur les ter­ri­toires des pays dont ils redoutent l’im­mi­gra­tion. C’est pour­quoi ils ont éta­bli entre eux-mêmes et le Cana­da d’une part, et le Mexique d’autre part, le mar­ché com­mun de l’A­LE­NA. L’exis­tence de ce mar­ché com­mun incite les entre­prises amé­ri­caines à inves­tir au Mexique, ce qui devrait y fixer les tra­vailleurs mexi­cains. Ain­si ces der­niers n’au­raient plus besoin d’en­trer aux USA pour trou­ver du tra­vail et de meilleurs salaires.

Ce type de pro­blème se pose aus­si à la France et aux autres pays d’Europe.

Tant qu’à admettre le libre-échange et à admettre que nos entre­prises puissent se délo­ca­li­ser, il convien­drait de faire en sorte qu’elles se délo­ca­lisent par pré­fé­rence au Magh­reb ou dans les pays de l’Est. Concer­nant le Magh­reb une telle évo­lu­tion serait d’au­tant plus aisée que la bar­rière lin­guis­tique n’existe pra­ti­que­ment pas. Nous aurions éga­le­ment beau­coup moins à redou­ter les ini­tia­tives concur­ren­tielles de ces pays après les avoir aidés que ce n’est le cas des pays asia­tiques, dont la pug­na­ci­té indus­trielle et com­mer­ciale est beau­coup plus redou­table que celle des pays d’Islam.

Pour conclure

Je viens de déli­vrer une inter­pré­ta­tion rai­son­née des phé­no­mènes que nous sommes en train de vivre. Je vais ain­si à l’en­contre de la pen­sée unique. J’i­gnore dans quelle mesure les déten­teurs de la pen­sée unique sont abso­lu­ment insen­sibles aux phé­no­mènes que je viens de décrire. Je suis cer­tain en tout cas que le fait d’adhé­rer à la pen­sée unique est, pour eux, un grand élé­ment de confort. Il per­met à la fois de tenir des dis­cours poli­tiques atten­tifs au bien-être du consom­ma­teur et de par­ti­ci­per à des réunions inter­na­tio­nales où des négo­cia­teurs dépour­vus de véri­tables res­pon­sa­bi­li­tés éco­no­miques célèbrent en chœur les ver­tus du libre-échange tout en chi­po­tant sur des points particuliers.

Mais je suis loin d’être seul à dénon­cer les dan­gers dont je viens de mon­trer l’exis­tence. D’autres le font vigou­reu­se­ment à par­tir de don­nées dif­fé­rentes. C’est ain­si que le pro­fes­seur Mau­rice Allais, notre seul prix Nobel d’É­co­no­mie poli­tique, dénonce les méfaits du libre-échange, exer­cé dans les condi­tions actuelles avec les pays du Sud-Est asia­tique. Mau­rice Allais ne part pas de la recons­ti­tu­tion his­to­rique que j’ai faite : il fonde ses juge­ments sur des courbes qui font appa­raître des cor­ré­la­tions révélatrices.

L’une, qui est la courbe du chô­mage dans notre pays, montre quelle en a été l’ac­cé­lé­ra­tion à par­tir du milieu des années 70. L’autre courbe est celle du déve­lop­pe­ment des impor­ta­tions fran­çaises en pro­ve­nance des pays exté­rieurs au Mar­ché unique : elle montre que c’est à la même époque que ces échanges avaient pris leur élan. La cor­ré­la­tion entre ces deux courbes for­ti­fie Mau­rice Allais dans la recom­man­da­tion de nous pro­té­ger contre les fabri­ca­tions est-asia­tiques, à l’é­gard des­quelles il estime que les condi­tions du libre-échange ne sont pas réunies. Mau­rice Allais n’est pas un adepte de la pen­sée unique. Aus­si, en dépit de ses réfé­rences, n’est-il pas consul­té par les auto­ri­tés. Ses cris d’a­larme n’é­veillent pas d’échos.

Venant d’un hori­zon tota­le­ment dif­fé­rent, M. James Gold­smith sou­tient les mêmes thèses. M. James Gold­smith est un homme d’af­faires fran­co-anglais qui a amas­sé une véri­table for­tune en ache­tant et en reven­dant à bon escient des entre­prises en Europe puis en Amé­rique du Nord. Reti­ré après for­tune faite, il consacre ses loi­sirs à aver­tir ses conci­toyens fran­çais et anglais des dan­gers de nos rela­tions com­mer­ciales avec les pays du Sud-Est asia­tique. Il n’est pas un théo­ri­cien mais il a un for­mi­dable flair, dont la pra­tique a prou­vé les qua­li­tés. Il n’est pas consul­té pour autant. Aus­si est-il entré en poli­tique, pour ten­ter de se faire entendre.

(*) Acti­vi­tés du Par­le­ment européen
Com­pa­ru­tion de M. Ban­ge­mann le 8 novembre 1994 devant la Com­mis­sion des Rela­tions éco­no­miques extérieures
Quant à la Chine, M. Ban­ge­mann est de l’a­vis que dans les sec­teurs manu­fac­tu­riers où la Chine est très forte (bicy­clettes, cer­tains types de chaus­sures et de jouets, etc.) on ne devrait pas essayer de l’ar­rê­ter par le biais de res­tric­tions à l’im­por­ta­tion, mais de « lui don­ner cette chance de se déve­lop­per dans ces sec­teurs » en même temps, l’in­dus­trie euro­péenne devrait déci­der d’a­ban­don­ner les domaines où elle n’est mani­fes­te­ment pas com­pé­ti­tive et s’o­rien­ter vers d’autres sec­teurs plus pro­met­teurs pour l’avenir.

Je verse encore au dos­sier une planche de courbes publiées par l’OCDE, illus­trant un aspect de la dif­fé­rence des com­por­te­ments entre les pays de l’U­nion euro­péenne, par­ti­sans de l’É­tat-pro­vi­dence, et le Japon ain­si que les USA, pays libé­raux purs et durs. Ces courbes font res­sor­tir les évo­lu­tions res­pec­tives, dans ces dif­fé­rents pays, des effec­tifs du Sec­teur pri­vé d’une part et du Sec­teur public d’autre part. Il est bien clair que les USA, depuis vingt ans, ont exclu­si­ve­ment créé des emplois pri­vés. Au contraire, dans la Com­mu­nau­té euro­péenne, les emplois sup­plé­men­taires ont presque constam­ment été des emplois publics alors même que le nombre des emplois pri­vés a sou­vent diminué.

Enfin, la der­nière annexe* est un exemple de mani­fes­ta­tion de la pen­sée unique. C’est un extrait d’une décla­ra­tion de M. Ban­ge­mann, com­mis­saire euro­péen, en faveur d’im­por­ta­tions à par­tir de la Chine. À l’en­tendre, on pour­rait croire que le pro­blème est de se mon­trer com­pré­hen­sifs en faveur de ces pauvres Chi­nois, qui ont, par acci­dent, la chance d’être per­for­mants pour la fabri­ca­tion des bicy­clettes, des chaus­sures et des jouets. Quant à nous, nous n’au­rions qu’à orien­ter vers des sujets plus nobles les facul­tés que nous tenons de la providence…

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