La finance au service de la biodiversité et de la transition écologique
La transition climatique et la défense de la biodiversité sont en partie liées, le réchauffement ayant des effets négatifs sur les espèces animales et la biodiversité contribuant à limiter le réchauffement. Elles ont en tout cas un point commun : elles nécessitent l’une et l’autre un fort investissement financier. Et en retour la question écologique a son effet sur le monde de la finance. Ce monde financier, privé et public, en a pris conscience.
Face au changement climatique et à la destruction de la nature, quelle place nos sociétés accordent-elles à la science ? Prenons-nous au sérieux les avertissements, de plus en plus alarmants, du Groupement intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ou de la Plateforme équivalente pour la nature (IPBES) ? S’agissant de phénomènes sans précédent, appelant des solutions mondiales, chacun peut vite se sentir dépassé.
Sans doute avons-nous sous-estimé certains aspects psychologiques : confrontés à une mauvaise nouvelle, les êtres humains préfèrent tuer le messager plutôt que de l’écouter, avait déjà noté Sophocle. Et Goethe voyait la marque du diable dans « l’esprit de négation ». L’inaction n’est toutefois pas concevable. La menace est sérieuse. Alors que faire ? La première piste consiste à saisir l’ampleur des phénomènes. La seconde est de donner toute sa place à la finance parce que l’analyse des risques financiers peut grandement aider et que, sans financement, la transition ne peut aboutir. Enfin, le temps des échanges informels et des promesses sans évaluation ni contrôle devrait être révolu.
Complexité et humilité
Les travaux du GIEC ne laissent aucun doute sur la gravité du changement climatique, ni sur son accélération. L’impact de la guerre en Ukraine, le recours persistant au charbon ou le rejet virulent, par certains États américains, des règles ESG (environnemental, social et gouvernance) rappellent que la bataille du climat n’est pas gagnée. Pour la biodiversité, la prise de conscience est lente, en dépit de constats scientifiques tout aussi accablants. Son érosion est d’autant plus préoccupante que, au-delà des beautés qu’elle nous offre, la nature fournit des « services écosystémiques » qui vont de l’approvisionnement (en nourriture, en eau, en bois) à la régulation des températures.
Nous devons saisir que « nous faisons partie de la nature », comme a écrit le professeur Dasgupta en 2021 et sommes « endettés » auprès d’elle, selon la Banque centrale des Pays-Bas. Martin Wolf, économiste britannique des plus sérieux, a même qualifié l’être humain de « coucou installé dans le nid planétaire ». Pour certains scientifiques, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, l’Anthropocène, marquée par l’emprise de l’homme et frôlons les neuf limites planétaires vitales (Rockström). Le modèle de développement où l’homme puise sans vergogne dans la nature est condamné. Nous devons réinventer un nouveau rapport avec elle, plus humble, moins prédateur, en tenant compte du capital naturel qui, aux côtés du capital et du travail, est indispensable à la production de biens et services.
Climat et nature
L’évolution du climat et celle de la nature ne peuvent pas être abordées de la même manière. Pour le climat, une métrique unique existe, la tonne de CO2, quel que soit le lieu d’émission. Pour la nature, les atteintes sont en général plus localisées, moins facilement mesurables de manière homogène. Une étude, Un « printemps silencieux » pour le système financier ? Vers une estimation des risques financiers liés à la biodiversité en France, publiée à la Banque de France en août 2021, a ainsi calculé la dépendance du système financier français à différents services écosystémiques ainsi que ses impacts sur la biodiversité.
Les outils juridiques à disposition sont aussi différents. Alors que nulle part l’émission de CO2 n’est prohibée, de nombreuses règles protègent des espèces ou des espaces pour leur richesse ou parce que des populations autochtones y vivent. S’il est réducteur de vouloir donner un prix à la nature, il est certain que sa destruction a un coût, prohibitif. Les scientifiques établissent néanmoins un lien entre le changement climatique et la biodiversité : il n’est pas possible de préserver l’un sans l’autre, et encore moins de procéder de manière séquencée. La nature n’attendra pas que des bureaucrates aient bien voulu finir de travailler sur le climat.
Ne pas tarder
Partout dans le monde, les êtres humains ont du mal à changer leurs habitudes. Des intérêts puissants s’opposent au changement, les alternatives abordables font encore défaut. Trop souvent, la politique est opposée à l’expertise, incitant en général à lâcher du lest, à comprendre les réticences. Pourtant, en voulant gagner du temps, nous aggravons le problème. Un enjeu vital, urgent, ne peut pas être réglé par des changements à la marge, vu l’existence de points de non-retour, au-delà desquels les dégâts sont irréversibles. À l’urgence, certains opposent le manque d’outils éprouvés, de méthodologies sûres, de données fiables.
“Les solutions ne peuvent venir que d’un partenariat mondial respectueux de toutes ses composantes.”
Outre que les données abondent en réalité déjà, la recherche de la perfection n’est plus envisageable. L’humilité commande d’agir sans tout savoir, quitte à tâtonner, corriger, améliorer. La fracture Nord-Sud ne simplifie pas les choses non plus : les pays du Sud aspirent légitimement à améliorer leur niveau de vie. Parfois ils voient les Occidentaux comme des pilleurs ayant produit l’essentiel du stock de CO2 et des dégâts massifs, soudain saisis de remords tardifs. Les solutions ne peuvent venir que d’un partenariat mondial respectueux de toutes ses composantes : pays émergents et en développement, peuples indigènes ont un rôle majeur à jouer.
Lire aussi : La protection de la biodiversité à l’épreuve de la société
La finance comme levier
La finance – qui irrigue l’économie – peut contribuer au changement. Les méthodes d’analyse dont les financiers sont coutumiers aident à mieux cerner les risques liés au climat et à la biodiversité. Il est désormais bien établi qu’ils sont de trois ordres.
Les risques physiques
Certains sont liés aux événements climatiques (inondations, cyclones, sécheresses, incendies, etc., se multiplient, du Pakistan à l’Europe, la Californie, l’Australie), d’autres à des atteintes à la nature (par exemple la raréfaction des pollinisateurs peut réduire la production de fruits ; la destruction de l’habitat des chauves-souris favorise aussi les pandémies). En se matérialisant, ces risques entraîneront des pertes qui devraient ouvrir les yeux des moins férus d’écologie : baisse des rendements agricoles, perte de valeur immobilière des zones littorales menacées par les eaux, incendies ou intempéries empêchant la production industrielle et le commerce, incapacité à assurer les dommages, désertification avec des conséquences politiques et migratoires.
Les risques de transition
Ces risques accompagnent la transformation ; les investisseurs qui, par le passé, ont mis leurs fonds dans les moteurs à combustion ou des secteurs d’extraction polluants, perdront du capital. Dans l’analyse des risques, qu’ils soient physiques ou de transition, il est tout particulièrement important de prendre en compte les interactions climat-biodiversité ; si, par exemple, l’industrie minière pour la production de lithium, destiné aux batteries, détruit des zones naturelles, l’avantage d’utiliser des voitures électriques sera moindre, en raison des atteintes à la biodiversité.
Les risques réputationnels et juridictionnels
Enfin existent aussi, pour les entreprises, ces risques (perte d’image et donc de clients, difficulté à recruter des salariés, notamment dans les jeunes générations) : des entreprises mais aussi des États et des banques centrales peuvent être l’objet de recours, pour inaction ou pour action en dehors de leurs mandats. La question de savoir si la matérialité des enjeux climatiques (ou liés à la nature) doit être prise en compte par les investisseurs, s’ils doivent regarder aussi l’impact de la production sur l’environnement, est âprement débattue, les Européens prônant une vision de « double matérialité » quand les Américains y répugnent.
Le rôle des banques centrales
Les banques centrales se sont intéressées au climat au nom de leurs responsabilités pour la stabilité des prix et du système financier dans son ensemble. La transition modifie les prix de l’énergie, tout comme les aléas naturels peuvent rendre plus chère la nourriture. Dans un ouvrage de 2020, le risque climatique a été qualifié de potentiel green swans, par analogie avec les black swans, porteurs de crises financières.
Depuis 2017, le Network for Greening the Financial System, réseau de banques centrales qui comptait huit membres au départ, s’est élargi à une centaine de pays volontaires. Après avoir clairement établi que les risques liés au climat engendraient des risques financiers (2019), le NGFS a conçu des outils de supervision, encouragé les stress tests pour les bilans des banques, abordé les risques contentieux, la politique monétaire verte ou la formation nécessaire pour affronter ces nouveaux sujets.
Conçu pour s’occuper à la fois de climat et d’environnement, le NGFS a également commencé, en 2021, à se pencher sur les questions de biodiversité, en créant une task force qui devrait proposer fin 2023 des scénarios de risques liés aux atteintes à la nature.
L’Europe et les États-Unis
En février 2021, l’Eurosystème a annoncé le verdissement de ses portefeuilles non monétaires et, en juillet 2021, un plan ambitieux de verdissement de la politique monétaire. La Federal Reserve, qui en décembre 2020, juste après l’élection de Joe Biden, avait rejoint le NGFS et commençait à aborder les risques financiers liés au climat, semble saisie par le doute ; il est vrai que le pays est en proie à un violent débat. La CFTC (Commodity Futures Trading Commission), agence en charge des contrats dérivés, a pourtant démontré, de manière remarquable, les risques encourus par le système financier américain, en raison de la dégradation du climat.
Un énorme besoin de financement
La transition requiert, des banques de développement comme des financiers privés, une augmentation massive des financements, à hauteur de centaines de milliards de dollars pour chaque région du monde. Infrastructures vertes, énergies renouvelables, isolation des bâtiments, agriculture moins intensive, reforestation, protection d’aires marines, les chantiers à financer sont innombrables.
Ces questions sont au centre des discussions de groupements privés comme GFANZ (Glasgow Financial Alliance for Net Zero) et du réseau de banques de développement animé par l’Agence française de développement, la KFW allemande (établissement de crédit) et aussi lors des COP ; à Charm el-Cheikh, le Président Macron a annoncé la tenue à Paris, en juin 2023, d’un sommet sur la finance climat-biodiversité.
La finance ne saurait être le seul instrument au service de l’action publique, mais elle peut être combinée à d’autres (incitations fiscales, sanctions, etc.). L’objectif n’est pas seulement de financer des activités vertes, mais aussi de porter tout un système économique carboné, peu respectueux de la nature, à la transition vers 2050. C’est l’objet des fonds NGEU (Next Generation European Union) en Europe, ou aux États-Unis du Inflation Reduction Act.
La qualité environnementale de la dette publique
Les réflexions des banques centrales et agences de notation commencent aussi à poser la question de la qualité environnementale des titres de dette émis par les États. Le sujet reste sensible, alors même que ce sont les gouvernements qui ont pris des engagements lors de l’Accord de Paris, sur le climat ou à la COP 15 sur la biodiversité, pour la nature.
Le sens de l’histoire est clair : ceux qui pensent échapper à ce type de rating risquent de mal s’y préparer. Ils n’empêcheront pas cette évolution. De nombreuses questions méthodologiques se posent, notamment pour la biodiversité : entre analyse statique des dépendances et impacts (comme dans l’étude précitée) à des approches dynamiques, du type de celles suivies par le NGFS dans ses projets de scénarios.
La question de la qualité des données
Enfin, la qualité des données disponibles compte. C’est pourquoi les efforts accomplis par la Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD) et l’International Sustainability Standards Board (ISSB), pour le climat l’International Financial Reporting Standards (IFRS) et, pour la biodiversité, par la Task Force on Nature-related Financial Disclosures (TNFD) sont cruciaux.
Ces initiatives menées largement par le marché, parfois en collaboration avec des ONG (comme le WWF) et des organisations internationales, sont de nature à faciliter la collecte de données plus comparables. En France et en Europe, des législations existent sur la publication de données climat et aussi biodiversité.
Assez de contraintes ?
La prise de conscience a progressé, dans le monde entier, sur les deux sujets climat et nature. En dépit des efforts remarquables accomplis par de nombreux acteurs, publics et privés, les engagements sont peu respectés. Le green-washing brouille la perception des progrès accomplis, en abusant certains épargnants ou consommateurs. Le risque de labels verts fantaisistes existe bel et bien.
Dans un monde fragmenté, en proie à des affrontements, la souveraineté nationale et les intérêts particuliers passent trop souvent avant la survie de l’humanité. C’est d’autant plus grave que des courants réactionnaires attaquent les politiques climatiques. Certains prétendent irréaliste l’approche européenne qui insiste sur les enjeux environnementaux. Mais la réalité, c’est une transformation sans précédent de la planète.
Il est vrai que certaines puissances émergentes n’ont pas placé le climat au premier rang de leurs priorités et que ces considérations peuvent peser sur la compétitivité relative des entreprises européennes. Mais le paysage est contrasté, chaque région du monde a ses forces et ses faiblesses.
Les banques centrales de Malaisie et du Brésil, deux pays mégadivers (pays dans lesquels la majorité des espèces végétales et animales présentes sur Terre sont représentées), se sont sérieusement penchées sur les risques liés à la perte de biodiversité par exemple. La Chine investit massivement dans le renouvelable, tout en utilisant et exportant des centrales à charbon.
L’Europe n’est pas non plus exempte de contradictions, comme le montre la réaction à la pénurie de gaz russe. Surtout, il serait fort peu réaliste d’ignorer les avertissements clairs et répétés des scientifiques. De même, dénoncer une écologie trop punitive revient parfois à minimiser l’ampleur des efforts à fournir. Il ne s’agit pas de punir quiconque mais d’encourager des comportements responsables, différents des pratiques des dernières décennies.
Pas assez de contraintes ?
Or la violation de l’accord de Paris, par de nombreux signataires, ne donne pas lieu à des sanctions. Le suivi des 17 Objectifs de développement durable des Nations unies reste léger. Les engagements pris à la COP 15 en décembre 2022 sont, de l’avis général, ambitieux mais, les objectifs n’étant pas toujours chiffrés, le respect des engagements sera difficile à contrôler.
Le travail précieux du NGFS ne donne pas non plus lieu à un suivi contraignant, avec des tableaux de bord, des règles, des sanctions éventuelles. Il serait temps de renforcer les évaluations, les contrôles mutuels, ce que les anglophones appellent enforcement. Christine Lagarde a plusieurs fois noté que nous agissions face au climat comme les superviseurs financiers avant la crise de 2008 : trop de light touch.
Tout se passe comme si, en dépit de la gravité des enjeux, les êtres humains étaient devenus incapables de prendre les mesures qui s’imposent. Parce que l’ennemi ne se présente pas sous forme de soldats casqués et bottés, la mobilisation générale n’est pas déclenchée.
Des raisons d’espérer
Aux côtés des biologistes, des climatologues et des financiers, des spécialistes des sciences cognitives ou des psychologues devraient être appelés en renfort, tant la question est de convaincre, sous toutes les latitudes, que le modèle économique dominant est obsolète, notre approche encore trop complaisante et à terme suicidaire. La pandémie de Covid nous a rappelé la difficulté à convaincre du bien-fondé des raisonnements scientifiques. Dans le même temps, elle a aussi prouvé la vertu des vaccins et les limites des régimes autoritaires « réalistes ». C’est encourageant.
Nota : L’auteure s’exprime à titre personnel, sans engager aucune institution à laquelle elle appartient ou a appartenu ; elle remercie Romain Svartzman et Marie Gabet pour les échanges préalables à la rédaction de ce papier, quand elle était sous-gouverneure de la Banque de France.
Références
- Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, Plateforme d’experts mise en place à partir de 2010 sous l’égide de l’UNEP (United States Environment Programme).
- Financial Times, US greenhouse gas emissions rose again in 2022, January 10.
- Professeur Dasgupta, The Economics of Biodiversity, 2021.
- Financial Times, 9 mars 2021.
- Steffen W, Grinevald J, Crutzen P et al. “The Anthropocene : conceptual and historical perspectives.”
- Jean-Baptiste Say en 1803 dans son Traité d’économie politique écrivait : « Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant être ni multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques. »
- Un « printemps silencieux » pour le système financier ? Vers une estimation des risques financiers liés à la biodiversité en France, Svartzman et al.
- Breaking the tragedy of the horizon-climate change and financial stability, discours de Mark Carney, 2015.
- Central banking and supervision in the biospshere : an agenda for action on biodiversity loss, financial risk and system stability, 2021.
- NGFS, Inspire, report on Climate-related litigation, novembre 2021.
- Isabel Schnabel, “A new age of energy inflation : climateflation, fossilflation and greenflation”, 17 mars 2022.
- “Green Swans”, central banks in the age of climate-related risks, Bolton et al., 2020.
- https://www.ngfs.net/en tous les documents sont accessibles au public.
- Fed will not become a “climate policy maker”, Jay Powell, WSJ, January 10, 2023.
- Article 29 de la loi énergie climat de 2019.
- World Scientists’ Warning of a Climate Emergency, Ripple et al., BioScience.
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Très instructive et t bien inspirante votre revue