La fiscalité au cœur des stratégies
REPÈRES
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La formidable création de richesses suscitée par le développement d’Internet a bousculé les chaînes de valeur existantes et remis en cause les positions acquises. Et dans ce grand chambardement, les opérateurs télécoms ont l’impression d’être les oubliés de la croissance. Leurs revenus d’infrastructures se tassent, les nécessités d’investir dans le très haut débit se font pressantes et ils versent chaque année des contributions significatives au financement de la création. Les opérateurs font de cette situation un diagnostic sans appel : « Des géants mondiaux cherchent à conquérir de nouveaux marchés en sortant de leurs métiers d’origine et en venant concurrencer directement les activités des opérateurs, mais en échappant totalement à l’arsenal fiscal et réglementaire. »
Le business model de l’Internet est celui d’un marché biface
Le 14 février dernier, le sénateur Philippe Marini et la Fédération française des télécoms avaient convié, avec le soutien du Conseil national du numérique, l’ensemble des représentants de l’économie numérique pour leur présenter leurs propositions en faveur d’une fiscalité du numérique rénovée. En cause, la distorsion fiscale entre secteur numérique et secteur traditionnel, mais surtout entre opérateurs d’infrastructures et fournisseurs de contenus ou encore entre acteurs locaux de l’Internet et grands acteurs transnationaux tels Google, Amazon, Apple ou Facebook.
Quand l’industrie réclame des taxes… pour les autres
Si bien que c’est une forme d’unanimité qui prévalait devant la nécessité de corriger ce déséquilibre fiscal, voire de créer de nouvelles taxes.
Taxes en cascade
Depuis 2008 les opérateurs ont été « successivement assujettis à la taxe sur les services de télévision (qui alimente un compte de soutien à l’industrie de programmes [Cosip], dont les ressources ont crû de 50 % en trois ans), la taxe visant à financer France Télévisions, ou encore l’impôt forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER)».
Devant le parterre de spécialistes et journalistes réunis, les organisateurs démontrèrent en effet de façon étonnante leur inventivité à concevoir de nouvelles taxes destinées à l’économie numérique. Non pas des ajustements de taxes existantes, mais bien de nouvelles taxes jusqu’alors inexistantes. L’exercice était pour le moins cocasse et inédit : une industrie dénonçant sa « surfiscalisation » et proposant, dans le même temps, de nouveaux mécanismes élaborés par des fiscalistes pour taxer l’industrie numérique.
Cocasse en effet, mais sans motifs sérieux certainement pas. Dans une tribune du journal Le Monde, les dirigeants des opérateurs Orange, Bouygues Telecom et Free s’étaient peu auparavant prononcés à l’unisson pour une nouvelle fiscalité numérique, en déplorant que des géants mondiaux les concurrencent sur les mêmes marchés « en échappant totalement à l’arsenal fiscal et réglementaire ».
La création de valeur est multiforme et transnationale sur Internet
C’était dit. Et les acteurs visés, sans être nommés, étaient bien identifiables. Les opérateurs souhaitent donc que les fournisseurs de contenus participent notamment au financement de la création. Ils pointent ainsi du doigt en particulier la fiscalité des grands acteurs de l’Internet, dits Over the top, qui ne participent pas à ce financement et assument une fiscalité très allégée des revenus retirés de leurs activités commerciales en Europe. Bien plus, les opérateurs remettent véritablement en cause le business model historique d’Internet et la place qui leur est réservée.
Business model remis en cause ?
Le business model de l’Internet est grossièrement celui d’un marché biface, composé d’une part d’une face contenus et services, et d’autre part d’une face utilisateurs-internautes. Ces deux faces sont a priori économiquement découplées, les internautes rémunérant en fait les opérateurs d’infrastructures pour pouvoir accéder aux contenus. Il y a donc un phénomène de subvention croisée, les opérateurs d’infrastructures pouvant vendre l’accès à des contenus et services qu’ils n’ont pas à produire et les fournisseurs de contenus et services pouvant distribuer les contenus sans en assumer l’acheminement.
Un modèle unique
L’absence de relation économique caractérisée entre infrastructures et contenus (quoique remise en cause par l’évolution de l’interconnexion) a mis de facto tous les fournisseurs de contenus et services sur un pied d’égalité potentiel dans leur capacité à accéder au marché, c’est-à-dire aux internautes sans discrimination. C’est ce modèle qui a assuré jusqu’à présent le formidable développement du réseau, son foisonnement de contenus et de services innovants. C’est également ce modèle qui a encouragé l’équipement massif des internautes en box et services triple play.
Aujourd’hui, les opérateurs d’infrastructures constatent un tassement de leurs revenus de bande passante dans les pays industrialisés et dans le même temps un essor continu de la création de valeur sur le réseau qu’ils administrent par les fournisseurs de contenus et services. Les opérateurs souhaitent donc remédier à cette situation selon deux axes stratégiques. Le premier consiste à développer leurs propres offres de services (musique, vidéo, etc.) sur le réseau, quitte à les intégrer de façon préférentielle au sein de leur offre généraliste. Le second axe consiste à remettre en question le business model historique d’Internet en proposant d’instaurer un Internet à péage, visant à monétiser aussi la seconde face (les fournisseurs de contenus) en leur demandant de payer pour accéder au réseau (outre les frais d’hébergement dont ils s’acquittent déjà). Ce deuxième axe s’est cristallisé autour des débats sur la neutralité du Net, car l’instauration d’un Internet à péage aurait créé de facto des phénomènes d’exclusivité et de discrimination sur le réseau. Les opérateurs n’ayant pu, à ce jour, modifier cette relation dans ce qu’elle a de plus visible, ils se sont résolus à transposer sur le terrain de la fiscalité le sujet du déséquilibre de revenus qu’ils dénoncent.
De la difficulté de taxer le numérique
La création de valeur est multiforme et transnationale sur Internet
Le caractère immatériel de l’économie numérique lui confère la possibilité d’être commercialisée de façon abstraite depuis n’importe quel territoire, avec une qualité de service constante. Il lui vaut aussi d’être assimilée à une prestation de service immatérielle, et donc de se voir appliquer une TVA en conséquence, et non celle qui s’applique aux biens culturels matériels comme le livre (avant la réforme du 1er janvier 2012). Son caractère transnational en découle et conduit les prestataires de services électroniques à localiser leurs plates-formes en fonction des contraintes fiscales et réglementaires appliquées.
Le dumping fiscal européen en cause
Actuellement, le taux de TVA applicable en Europe aux services électroniques (musique, vidéo, logiciels, etc.) est celui du pays de localisation du prestataire.
Comment taxer ?
A priori, l’économie numérique a vocation à être taxée comme les autres. Mais elle possède trois caractéristiques qui pourraient y contrevenir et rendent en tout cas son appréhension complexe : elle est immatérielle, transnationale et difficile à valoriser.
Si bien que de nombreux prestataires de services électroniques se sont installés, à l’instar d’Apple, au Luxembourg, qui pratique l’un des taux les plus bas d’Europe avec 15 % et n’applique qu’un taux de 3% sur la partie droit d’auteur (75% de la valeur). Concernant l’impôt sur les sociétés, de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer les niveaux d’imposition des géants du Web, avoisinant pour certains les 3 % seulement de leurs bénéfices. Ces cris d’orfraie laissent perplexe quand on sait que ces niveaux sont le résultat des mécanismes d’optimisation fiscale légaux, mis en place par les gouvernements eux-mêmes, et qui bénéficient également aux acteurs du CAC 40 qui ne se privent pas d’en user. En outre, le pays qui fait les frais de cette collecte d’impôts réduite est en réalité les États-Unis, pays d’origine des acteurs visés, contraint de voter des exonérations massives pour obtenir le rapatriement des capitaux de ses acteurs. Enfin, si ces acteurs ne paient pour ainsi dire pas d’impôts sur les sociétés en France, en dépit des bénéfices qu’ils y engrangent, c’est l’application mécanique des conventions fiscales qui ne permettent pas à l’État où le service est consommé de taxer. Là encore, c’est le défaut d’harmonisation fiscale européenne qui est en cause et qui fait que certains de nos voisins pratiquent un dumping préjudiciable aux finances publiques françaises.
L’inventivité française à l’oeuvre
Toujours est-il que la France s’est faite championne d’une fiscalité sectorielle vouée à préserver, à stimuler ou à corriger les évolutions économiques souhaitées. Ce fut bien entendu le cas pour préserver son exception culturelle.
200 millions d’euros
Ce serait le montant du manque à gagner en TVA pour les économies européennes du fait de l’installation au Luxembourg de grands acteurs du Web. Une situation qui devrait connaître un terme car, à partir de 2015, la TVA sera progressivement appliquée et collectée dans le pays preneur du service.
Selon l’étude comparative des systèmes fiscaux dans le domaine de la culture réalisée par le cabinet Ernst & Young, la France arrive en tête, de très loin, avec 14 taxes de nature culturelle et 48 mesures fiscales incitatives. Il n’y avait donc pas de raison que la distorsion que vit notre économie numérique y échappe. D’aucuns échafaudent alors des dispositifs censés remédier à cette situation, tel « l’octroi numérique ». Le Conseil national du numérique s’est également penché sur la question, proposant la création d’un établissement stable virtuel. Une proposition qui laisse perplexe Me Franck Le Mentec : « Pourquoi ne pas dénoncer unilatéralement les conventions fiscales si elles nous déplaisent ? Ça s’est déjà vu entre le Danemark et la France en 2008. »
L’enjeu de notre projet européen
Faire de notre projet européen le héraut de notre exception culturelle
Aujourd’hui mis à mal par les conséquences de la mondialisation, le modèle fiscal français ne peut plus se penser de façon autonome. L’économie numérique ne peut échapper à cette exigence, soulignant même, à l’instar de la finance, nos incohérences et inconsistances de façon éclatante. L’élaboration de taxes sectorielles, plus ou moins alambiquées, n’est ici qu’un autre symptôme du même mal : notre difficulté à assurer la pérennité de notre modèle dans un contexte mondialisé.
En voulant soutenir à tout prix les économies de rentes de nos acteurs historiques, nous empêchons la nouvelle génération innovante d’éclore. En stigmatisant les acteurs mondiaux qui profitent de l’inconsistance de notre projet européen, nous manquons une nouvelle occasion de le réformer et d’en faire non pas le garant, mais le héraut de notre exception culturelle
« Taxe Google »
Défendue en 2010 par le sénateur Philippe Marini, cette taxe improprement dénommée visait d’une part à remédier à la distorsion avec le secteur des médias traditionnels dont les activités publicitaires sont spécifiquement taxées, et d’autre part à imposer les revenus tirés des activités de publicité en ligne par les grands acteurs du Web. Il s’agissait de taxer les annonceurs, et non pas les régies, pour plus de simplicité de collecte. Il est apparu rapidement que seuls les annonceurs disposant d’un établissement stable en France s’en acquitteraient et que, concernant les acteurs du Web, seuls les acteurs français risquaient d’être pénalisés. Une taxe qui générait d’importants risques de délocalisation d’activité et corrélativement une perte importante de recettes de TVA pour l’État français, et donc une perte de recettes plus importantes que ce qu’elle rapporterait.